Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XII

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XII

En 1878, un bibliophile parisien, M. Noilly, avait eu la pensée de lui demander un ensemble de compositions d’après un plan fixé par lui-même. Cette fois, il s’agissait vraiment d’un long travail : celui-ci comportait cent dessins. Il en résulta une collaboration où M. Noilly lui communiquait ses idées, où l’artiste à mesure les réalisait sur le papier. On eut ainsi cette comédie au crayon qui est le Théâtre des Cent croquis. C’est la veine heureuse d’un inventeur qui s’amuse encore et fait l’école buissonnière en attendant de donner sa mesure entière. Tout y atteste de la grâce, de l’esprit et un art de composer qui resserre en des formats réduits des aspects de petits tableaux complets. Moines et novices, sorcières, petites femmes de boudoirs, nus égrillards, ribambelles d’amours y proposent d’aimables et licencieux sujets où se continue sa veine antérieure.

On le sent en plein épanouissement : il est joyeux de pouvoir travailler librement pour un ami de son art et de son talent. « Je ne tiens à produire que pour quelques personnes avec lesquelles je me sens en communion de pensées, qui ont les mêmes vues artistiques relativement à notre époque et à la modernité et qui jugent de la même façon les hommes, les femmes et les choses de notre temps… » C’est pour lui une occasion de penser à son Musset qui, à cette époque déjà, est sa « marotte ». Il offre de le faire pour M. Noilly avant de le proposer à Lemerre : il établit même les prix, deux cents francs par dessin à raison de quatre par mois. Il ajoute que ce sont là les conditions qui lui sont faites par un amateur de Londres, mais qu’il lui déplaît d’exporter Musset. La négociation le montra entendu en affaires, mais n’aboutit pas. Cent projets du reste, à mesure vont s’enterrer dans le cimetière de ses mort-nés. Il imagine des séries ; sa tête roule Pelion sur Ossa ; il nourrit l’idée d’un recueil d’Œuvres inutiles, qui un peu après se change en Œuvres inutiles ou nuisibles. Il en fait même les frontispices et naturellement, c’est toujours la femme qui en est la muse inspiratrice, dans sa nudité triomphante.

Peut-être les maîtres du nu, les modeleurs de l’argile primitive, en étant plus près de la créature initiale, sont plus près aussi du mystère éternel du monde. L’art, à mesure, en formulant le transitoire, vêtures, détails somptuaires, accessoires d’une époque, anecdotise, particularise et crée l’accidentel dans l’éternel, d’où pour chaque ère naît la modernité. Mais là, dans la forme génésique, il subit et exprime la loi permanente, toute fraîche encore de jeune immortalité. Rops cueillit la fleur féminine à ses origines.


Le médecin du couvent.



Un beau nu est un chef-d’œuvre de tous les temps, aussi bien chez Phidias, Michel-Ange et Rodin que chez Titien, Rubens et Rembrandt. Rops, en réalité, habilla si peu les siens qu’ils ne cessèrent presque pas d’être des nus. Il déshabilla la femme en paraissant l’habiller. Il lui donna ainsi son double accent constant et transitoire : il fut bien par là l’artiste de son époque et de toutes les époques.

Il prit la femme au point où la mit une longue succession de siècles, toujours plus rapprochée de ce sens de la beauté générale qui appartient aux races de haute culture et de fine sensibilité. Comme l’esprit, en se généralisant, finit par constituer chez les hommes d’un même temps une sorte d’air de famille, la femme, qui répond à l’appel mystérieux de l’impérieuse nécessité du bonheur chez l’être mâle, s’est, en quelque sorte, égalisée dans l’aspiration commune à la plénitude de ce bonheur. Rops, tout en lui départissant l’aspect cultuel sous lequel elle apparaît l’idole universelle à travers les âges, la marque, sous ses robes, du signe spécial de sa prédestination à la fin du XIXe siècle.

Cependant, qu’il l’ait voulu ou non, l’art de Rops, à bien le prendre, est généralisateur et synthétique plutôt que particulariste. Même en traçant une femme déterminée, c’est la Femme qu’il exprime avec ses sorcelleries éternelles et le rythme général qui s’adapte le mieux à son empire. La beauté qu’il lui prête l’apparente à la tradition, tout au moins la tradition du beau corps nu dans son style flexible et symétrique. Ses femmes sont de la grande famille, elles perpétuent les déesses de la peinture, et le corset tombé, elles apparaissent classiques, non par la conformité mais par le rite. Rops, en effet, par la science, la précision, la ligne concrète et simpliste, est un classique parmi les plus classiques. Il est moderne et antérieur : il est d’hier et de demain, peut-être plus encore qu’il n’est d’aujourd’hui. Il est resté passionné d’un certain beau déformé en son passage de la déesse à la lorette et qui est encore de la


LE MASSAGE.



beauté si on la compare à la laideur péjorative et au grand style populo d’un Lautrec, aux guenuches maigrichonnes et fripées de cet étonnant ironiste, Forain, aux petits nus blets, tripotés et canailles de Legrand et de Faivre.

