Félicia/IV/21

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 291-293).
Quatrième partie


CHAPITRE XXI


Suite et conclusion des grands événements arrivés à Thérèse.


Thérèse violée, abandonnée de ses esprits, ou ne croyant pas nécessaire de rien disputer au vainqueur, gisait palpitante de frayeur et de plaisir. La facilité d’une seconde jouissance mit l’effronté militaire en humeur de lui faire une seconde insulte ; mais ce fut alors qu’elle poussa le ressentiment au point que non seulement elle n’avertit plus le drôle, comme elle avait eu la bonté de le faire la première fois, mais qu’au contraire, elle se prêta de tout son cœur à l’empoisonner et se donna toute l’action qui pouvait contribuer à bien inoculer au débauché le venin dangereux qu’il osait braver. « Tiens, scélérat, disait-elle en le mordant avec fureur, tu t’en souviendras longtemps, je te jure… va… bon courage… tiens, tu l’as voulu… Eh bien !… tiens… tiens, si tu ne l’as pas… »

Le bruit effrayant de la décharge que firent les gens de Sydney frappa dans ce beau moment les organes distraits du couple heureux. Leur second impromptu d’amour venait de se consommer. Le soldat se débattait pour s’échapper des bras de son empoisonneuse, qui, moitié frayeur, moitié tempérament, le pressait fortement contre son sein. Cependant les coups de pistolet et les cris des blessés signifiaient que nous avions reçu du secours, et que l’affaire était des plus sérieuses ; le soldat de Thérèse, saisi subitement de cette pusillanimité à laquelle on est assez ordinairement sujet après un combat amoureux, s’enfuit à travers le bois, au lieu de rejoindre ses camarades. Dès lors son parti fut pris. Il n’alla plus au régiment, et prenant une route détournée, il courut se cacher chez des parents qu’il avait dans un village éloigné d’une demi-journée du lieu de la catastrophe.

Les bonnes gens, à qui le jeune homme confia qu’il se trouvait malheureusement compromis dans une affaire où il y avait eu du monde de tué (il s’en doutait ; d’ailleurs, peu de jours après, le bruit de cette bagarre devint public), notre soldat, dis-je, ayant intéressé ses parents, obtint qu’ils sollicitassent en sa faveur auprès de son père. Celui-ci était un homme ferme, qui n’avait pas pris en bonne part que le polisson eût mis la main sur une somme et se fût fait soldat après l’avoir dissipée ; c’était bien pis lorsqu’il se trouvait englobé dans une affaire criminelle. Cependant ce bourgeois, qui était un fermier assez protégé, sacrifia de l’argent, accommoda les affaires de son fils, et obtint son congé.

Pendant que tout se négociait, l’infortuné jeune homme voyait croître de jour en jour un vilain mal qui se déclarait à la fois sous toutes les formes possibles. Les papiers attendus ne furent pas plus tôt arrivés que, craignant les effets d’un nouveau ressentiment de la part de son père, il repartit et vint à Paris : Bicêtre fut son refuge. Il se soumit à la barbare charité qu’on y exerce envers les malheureux que Vénus a trompés ; il eut le bonheur de soutenir le traitement et de guérir. Convalescent, il avait fait connaissance avec le Saint-Jean du vieux président, venu dans le même lieu, pour la même cause, dérivant de la même source. Les nouveaux amis, sortis ensemble du cruel purgatoire, s’étaient répandus. Saint-Jean, retourné chez ses maîtres et les ayant quelquefois suivis chez moi, s’était quelquefois faufilé avec mes laquais. Bientôt il fut assez lié pour pouvoir présenter un ami. M. Le Franc, c’était le nom du sien, fut amené et reconnu de Thérèse, qu’il ne retrouva pas sans en ressentir lui-même une joie très vive, il était resté à ces deux êtres une bonne opinion réciproque, qui faisait que, malgré ce qui s’était passé, ils se voulaient au fond de l’âme une sorte de bien. Le Franc se rappelait que la belle Thérèse avait mis beaucoup d’honnêteté dans ses procédés et que, d’après ce qu’elle lui avait dit, il n’eût tenu qu’à lui d’être moins imprudent. Elle lui avait paru d’ailleurs une excellente jouissance, et en faveur du plaisir incomparable qu’il avait goûté dans les bras de cette lubrique soubrette, il lui pardonnait généreusement de l’avoir si mal accommodé. Thérèse, de son côté, se rappelait certaine vigueur, certaine manière de faire les choses… Les esprits ainsi disposés, la première rencontre décida de leur sympathie : ils devinrent éperdument amoureux l’un de l’autre et s’arrangèrent au mieux. Depuis que je vivais moi-même avec le marquis, Thérèse favorisait très régulièrement M. Le Franc, Un jour leur bon génie leur inspira de prendre de moitié un terne sec d’un louis à la loterie de l’École militaire ; le billet réussit et fit leur fortune. Peu de temps après, le couple amoureux s’unit tout de bon par le nœud solide du mariage. Ce fut alors que Le Franc, qui était un assez bon plaisant, nous conta dans le plus grand détail son aventure du bois, dont Thérèse, amie de la vérité, ne contredit pas la moindre circonstance.