Félicien Rops, l’homme et l’artiste/VII

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VII


Toute une part initiale de l’art de Rops se conforma au génie pittoresque et archaïque de l’écrivain. On leur croirait, à ce moment, des origines communes ; les analogies retentissent de l’un à l’autre : c’est un art fraternel qu’ils font à deux et où seulement ils se servent d’outils différents. Ensemble, ils sont bien là deux expressions de l’âme wallon-flamande ; leur œuvre s’apparie dans un accent d’art populaire, avec un pareil sens de la race et de la vie dans le temps. Tous deux façonnent leur substance d’art et d’humanité à grands plans rudes, matériels et puissants.

C’est la période où le Rops galant des Cythères, le manieur de femmes et le chiffonneur de falbalas de plus tard, s’en tient à des aspects simplistes de vieilles estampes, comme taillées dans le bois et qui ont bien le style carré, massif et creusé des imagiers du Nord. Le Bon buveur, le Pendu, le Seigneur de Lumey, qu’il fait pour la Légende, s’écartent tout à fait, en leurs tailles hachées, droites et sévères, sans veloutés d’ombre, des lithographies antérieures et proposent une manière soudaine, concise, abrégée et forte, comme la synthèse de l’art où va se chercher un grand artiste. Elle prit si fort De Coster qu’il ajouta à son texte un passage pour justifier le Pendu que lui apportait Rops et qui, d’abord, n’eut pas d’attribution.

Mais, bien que ce ne soit encore qu’une étape, quel travail avant d’en arriver là ! Il a remisé ses crayons et dépouillé la virtuosité chatoyante qu’il en tirait, comme une forme qui n’intéresse plus son mobile esprit, épris de solutions nouvelles. La pointe d’acier, souple, rapide, frémissante l’induit en l’espoir d’un art spirituel et délié, moins chargé de matière. Il ne perd rien de ses étonnantes adresses manuelles au surplus. Sitôt qu’il s’est mis au cuivre, il retrouve la verve, l’aisance et le caprice qu’il avait sur la pierre : l’accent seul, en passant du grain de celle-ci à la plaque lisse, a changé.

Il faut retenir à cette date l’imprévu qu’il met dans la Femme au boléro, la Vieille au bonnet blanc, la Femme au miroir et cette noire Soutkin d’une âme ardente et tragique.

Dans les trois suggestives eaux-fortes qu’il fait pour les Légendes flamandes de De Coster, il s’amuse à des jeux de tailles maillées, tricotées, régrédillées et où, tout de suite, triomphe la plus diligente main-d’œuvre. Comme pris un peu du vertige de cet art qui va lui livrer un monde, il gratte, il taille, il brode, il guilloche, il cisèle, et n’a jamais fini de tout couvrir, menu, ingénieux et puissant, révélant des effets qu’ignorait encore la gravure. Il y a là, évidemment, un peu trop de tout, mais de ce trop-là se fait la décantation des grandes œuvres définitives.

Sa vie, à cette époque, se partage entre Namur et Bruxelles ; mais il fait tirer ses planches à Paris. Paris surtout l’attire : il y a des amitiés illustres ;


La femme à la fourrure, assise.



il y connaîtra bientôt des éditeurs. Il se rend compte que, pour son art, Paris seul existe. « Ce qu’on fait à Bruxelles ne compte pas, en tant que réputation européenne, écrit-il. Personne ne connaît Baron, à peine Verwée, Dubois n’existe pas, on ne sait qui c’est. Il en est de même pour Meunier et les autres. » Mais le mariage lui a créé des obligations de famille : sa maison et son atelier sont toujours en Belgique.

