Félicia/IV/07

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 255-257).
Quatrième partie


CHAPITRE VII


Où je recule un peu sur mes pas.


J’avais envie de dérober à mes lecteurs la connaissance d’une aventure qui m’humilia beaucoup dans le temps. C’était pour cela que j’avais tâché de détourner leur attention en les occupant de la pauvre Sylvina ; et parvenue enfin à l’époque des malheurs de celle-ci, je me trouvais au delà des événements dont je me proposais de ne point rendre compte ; mais j’ai trop de bonne foi pour persister plus longtemps dans le dessein de faire cette petite tromperie, et je préviens les questions embarrassantes qu’on pourrait me faire au sujet d’un vide dont on s’apercevrait aisément.

J’ai dit que milord Kinston, pendant son règne, exigeait que nous fissions de nos moments une chaîne continuelle de plaisirs. Notre inclination nous portant à ne point le désobliger à cet égard, nous ne manquâmes pas de paraître avec le plus grand éclat, pendant le carnaval, aux bals publics et particuliers.

J’étais, une nuit, à celui de l’Opéra, habillée en sultane, magnifiquement vêtue et couverte de diamants. J’avais ôté mon masque et je donnais le bras à milord Kinston. Pendant que nous nous promenions, Sylvina tenait compagnie dans une loge au pauvre comte qui avait bien voulu nous sacrifier cette nuit, quoique veiller fût une des choses que le médecin lui avait le plus sévèrement défendues. Les masques, attroupés autour de moi, me disaient les choses les plus galantes, les plus flatteuses pour amour-propre ; je les savourais avec délices, mais je ne voulais pas paraître y prendre part, lors même que l’on piquait ma curiosité par des propos qui prouvaient que l’on était de ma connaissance.

Cependant, certain domino noir parvint, à force de me suivre, de m’agacer, de me citer des particularités qui remontaient un peu loin, ce masque, dis-je, réussit enfin à m’intriguer. Il parlait avec agrément : il montrait, outre de l’esprit et de l’usage du monde, des sentiments pour moi qui tenaient beaucoup de la passion. Il témoignait de grands regrets : « il avait eu des espérances, il n’en avait plus ; il me voyait souvent, je ne le voyais jamais ; il pensait à moi jour et nuit, et peut-être y avait-il un siècle que je ne m’étais occupée de lui. » J’écoutais, je cherchais à deviner qui pouvait être ce cavalier si bien au fait d’une infinité de choses qui me concernaient. Milord Kinston s’amusait beaucoup de notre conversation. Tiraillé par plusieurs de ces femmes, qui ont toujours quelque chose à dire aux Anglais opulents, il en avait congédié brusquement une demi-douzaine pour n’être point distrait d’entendre les folies de mon domino noir. Cependant à son tour intrigué par une femme d’une taille distinguée, qui s’obstinait à l’agacer, milord demanda la permission de la suivre un moment, et me laissa sous la garde du masque amoureux qui fit éclater sa joie dans les transports les plus passionnés.

Bientôt ma curiosité devint excessive. Le feu de mon aimable conducteur animait ses discours, se communiquait à mes sens et faisait des progrès d’autant plus rapides que personne ne m’ayant encore paru digne de remplacer le beau d’Aiglemont qui me négligeait depuis quelque temps, j’étais alors, sans y penser, de la plus grande sagesse. J’éprouvais donc une charmante tentation, je prêtais mille qualités au nouvel objet de mon caprice, je n’étais plus maîtresse de mon imagination. L’impression devenait de plus en plus profonde et j’avais du dépit de sentir que ma physionomie, trop ponctuelle à exprimer les moindres mouvements de mon âme, devait me trahir aux yeux de mon pressant agresseur, tandis que le masque le mettait à l’abri de rien perdre de ses avantages. La foule nous gênait également, nous en sortîmes, et placés à l’écart, notre entretien devint encore plus intéressant. Je ne voyais pas le visage de mon causeur. Il refusait opiniâtrement de se démasquer, s’excusant sur une laideur qu’il disait capable de m’effrayer, mais tirait avantage d’une jambe bien tournée et d’assez belles mains, dont une était ornée d’un gros brillant.

Je n’y tenais plus : le feu de mon visage, quelques monosyllabes… cet air distrait, que caractérise si bien la violence des désirs, annonçaient à mon cher masque combien il avait su me plaire et qu’il pouvait devenir encore plus heureux. Il n’hésita pas à m’en proposer les moyens. — Que risqué-je à l’abri de ce masque ? dit-il, en se rendant aussi familier que le lieu pouvait le permettre. Que risqué-je ? si vous me refusez, je suis honteux, et vous ignorerez à qui vous avez fait un affront… que l’excès de la passion me rendrait mille fois plus sensible ; mais si je suis assez fortuné… Ah ! belle Félicia !… quittons cette salle !… Osez. — Comment, vous n’y pensez pas ! avec qui ?… Cruel ! vous exigez de moi cet excès de complaisance et vous me refusez… Je ne puis… Où voulez-vous donc ?… Non, je demeure… Vous m’entraînez !… Voilà le comble de l’extravagance. — Nous sortions.

Il me dit bien bas, en descendant, qu’au lieu de nous servir de mon carrosse ou du sien, je ferais bien de m’esquiver furtivement dans une brouette, qui me conduirait jusqu’à la première place de voitures, et que de là nous nous rendrions chez lui. Il fallait que j’eusse perdu la tête : je consentis à tout, ou plutôt je n’eus pas la présence d’esprit de m’opposer à rien.