Félicien Rops, l’homme et l’artiste/X

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X


Il y a dans l’Art flamand de M. Jules du Jardin, un discours charmant où Félicien Rops raconte ses débuts dans l’eau-forte. « Je faisais, dit-il, l’eau-forte tout seul en Belgique et cela m’ennuyait d’en faire mal. Devers 1862, je vins à Paris pour apprendre « mon art » avec l’homme ou avec les deux hommes qui ont le mieux compris l’eau-forte au XIXe siècle : Bracquemont et Jacquemart. Je travaillais chez Jacquemart qui venait de fonder la Société des Aquafortistes. Je publiais chez Cadart des planches aujourd’hui perdues ou effacées, mais qui m’attiraient, je crois, l’estime des artistes, puisqu’au bout de six mois, j’étais nommé membre du Comité de la société et qu’à la fin de l’année je remplaçais comme membre du jury le peintre graveur Daubigny. Cela n’était pas si mal pour un petit Belge, venu de Bruxelles, ne sachant pas égratigner un cuivre ! Des commandes et offres suivaient. J’avais un vrai succès (l’édition épuisée en six jours) avec les Cythères parisiennes et j’illustrais avec Courbet, Flameng et Thérond les Cafés et cabarets de Paris, de Delvau.

« Malheureusement pour moi, je reviens en Belgique où j’avais déjà publié les Légendes flamandes avec Charles de Coster. Ma bonne âme de Belge s’émeut de l’état piteux dans lequel se trouve la gravure en Belgique : je rêve toutes sortes de choses nobles, patriotiques et grotesques : la rénovation de l’eau-forte en Belgique, la création d’une Calcographie et je me fourre dans la tête de faire de cette petite Belgique, si bien placée entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne, un centre de publications comme Leipzig, ce qu’avaient rêvé aussi les éditeurs Schnée et Hetzel. Me voilà à l’œuvre et je commence le travail — énorme quand on connaît les dessous de la publication, de la Société internationale des Aquafortistes. »

On est en 1870 et c’est une page d’autobiographie : on y voit bien ce cerveau toujours en travail et qui comme une meule moud le grain du pain futur. Il y apparaît sous son double aspect d’artiste et d’homme d’action, avec une ardeur conquérante et juvénile qui correspond aux portraits du Rops d’alors, narrine moussante et croquée d’un retroussis passionné, yeux vifs, lèvres au pli frémissant. Par surcroît s’y dévoile un Rops émoustillé de patriotisme et qui devait rester belge jusqu’au bout, d’une âme de vrai fils qui, au rebours de tant d’autres presque honteux de la mère-patrie, jamais ne résigna la vieille tendresse pour la double contrée wallonne et flamande qui lui donna la vie et le génie.

Peut-être même ce fut là une des sensibilités profondes de son être. Lui qui eut tant à se plaindre d’un pays où les pouvoirs violemment l’ignorèrent et qui, dans un délire de pudibonderie sinistre, lui infligea le cautère du mépris public, n’eut jamais à son égard que des mots bienveillants et émus qui attestaient les attaches restées vivantes entre ses fleuves, ses monts, ses plaines, son fond de bonne humanité cordiale et lui-même.

Je me rappelle d’un matin de mai où, étant allé le voir à son atelier de la place Boieldieu, je fus accueilli par un empressement plus vif encore que de coutume. Il fit deux pas rapides vers moi et me prenant les mains, avec le tutoiement qu’il avait si vite pour tout le monde et qui, du moins, entre nous demeura jusqu’au bout le signe d’une loyale amitié :

— Tu viens de là-bas ? me dit-il. Tu m’apportes la bonne odeur de la terre où nous sommes nés tous deux ?

Une clarté jeune mouillait le ciel lilas à travers le lanterneau et sans desserrer les doigts, il la regardait couler dans l’air mat de la pièce.

— Vois-tu, reprit-il, c’est surtout par ces matins de renouveau que je pense à elle. (Il en parlait comme d’un rivage lointain un fils parle de la maman restée à l’attendre dans le silence de la maison.) Va, c’est bon d’avoir un pays, je t’assure ; ça vaut bien tout le reste.

Le reste ? Peut-être les joies d’art qu’il avait trouvées dans sa patrie d’élection et que sa vraie patrie lui avait refusées. Une seconde il rêva, l’œil parti, et puis, tournant le dos :

— Bah ! n’y pensons plus.