Je crois qu’au fond, chez les vieux civilisés, toute décantation intellectuelle aboutit à cette nuance de classique qui est le sens même de la race, expérimenté par la durée. Mais toute chose, par un indice irrécusable, se révèle toujours de son temps et si le corps a des gestes éternels, le visage a des grimaces variables comme la cuisine ses fumets et qui les différencient du passé. Le masque, avec ses stigmates, avec la griffe et l’estampille de la vie, avec l’empreinte spéciale de l’animalité du siècle, voilà tout de même la part de la modernité dans le tréfond classique de Rops. Cachez-le, ce masque, en tirant jusqu’en haut le flot des jupes et mettant le corps à nu : c’est l’harmonie plastique païenne des Phryné et des Aspasie. Mais faites retomber les linons et les soies en sorte que le visage seul demeure visible et c’est alors, comme là-haut aux tours des cathédrales, la stryge des gargouilles, toute la bête d’une fois remontée au pli agressif d’une grimace maquillée de fille. Et cette fois, nous sommes bien chez nous, aux sources mêmes de notre morbide érotisme.

Nul artiste d’aucun temps n’exprima comme lui ce qui se pourrait appeler le mal vénérien des âmes si on ne craignait rechercher une ambiguïté un peu subtile. Au point de son œuvre où nous touchons, un pessimisme noir va l’emplir d’un sardonisme tragique. L’amour, sous le masque de la luxure et de la mort, y aura des traits spéciaux et définitifs. Il les manifestera avec la véhémence d’un homme que l’amour aurait lui-même mené aux portes du tombeau. La colère enflammée des ermites, la scolastique envenimée d’un théologien, le zèle sombre d’un inquisiteur torturant de la chair vive sur des grils semblent se confondre alors dans les accents terribles de la souffrance et de la perdition. L’acide bouillonne et mord le cuivre en profondeur comme un poison, comme le virus de l’amour. Il semble que l’émanation sulfurique qui s’en volatilise dût ressembler à la fumée d’un sortilège et sentir le roussi.

C’est qu’en effet c’est ici la cuisine du Diable lui-même avec les curreys et les poivres longs et toutes les épices des ragoûts les plus salacement condimentés. On est bien dans l’hôtellerie des péchés capitaux, avec ce péché plus gros qui est la folie de la chair pour la chair, et auquel prennent feu tous les autres. Sous le réchaud où mitonne la lubrique mixture, la braise pétille, attisée par la bouche invisible qui souffle du fond de l’ombre. Tout est imaginé pour fourgonner l’antique gourmandise du plaisir. La faim libertine est titillée et tantalisée par les excitants diligents du désir, de l’effroi et des damnables délectations.

L’Œuvre entier du grand artiste est ainsi dévolu aux Puissances maléfiques : il dégage une odeur de soufre et il est plein de vertiges. C’est sa grandeur et sa monstruosité de surplomber notre notion moderne de la décence et de la moralité. Il projette par-dessus ce temps la grande ombre aux cornes de bouc et aux pieds griffus, redoutée des âges. Il perpétue la conception théologique et médiévale du mauvais rôdeur des ténèbres. Mais en donnant à l’Esprit du


La naissance de Vénus.



mal la femme pour émissaire et pour complice, c’est elle, la velue et l’impure, qui assume le rituel de l’église maudite, chante les psaumes de la damnation et qui est elle-même l’autel. Vous allez voir, dans cette œuvre impie, blasphématoire et magnifique, la Tentation de saint Antoine (1878), s’accomplir le mystère qui, sur la croix de la mort de Jésus, l’étend, nue et ébrasée, appelant les races de son rire et prête à la farce du sacrifice, là même où le martyr tendit les bras à la rédemption des hommes.

La page est capitale : elle couronne les litanies du péché par une des plus sacrilèges parodies où aient sombré les dieux. Au stade final du calvaire elle oppose l’offrande orgiaque et l’agonie du plaisir ; par-dessus le sang séché du Christ pleut la sève rouge des baisers sadiques. C’est bien la liturgie des messes noires, ses rites obscènes et la dérision de la mort offerte en holocauste.