Quand Dubois, De Groux, Constantin Meunier viennent le voir, on porte ses cuivres près de la fenêtre, on consulte l’épreuve toute fraîche. De Coster, lui, emballé à son habitude, souffle dans sa moustache et jette des mots brefs, de sa voix un peu sourde. Tous sont pris par ce don d’art qui d’emblée trouve ce que d’autres mettent des ans à chercher. Rops seul voit plus loin et se refuse à l’éloge : il leur parle d’un art plein, sonore, charnu, velouté et qui soit mieux que de la simple égratignure. Il voudrait de la simplicité, de la largeur et de l’effet. Même le Buveur et le Pendu, dans leur sobre linéarité expressive et concrète, ne lui suffisent plus. Dieu sait pourtant si la grimace burlesque du mort et la trogne abrupte du vivant, avec leur caractère sabré de vieille estampe tout d’une pièce, émerveillèrent le temps ! C’est en 1858, chez Hetzel, que paraissent les Légendes flamandes ; en 1861, pour les Contes brabançons (Michel Lévy), il fait deux dessins, les Masques et le Christus, gravés sur bois par Brown. Cinq ans après, en 1867, sous l’estampille Lacroix Verboeckhoven et Cie, sort enfin le grand livre que tout le monde attendait, la fameuse Légende d’Ulenspiegel.

Il mène l’existence multiple et dispersée d’un bourgeois riche et d’un artiste enfiévré. Il bat la montagne et la plaine : il chasse le gibier, il canote, il gratte ses cuivres. On conjecture une période à la fois studieuse et dispersée où il se débrouille, où il est déjà maître et où il perfectionne son nouveau métier. Il est oisif et laborieux, prodigue de son talent, de sa vie, de son or et de tout. Il est de tous les sports ; il est de toutes les parties et il est de tous les arts. Il a des muscles, de la force et son génie le travaille. À Namur il regrette Paris, comme à Paris, il regrette sa Meuse et son gig « Brunette ». En 1867, il est président du Club nautique de Sambre-et-Meuse qu’il avait fondé et il représente les rameurs belges au jury de Paris. Sept gigs à quatre rameurs étaient en ligne, tous français contre un belge. Dès le premier virage, les Namurois prennent la tête et la gardent jusqu’à l’arrivée. Hurrah ! Victoire ! Délire ! On vit alors ceci : le peintre Armand Dandoy, un géant et l’un des vainqueurs de l’équipe, s’avance vers le jury, portant dans sa paume, à bras tendu, Élysée Thiry, le barreur de « Brunette ».

Rops toutefois n’était qu’un dilettante de l’aviron : pendant l’entraînement il lui arrivait de tenir la barre, mais, comme il était namurois et craqueur, il s’oubliait parfois à « en conter une bonne », ce qui faisait lever les avirons. Un jour, grâce à ses démarches, le Club devint le « Royal club » et lui-même, sous ce titre, avec la devise : Luctor emergo, dessina la carte que portèrent les membres.


Planche des tziganes.



Du reste il s’intéresse à tout : en 1862, il s’amuse à une illustration pour le Suarsurksiorpok de Sylvan Rambler, un livre d’ami, un traité assez spécial des mœurs de la bécasse. Il fait des dessins dans le Journal des Haras d’Ernest Parent pour « apprendre à dessiner des chevaux ».

Il s’est mis au frontispice des Épaves : il a trouvé l’autruche symbolique avalant des pierres, « Virtus durissima coquit ». Ensemble, le soir, par les rues du vieux Bruxelles, de la Montagne de la cour à la Montagne aux herbes potagères, avec Baudelaire, Asselineau, Glatigny et Poulet-Malassis (Coco mal perché), on déambulait, marchant à petits pas pour épargner le poète des Fleurs du Mal, torturé par ses bottines vernies, trop serrantes. Baudelaire alors déjà avait donné cette fameuse conférence sur Théophile Gautier qui s’acheva devant les banquettes vides du Cercle artistique de la Grand’Place ; il parlait d’une voix lente et pompeuse dans le silence de la ville, tôt couchée après la fermeture des boutiques. Arthur Stevens, le frère d’Alfred et de Joseph, l’un des plus délicats et des plus inépuisables causeurs que la Belgique ait eus, lui donnait la réplique. Nul ne s’entendait à exprimer, dans une forme plus lapidaire, les vérités essentielles de l’art. Comme il était très grand, il marchait en se courbant un peu, les moustaches en faucille, d’un rythme élégant de beau cavalier. Il aimait parler de sa correspondance avec des personnalités illustres : il demeura jusqu’au bout le visiteur et l’ami assidus du ministre Van Praet, cet homme d’État à la fois illustre et obscur et qui ressemblait si fort à Léopold Ier, qu’on le disait son frère. Aucun ne se doutait que les jours de Baudelaire étaient comptés.