Je vis le bras nu sous la manche de la chemise retroussée se lever, d’un mouvement qui porta la main à la hauteur des paupières, et ce fut fini, nous ne parlâmes plus que d’eau-forte. Mais il avait suffi pour que d’un cœur à l’autre quelque chose entre nous eût passé, une de ces communions où, dans un bref instant de la durée, tient la petite part d’éternité qui nous vient du sentiment d’appartenir à la race antique d’un même coin du monde.

Je l’avais connu à Bruxelles : il y occupait alors, rue de la Loi, une assez grande maison près de la tranchée du chemin de fer : tout en haut, l’atelier, aux murs nus, s’ajourait sur une vaste perspective de banlieue. Le cercle de la famille s’était élargi pour faire place à la mère, une bonne dame simple et un peu effacée, qui discrètement gardait les paisibles habitudes de la province.

Je ne faisais encore que débuter dans la critique d’art et la différence


MATURITÉ.



d’âge qui régnait entre nous m’inspirait plutôt de la réserve vis-a-vis de cet aîné déjà éclatant. Mais sa cordialité bientôt me mit à l’aise : il avait un charme d’accueil auquel personne ne résistait. Nous parlâmes longuement de De Coster : je n’avais lu que fragmentairement la Légende d’Ulenspiegel. Spontanément il m’offrit l’unique exemplaire qu’il en possédait et qui est celui où, en relisant les merveilleuses pages de vie et d’humanité écrites par le grand écrivain, je crois revivre à la fois un vieux compagnonnage d’art et le grand cœur héroïque de la Flandre.

Qu’il me soit permis de m’attarder un instant sur ce souvenir puisqu’il m’est ainsi donné de rapprocher une suprême fois leurs noms et leurs esprits à une date où la mort ne les avait point encore matériellement séparés. Ce fut à peu près vers le même temps que je les approchai l’un et l’autre. Charles de Coster avait encore sa beauté ardente et mélancolique, bien que la maladie l’eût touché déjà. C’était un causeur tout d’élan et de trouvailles, avec un cœur candide, émerveillé, spontané et qui se livrait dès le premier abord. Il avait des habitudes simples, fières et pauvres ; sa culture était vaste ; il avait fait du professorat, du journalisme, du théâtre ; un emploi qui l’institua paléographe l’adjoignit aux Archives du royaume. Je le revois encore avec son joli air de cavalier à la Van Dyck, mais un peu pâle et tiré déjà sous sa moustache effilée, me disant entre deux quintes de toux :

— Je ne puis pas placer ma copie et j’ai le travail difficile. Si je n’avais pas mon cours à l’École de guerre, je ne saurais comment vivre.

C’était ce cours en effet, qui lui assurait le pain : il avait pourtant écrit l’un des plus beaux livres des littératures vivantes et comme dans un sarcophage, il gavait couché la vieille âme des Flandres. Sa vie avait été toute d’art, de songe, de piété filiale, d’abnégation et d’amour. Et voilà, une après-midi de mai qu’il pleuvait, on le descendit lui-même dans la fosse. Il nous sembla, au moment où s’enfonça la longue bière, que le génie de la race retournait à la terre. Là-bas, dans la plaine flamande, les moulins partout tournaient, les voiles s’enflaient au vent, le paysan rayait sa terre : personne n’eut l’air de s’apercevoir qu’il y avait un peu de l’âme d’un peuple qui était allé rejoindre les grands ancêtres.

« Est-ce qu’on enterre Uylenspiegel, l’esprit, et Nelle, le cœur de la mère Flandre ? » C’était la grande parole et comme le thème immortel du livre ; et comme pour lui donner raison, il arriva tout de même un jour, longtemps après, où proche de l’étang de l’ancien vallon ixellois, sous le saule qui l’avait vu rêver lui-même tout jeune homme, un pieux édifice, œuvre du sculpteur Samuel, en mêlant aux figures de grâce et de fierté de la Légende le médaillon de l’écrivain, associa ainsi l’homme et son œuvre à l’hommage reconnaissant de la patrie. Et je me souviens : les oiseaux chantaient dans le feuillage ; le soleil de juillet animait la pierre d’un frisson ; tous les petits enfants des écoles avec des palmes étaient venus, toute la vie de demain confondue avec celle qui était du présent ou du passé. On y vit l’ami fidèle : malade, touché déjà, Rops fut là de tout son cœur, de toute sa vie déclinante.