À la voir sous ce jour, la Tentation doit apparaître certes aux catholiques comme une profanation exécrable et celui qui la conçut comme une de ces âmes mornes, investies du pouvoir redoutable de la négation. Cependant Rops n’affecta jamais d’être un libre penseur dans les libertés de son génie : son diabolisme est bien plutôt un arrière-faix des casuistiques dont il fait le ragoût de ses recherches d’art ; il confine aux perversions catholiques, mais pour en extraire une plastique. En artiste à l’envergure immense et qui, d’un coup d’aile comme il n’y en eut guère avant lui, plonge au plus profond de l’abîme humain, il en tire l’essence de sa conception d’humanité. Il ne fut donc pas à proprement dire un négateur non plus qu’un blasphémateur : il avait gardé de sa première enfance la notion catholique du Bien et du Mal ; et peut-être, en généralisant, on pourrait dire que ce fut même la base de la philosophie de son art.

Il paraît vraisemblable qu’en cette terrible Tentation, comme il arrive chez tant de grands artistes en qui l’effet plastique, le concept linéiste et


Curiosité malsaine.



coloriste l’emportent sur l’idée pure, Félicien Rops pensa d’abord à grouper autour d’un beau nu une ordonnance mordante, satirique et contrastée. On en pourrait déduire alors cette finalité philosophique, le retour à la vie élémentaire et brute, chez les humanités à terme, manifesté par le triomphe du ventre, en opposition avec le principe sacré des religions. Le Christ à demi submergé déjà dans l’ombre vers laquelle il penche, apparaîtrait, en une telle conjecture, comme le règne du divin s’effaçant devant l’ironique prévalence de la matérialité et de l’instinct impur.

Rops généralement ne se charge pas de ses exégèses ; il lui suffit, à force de travail âpre et patient, en simplifiant à mesure et faisant tomber les parcelles négligeables de manière à ne garder que l’essentiel, de dégager un rythme, une émotion, un sens général de la vie. Il laisse volontiers ensuite aux autres la liberté de produire leurs gloses. Mais ici, il est précis : il semble s’inquiéter qu’on puisse se méprendre sur le secret de ses intentions, et en février 1878, à l’occasion de l’envoi de l’œuvre à Bruxelles, il écrit à son « cher vieux », comme il l’appelle, à l’ancien « enfant de chœur » de la chapelle aquafortiste, au bon peintre François Taelemans, resté son confident et son ami : « Le sujet est facile à comprendre ; le bon saint Antoine, poursuivi par les visions libidineuses, se précipite vers son prie-Dieu, mais pendant ce temps-là, Satan — un drôle de moine rouge — lui a fait une farce ; il lui a ôté son Christ de la croix et l’a remplacé par une belle fille, comme les diables qui se respectent en ont toujours sous la main. Tout cela au fond n’est qu’un prétexte à peindre d’après nature une belle fille qui nous faisait manger, il y a un an déjà ! des œufs à la tripe, à la mode de Touraine et qui, pour la première fois et après bien des instances a bien voulu poser pour son vieux Fely, comme la princesse Borghèse a posé pour Canova. Je n’ai changé que les cheveux… »

Il prie son « vieux Frantz » de s’occuper de placer la Tentation ; et alors il lui fait cette recommandation où il dit le fond de sa pensée, si avec lui on est jamais assuré de connaître sa pensée entière : « Surtout éloigne de la tête des gens toute idée d’attaque à la religion ou d’éroticité. Lorsque Goya fait enlever le Saint-Sacrement par Lucifer, il n’a pas plus d’idées antireligieuses que moi… » Tout un Rops prudent et avisé, donnant le coup de bêche au bon endroit, en paysan de Wallonie qu’il est un peu, apparaît là.

Cet extraordinaire Golgotha aristophanesque remua l’art : par comparaison à un tel étiage, l’esprit de la farce et de la caricature du temps fut soudain singulièrement abaissé. On commença sérieusement à parler du génie de Rops. Cependant cette révélation tentait, sans trouver tout de suite d’amateurs. On admirait, mais on avait peur. Ce qu’il y avait du diable en elle laissait craindre qu’il ne prît pied avec l’image dans la maison. Il fallut l’indépendance et la passion d’art d’Edmond Picard pour la remettre à sa place dans la libre acceptation du monde. Le grand avocat habitait alors ce fastueux hôtel de l’avenue de la Toison-d’Or que Paris connut aussi bien que Bruxelles même. Par les antichambres, les salons, le cabinet du maître se déroulait une moisson d’art où ce semeur d’idéal lui-même avait pris une part initiale et continue. Sitôt le seuil franchi, on était là au cœur même de la race et du pays, magnifiés par les beaux peintres et les grands sculpteurs de Flandre et de Wallonie. Ce fut certes la maison de Belgique où les novateurs et les séditieux, le plus continuement trouvèrent un réconfort : elle leur fut un foyer.

