Félicia/IV/23

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 297-299).
Quatrième partie


CHAPITRE XXIII


Conversation intéressante.


Bientôt les esprits furent plus calmes. Zéila, retrouvant son fils et son amant, renaissait. On voyait reparaître sur son adorable physionomie la douceur qui en était le caractère très naturel. Le ton civil de milord, l’amitié, la considération qu’il nous témoignait l’assuraient assez que nous n’étions pas de viles créatures. Autant elle avait pris à tâche de nous humilier, autant elle s’appliquait à nous flatter, à se concilier notre attention.

On prit du thé : milord Sydney conservait cette habitude. Mme de Kerlandec restait avec nous. Milord avait mille éclaircissements à lui demander, mille questions à lui faire ; il répétait souvent à Zéila qu’elle pouvait s’expliquer librement devant nous, qu’il nous accordait toute sa confiance et que nous étions incapables d’abuser des secrets que leur entretien pourrait nous découvrir. Cependant, les femmes étant naturellement dissimulées et Mme de Kerlandec devant peut-être à ses malheurs d’être plus défiante qu’une autre, elle s’expliquait avec contrainte. Sydney venait difficilement à bout de lui arracher ce qu’il désirait savoir ; il s’agissait principalement des détails relatifs au temps qui s’était écoulé entre le combat avec Robert à Paris et l’affaire de Bordeaux, où M. de Kerlandec avait trouvé la mort ; Zéila ne paraissait pas conserver de cet époux un souvenir bien cher. Il avait été plus amoureux qu’aimable, il n’eût pas été regretté s’il eût péri sous des coups portés par une autre main. L’obstacle que sir Sydney avait apporté lui-même à une réunion autrefois si désirée paraissait insurmontable selon les préjugés reçus. Ce point délicat fut agité. — Ma chère Zéila, disait milord, je prends à témoin ces dames de la constance du vœu que j’avais fait de vous aimer toujours et de me conserver pour vous ; mais je me crus, je l’avoue, effacé de votre souvenir. Je préférais de craindre ce malheur à craindre que vous n’existiez plus. Votre silence… — Sydney ! pouvais-je imaginer moi-même qu’après votre combat avec ce forcené de Robert, que vous deviez soupçonner de n’avoir pas osé vous disputer ma conquête, sans avoir quelques droits… — Non, Zéila, je ne vous soupçonnais point. Je n’accusais de ce malheur que mon étoile funeste, je vous respectai. — Mon père me confina dans le fond de la basse Bretagne. Vous savez en quel état j’étais alors : nos malheurs furent fatals à l’enfant que je portais. Il était sans vie quand je le mis au monde. Mon beau-père m’ayant ensuite gardée à vue jusqu’à sa mort, comment aurais-je pu vous donner de mes nouvelles, quand même bravant les préjugés les plus forts… — Eh ! cruelle, lorsque vous épousâtes ce tigre, qui s’était fait à vos yeux un jouet de ma vie, songeâtes-vous à les respecter ces préjugés fanatiques ?… — J’en rougis, Sydney… Mais… Vous avez été cruellement vengé. — Ah ! si du moins le sort eût laissé vivre le fruit infortuné de nos premières amours ? Ce lien puissant et antérieur à de vains obstacles… Que vois-je, Zéila ? vos yeux se mouillent… votre embarras… Ciel ! quel nouvel aveu va me déchirer le cœur ou me transporter de joie ? Zéila, quelque chose d’intéressant vous presse !… n’hésitez plus. — Sydney ! — Ma chère Zéila ! — Je vous trompai dans ce temps, quand je vous assurai que notre fille ne vivait plus. — Dieu ! quelle heureuse espérance ! elle vit ! en quel lieu ? — Modérez une joie que le même instant va détruire. J’avais allaité pendant la traversée ma fille, heureusement douée d’une constitution robuste ; mais M. de Kerlandec, toujours cruel, m’en priva dès que nous fûmes débarqués, et bientôt après il essaya de me persuader que la petite était morte à la campagne, chez d’honnêtes laboureurs qui s’en étaient chargés. Cependant le refus de me nommer ces villageois et le lieu qu’ils habitaient me fit douter que le rapport de mon mari fût véritable. Je m’informai soigneusement auprès des domestiques et les gagnai par des présents. Un seul avait connaissance du sort de ma fille ; il voulut bien m’en éclaircir, à condition que je me contenterais de ce qu’il croirait pouvoir me confier et que je n’exigerais rien de plus. Je promis, je jurai. Il m’apprit que cette chère enfant avait été transférée, par lui-même, dans un hôpital d’orphelins sans aveu, mais il me fut impossible de lui faire nommer l’endroit. Cependant il me tranquillisa beaucoup en réassurant que, soit qu’il continuât de servir chez moi, soit qu’il changeât de condition, il aurait soin de me donner, au moins une fois l’année, des nouvelles de ma fille, qu’il ne perdrait point de vue. En effet, aussi exact à sa parole envers moi qu’envers M. de Kerlandec, qui lui avait fait jurer un secret inviolable sur le séjour qu’habitait mon enfant, il m’en donna des nouvelles pendant douze années consécutives. Depuis ce temps, je n’ai plus su ce qu’était devenu mon homme. Cependant, milord, quand je vous retrouvai, je pouvais encore supposer que notre fille existait ; mais épouse de M. de Kerlandec encore vivant…