Félicien Mallefille (Th. Gautier, 1868)

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 172-173).






FÉLICIEN MALLEFILLE


NÉ EN 1813. — MORT EN 1868




À ceux-ci les chemins de fleurs, à ceux-là les chemins de ronces. Celui de Mallefille fut âpre et rude, et il le gravit avec un invincible courage, l’œil toujours levé vers les hautes cimes, sans tenir compte des pierres, des épines ou des précipices. Nul n’a porté la mauvaise fortune avec plus de grandesse et de fierté espagnole. C’était un vrai hidalgo de lettres. Sa tête fine et maigre, au nez busqué, aux cheveux déjà argentés sur les tempes, avait un caractère héroïque et rappelait celle de Miguel Cervantes de Saavedra. Nous ne voulons pas exagérer le talent de Félicien Mallefille parce qu’il est mort. Son ambition fut plus haute que son vol. C’était un aigle sans doute, et qui avait toujours l’œil fixé sur le soleil, mais son essor était parfois inégal, pénible ; il manquait quelques plumes à cette grande aile fiévreusement palpitante. La nature les lui avait-elle refusées ou avaient-elles été coupées par quelque balle jalouse, tandis qu’il cherchait sa route vers l’idéal ? On ne sait. Les Infants de Lara, Glenarvon, le Cœur et la Dot, les Mères repenties, les Sceptiques, les Mémoires de Don Juan, témoignent d’une pensée élevée, forte et poétique, que trahit parfois une exécution rebelle, mais la volonté du beau et du bien est partout. Le travail opiniâtre avec son huile et sa lime sont trop apparents à de certains endroits, mais les morceaux venus à bien ont l’éclat, la solidité et la trempe de l’acier. On peut aller au combat de l’idée avec ces bonnes lames de Tolède, brillantes, bien à la main, qui ont le fil et l’étincelle, et sont en même temps des joyaux et des armes. Mallefille avait guerroyé dans cette grande armée romantique de 1830, dont les rangs, hélas ! s’éclaircissent de jour en jour. S’il n’a pas commandé en chef, c’était un officier brillant et hardi ; il a tenu haut son enseigne pendant la bataille, et, le combat fini, il ne l’a pas abaissée. Quel que soit le talent qu’il ait montré, l’impression qui reste de Félicien Mallefille, c’est qu’il était plus grand que son œuvre.

(Moniteur, 30 novembre 1868.)