Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XX

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XX

On ne peut dire que ses types de femmes soient très nombreux : des modèles lui en fournirent les traits essentiels ; mais il les achevait d’après le modèle qu’il portait en lui-même. Comme la plupart des artistes absolus, il ne copiait pas la nature et lui demandait plutôt des indications qu’il rapportait au type idéal et idiosyncrasique. « La nature, disait-il, ne donne jamais de modèle complet. Les déesses furent des parties de belles femmes rapportées et juxtaposées : il n’existe ni une Vénus ni une Victoire. C’est un article que le bon Dieu ne tient pas. Le génie d’un grand artiste seul peut en mettre sur pied le détail en prenant à celle-ci ses reins et sa gorge, à celle-là ses bras et ses jambes et en rassemblant le tout d’après un dessin logique et harmonieux. »

Et ce qu’il disait, il le faisait pour lui-même. Il retira un jour du tiroir de sa table une suite de dessins poussés, représentant des seins, des jambes, des bouts de nuques et une merveilleuse petite main gantée tenant un éventail. « Tu vois, me dit-il en riant, je suis Jack l’éventreur : je coupe des femmes en morceaux. » Quelquefois aussi, c’étaient des griffonnis sur le cuivre, petites pointes sèches déliées comme des fils de lin et desquelles se levait en abrégé le trésor des multiples beautés de l’être sexuel. Un protoplasme d’art dormait là en réserve pour des constructions d’images. Comme sa mémoire était prodigieuse, il savait toujours où trouver les éléments dont il avait besoin pour se repérer. Il en obtenait la cohérence par de patients ajustages et des soudures qui lui prenaient souvent des semaines. Le caractère, le jeu de l’arabesque, l’intensité de l’expression surtout le requéraient. Il lui eût été impossible, au surplus, de mettre d’aplomb, au moyen de ce dessin en parafe qu’ont les jolies mains faciles, « une petite femme à la Grévin », comme il le disait lui-même.

Rops constamment visa à la simplification et par là à ce style large qui, chez lui, s’accommodait si étonnamment du chiffonné et de l’animation de la vie moderne. Il utilisait, pour y atteindre, un procédé qui fut aussi celui de Puvis de Chavannes. Par-dessus les linéaments brouillés de la notation initiale, il posait un papier calque où il resserrait et massait la forme essentielle ; puis ce calque à son tour était décalqué. Il lui arrivait de recommencer ainsi plusieurs fois jusqu’à ce que le dessin, sorti enfin de ses limbes successifs, eût l’adéquation souhaitée. Ce n’est qu’après ces graduelles poussées qu’il opérait enfin le report sur le cuivre ou le papier. Tandis que pétillait la braise intérieure, attisée de génie et de folie, la main, comme en une parade d’escrime, demeurait calme, pointant l’outil et fouillant le point vulnérable par où la nature à la longue se rendait.

Le nombre des préparations de Rops fut infini ; elles s’amoncelaient dans ses portefeuilles et ses tiroirs en attendant l’heure d’être reprises. Parfois l’heure n’arrivait que dix ans après : il les retirait alors des petites « morgues » où elles étaient restées ensevelies, les mettait au calque avec la pensée de les utiliser, en obtenait la grâce d’un trait ou l’esprit d’un contour qui à tout autre eût paru négligeable.

Pendant les sept dernières années de sa vie, on peut dire qu’il vécut surtout sur ce fond. Ce fut comme une épargne qui se trouva à point pour


Croquis.



aider à la veine ralentie. Dujardin ou Evely s’employait à obtenir d’après l’original un bon photo sur un cuivre préparé. L’artiste ensuite procédait comme pour l’eau-forte, prolongeant ou précipitant le bain, et à chaque épreuve comme pour des états, retouchant, nourrissant, grattant, mettant des accents de crayon, de pastel, de gouache, comme il l’entendait. Rien de plus savoureux comme cuisine : on avait ainsi le mordant à la fois de la gravure et l’onction du morceau peint, avec des effrités de crayon, des gras de touche, des encres d’empâtement, des porosités de couleur à l’huile et tout le feu triomphant des deux métiers réunis. « Pourquoi me donner un mal inutile, puisque le procédé me fournit mes dessous et qu’ensuite c’est moi qui donne à la planche sa vie définitive ? » C’était sa réponse quand on exprimait devant lui le regret qu’il ne fît plus d’eau-forte pure.

Rops, qui avait été l’ouvrier magnifique de sa renaissance, sembla vouloir l’entraîner avec lui dans sa propre disparition prochaine. De toute manière, il la laissa mutilée, frappée au cœur, et presque méconnaissable, sous les altérations que devait lui faire subir un art mitigé d’industrie. Le doigté léger, la fleur d’improvisation firent place à des aspects estompés de fusain, à des approximations onctueuses de peinture en pleine pâte. Mais Rops ne fut-il pas toujours un peintre, qui seulement avait changé de métier, et ce qu’on perdit avec l’aquafortiste des vives, claires et nerveuses morsures de sa manière première, ne le regagna-t-on pas avec cette modalité nouvelle qui créait un genre et fut tout un art sous une pareille main ?