Picard, au surplus, n’avait pas attendu d’acquérir la Tentation pour témoigner à Félicien Rops son admiration fraternelle. Il posséda longtemps et peut-être bien un des premiers, un choix de ses eaux-fortes où ce grave esprit, parmi son grand labeur de jurisconsulte, cherchait une détente d’art et de beauté. L’artiste, par surcroît, était l’ami personnel de la maison : on aimait à y voir son air de joli homme aux narines spirituelles et frondeuses


Messe de Gnide.



comme un ligueur de la cour des Valois. Il s’y rencontrait avec Eugène Smits, Baron, Verwée, Van Camp, Sacré, les signataires des toiles accrochées un peu partout et qui, autour des tables chargées de vins rares, très à l’aise, comme des compagnons de qui l’on tolère les boutades un peu rudes, controversaient d’art ou dévidaient en joyeux récits leur bonne humeur de peintres.

Avec la Tentation, Rops fut là désormais comme à demeure chez lui. Je revois le soir où, sous les lampes, dans son cabinet, Edmond Picard lui-même, du geste cérémonieux dont on fait sauter le fermoir d’un évangéliaire, découvrit pour moi la glorieuse peinture. Elle occupait le fond d’une sorte de petit meuble, pareil aux légers et pieux autels portatifs du XVe siècle. Un double vantail imitait la fermeture d’un triptyque et se refermait au moyen d’une serrure délicate dont jalousement, et peut-être aussi pour dérober à des yeux profanes la beauté secrète de l’œuvre, le possesseur du trésor gardait la clef.

La Tentation, sous la haute clarté égale, m’apparut. Ce fut, comme marquée au signet qu’y eût mis le Malin en personne, la page d’un missel écarlate que, dans l’odeur de soufre de sa cellule, avec de corrosives et mortelles blandices, eût peinte un très vieux moine, lui-même tenté par les sorcelleries de la femme, les fibres réticulées sur les chevalets du désir et du remords. Je l’ignorais encore et elle était soudain devant mes yeux comme un joyau noir, noir sous la toison rousse de la pécheresse et le capuce enflammé du Mephisto, de tout son noir d’œuvre impie, trempée en des bénitiers d’encre.

Elle nous révéla un Rops nouveau, mixturant comme par le passé le tragique et le bouffon, mais par surcroît, comme dans le chaudron des sorcières de Macbeth, faisant cuire à la fois toutes les herbes de la Saint-Jean du péché d’hérétisme et de luxure. Pour le surplus ce n’était plus de l’eau-forte, non plus que du dessin pur, si ce n’était pas tout à fait de la couleur oléagineuse. Un esprit peintre, comme l’était Rops, devait subir, lui aussi, sa tentation de saint Antoine, mais d’un saint Antoine de la belle couleur maniée d’une volupté de péché. Ce furent des blondeurs de pastel sur des dessous légers de crayon, des matités de gouache et d’aquarelle s’égalant presque à la fraîcheur d’une miniature et, au total, l’illusion d’un espalier de roses vives, gouttes du sang divin transfiguré et devenu, aux bras de la croix, le sang et le rire de la chair en folie. Quand plus tard il fera sa Crucifiée, basse des reins et comme une grande chauve-souris, déployant de toute la largeur du patibulaire les ailes d’une mantille, il lui donnera une force souple et ramassée, mais dénuée de la glorieuse plastique de sa Madeleine irrepentie de la Tentation.

De là-bas cependant, de ce Paris de toutes les tentations de l’art, de la gloire et de la vie, Rops ne demeurait point sourd aux sirènes de la contrée natale. Chaque année il arrivait, vers l’automne, demander au fleuve et à la montagne une trêve aux agitations de la vie parisienne. Il y retrouvait sa jeunesse, le souvenir des compagnies joyeuses et son vieil amour charmé de peintre-paysan pour le grand air de Meuse qu’il aimait entre tous. Le sac au dos et le bâton à la main, il s’en revenait alors, du pas de sa quarantaine, par les routes aimées qui le menaient à la Lesse. C’était chaque fois le beau départ, le départ heureux comme d’un Jason cinglant vers un mirage de Colchides. Aussitôt atterri, il portait la main à son cœur et le sentant battre sous ses doigts comme aux heures jeunes, il pouvait s’illusionner de l’espoir que la vieillesse ne viendrait jamais.


Les adieux d’Auteuil.