Cependant il étouffe, ce petit-fils d’Espagnols et de Hongrois (la légende !), dans sa vie à l’étroit : il rêve de « briser d’un coup de tête la martingale des conventions avec lesquelles les sociétés civilisées tiennent en bride les natures primitives ». Et c’est un grand cri : « partir pour vivre enfin sa vie dans la fièvre du mouvement, au son des fanfares hongroises » !…

Il ne partira pas pour le steppe où l’ancêtre Boleslaw, dans un flot de crinières qui s’emmêlaient à ses brandebourgs d’or, lançait son étalon. C’est la part de la littérature et du roman dans ce cerveau imaginatif qui, si naturellement, vécut l’illusion de la vie. Son steppe à lui, sera le trottoir de Paris : mais celui-là, pour un chasseur de proies humaines comme il est, propose une bien autre aventure que la grande plaine nue où cavalcadèrent ses songes chimériques. Alfred Delvau justement requiert sa présence pour illustrer d’un frontispice les Cafés et cabarets de Paris.

C’est à ce moment qu’il prend vraiment contact avec le monstre. Il pourra dire alors qu’il n’a été jusque-là que l’être fragmentaire et conforme, « sérié parmi les individus normaux ». Ce qu’il ne dit pas, lui qui avait peu le goût des phrases trop personnelles, c’est qu’il se sent devenir à son tour un des monstres de cette humanité supérieure qui pencha, par-dessus la prodigieuse cuve de toutes les passions du monde, la vision hagarde et lucide d’un Balzac et d’un Baudelaire. Il se bande les reins et d’un cœur héroïque se lance dans la fournaise ; mais pour être après eux le visionnaire qui plonge aux vertiges d’un Paris, il lui faut tout résigner, l’honnête paix et jusqu’aux sécurités de la vie.

Qui peut dire que ce grand « humain » alors ne fut pas tenté de considérer au loin, par-dessus les feux et les fumées, la douceur des choses laissées en arrière ? En tous cas, il ne sut point se détacher tout de suite ; des fibres profondes longtemps demeurèrent nouées à ce passé familial, heureux et sûr, qui était une mère, une femme, un fils.

Ce ne furent là toutefois que les mouvements de la vie par lesquels il continuait à ressembler à tous les hommes quand déjà il s’en était séparé par les volitions impérieuses de son humanité intellectuelle. Le pacte diabolique, il l’avait signé avec son sang ; comme un autre Faust, il avait, en entrant dans Paris, vendu son âme au diable. Et comme pour tous les Faust de la légende, ce fut une nouvelle jeunesse d’art qui, avec la bouche empoisonnée et les yeux terribles de la fille d’amour, le reçut sur les marges de son futur royaume.


Les Cousines de la Colonelle



La rencontre fut émouvante et décisive ; elle eut le caractère des passions éternelles ; il se sentit pris, magnétisé, lié par la puissance d’un sortilège. À un critique, en 1871, il dit son profond étonnement quand il se trouva face à face avec « ce produit formidablement étrange qui s’appelle une fille parisienne. M.  Prudhomme, rencontrant au coin du boulevard la Vénus hottentote en costume national, serait moins ébahi que je ne l’ai été devant cet incroyable composé de carton, de taffetas, de nerfs et de poudre de riz. Aussi comme je les aime ! » Cependant le vieil amour pour les belles filles de sa race, il ne le répudiera jamais. Son sang doucement entre en folie en songeant à elles et c’est alors cette clameur lyrique qu’il profère : « Je dessinerais avec le même bonheur les yeux maquillés des Parisiennes et la chair bénie et plantureuse de mes sœurs de Flandre… De l’alliance de l’Espagne et de la Flandre est né l’un des plus beaux produits humains. Rubens le savait bien, lui ! Elles sont belles, simples, ardentes : elles ont une simplicité de mouvement d’une grandeur épique ; elles vous font venir à la pensée les paroles de Barbey d’Aurevilly : « L’épique est possible dans tous les sujets, soit qu’il chante le combat à coups de bâton du bouvier dans un cabaret, ou la rêverie d’une buandière battant son linge au bord du lavoir ! Et cela, sans avoir besoin de l’histoire, quand ce bouvier inconnu ne serait pas le Rob-Roy de Walter Scott et cette buandière ignorée, la Nausicaa du vieil Homère ! »

