Félicien Mallefille (Th. Gautier, 1868)
FÉLICIEN MALLEFILLE
À ceux-ci les chemins de fleurs, à ceux-là les chemins de ronces. Celui de Mallefille fut âpre et rude,
et il le gravit avec un invincible courage, l’œil toujours levé vers les hautes cimes, sans tenir compte
des pierres, des épines ou des précipices. Nul n’a
porté la mauvaise fortune avec plus de grandesse et
de fierté espagnole. C’était un vrai hidalgo de lettres.
Sa tête fine et maigre, au nez busqué, aux cheveux
déjà argentés sur les tempes, avait un caractère héroïque et rappelait celle de Miguel Cervantes de Saavedra. Nous ne voulons pas exagérer le talent de
Félicien Mallefille parce qu’il est mort. Son ambition fut plus haute que son vol. C’était un aigle sans
doute, et qui avait toujours l’œil fixé sur le soleil,
mais son essor était parfois inégal, pénible ; il manquait quelques plumes à cette grande aile fiévreusement palpitante. La nature les lui avait-elle refusées ou avaient-elles été coupées par quelque balle
jalouse, tandis qu’il cherchait sa route vers l’idéal ? On ne sait. Les Infants de Lara, Glenarvon, le Cœur
et la Dot, les Mères repenties, les Sceptiques, les
Mémoires de Don Juan, témoignent d’une pensée
élevée, forte et poétique, que trahit parfois une
exécution rebelle, mais la volonté du beau et du
bien est partout. Le travail opiniâtre avec son huile
et sa lime sont trop apparents à de certains endroits,
mais les morceaux venus à bien ont l’éclat, la solidité et la trempe de l’acier. On peut aller au combat
de l’idée avec ces bonnes lames de Tolède, brillantes, bien à la main, qui ont le fil et l’étincelle,
et sont en même temps des joyaux et des armes.
Mallefille avait guerroyé dans cette grande armée
romantique de 1830, dont les rangs, hélas ! s’éclaircissent de jour en jour. S’il n’a pas commandé en
chef, c’était un officier brillant et hardi ; il a tenu
haut son enseigne pendant la bataille, et, le combat
fini, il ne l’a pas abaissée. Quel que soit le talent
qu’il ait montré, l’impression qui reste de Félicien
Mallefille, c’est qu’il était plus grand que son
œuvre.
- (Moniteur, 30 novembre 1868.)