À un autre il dit : « J’ai fureté dans les boudoirs étrangers pour y découvrir les finesses mystérieuses de la vie de Paris et le hasard des poses heureuses ». Par-dessus tout, il a l’entêtement de vouloir peindre les scènes et les types de son XIXe siècle… « L’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent, les intérêts mesquins ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l’instinct de la perversité, dont parle Edgar Poé, se lit en lettres majuscules ; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps. »

Un coin de la philosophie de son œuvre se découvre déjà à travers ces aspirations, en apparence contradictoires avec les badinages galants où il prodigua le billon de son grand art d’humanité violente. C’est, en attendant celui-ci, l’amusement d’un esprit qui n’a pas perdu le goût du rire et qui le retrouve dans les drôleries de l’amour. Il purge ce qui lui reste de sa vieille gauloiserie et l’apparente aux jolis dessinateurs grivois du XVIIIe siècle. Mais les chemises, en s’envolant, découvrent des bas que noue une jarretière toute moderne : ils sont bien de son siècle, ces petits péchés vivants aux mines délurées et que pressentit, sans les connaître, l’art des Boucher, des Fragonard, des Eisen et des Moreau. Aux bosquets d’Amathonte et de Paphos ont succédé le cinq à six de la garçonnière, le divan du cabinet particulier et le gros tapage libertin de la maison chaude. Ce ne sera, du reste, qu’un passage : de toutes ses puissances intérieures il tend à l’œuvre de demain, à celle où il apparaîtra le tragique évocateur de l’amour et de la mort, faces jumelles d’un même principe de vie et de désagrégation, où sur des lits et des claies de torture que connurent seulement les Japonais, il fera hurler l’éternelle damnation de la chair fourgonnée par l’impossible désir. Il y sera alors le suprême artiste satanique réalisant la notion catholique de la démence et de la perdition, avec un génie subtil et sardonique de théologien et d’inquisiteur.

Mais il faudra que son initiation se soit accomplie. Quand il aura vu dans la femme la Femelle préposée à la fin des règnes, l’ouvrière des Bas-Empires, l’artisane des ruses diaboliques accouplée à la mort, il en demeurera comme halluciné. Le fumet de ses aisselles dès lors l’affole et l’épouvante ; il lui vient l’âme hagarde et flagellée d’un réel adepte des Messes noires ; il bâtit l’autel d’airain et d’ébène où elle deviendra l’hostie vivante. J. K. Huysmans pourra dire de lui : « Avec une âme de Primitif à rebours, il accomplit l’œuvre inverse de Memling. » Il est, en effet, une espèce de mystique de la damnation.

Du reste, il n’y a pas de meilleur commentaire de l’œuvre de Rops que celui qu’il écrit lui-même, dans les petits papiers à la calligraphie serrée qu’il sème en tous sens et où il blute, au tamis de sa verve d’épistolier, un substantiel blé d’art et de vie. Aucune dissertation sur son œuvre ne vaudra jamais les feuillets étincelants de verve où il s’ausculte à mesure, se tâte le pouls, s’impose le cœur et mettant la plus spirituelle coquetterie à dérouter sur son compte ceux avec lesquels il correspond, semble surtout prendre connaissance de lui-même, inquiet toujours de ce qu’il va faire, tout bouillonnant d’idées et de sensations, l’esprit comme une vaste toile tendu aux quatre points cardinaux et où tisse l’araignée de sa pensée. Ce sera peut-être le dernier livre qu’on écrira sur lui, et ce livre, c’est lui-même qui l’aura fait.


Rosaire et Rosière.