Félix Gaiffe.

La bibliothèque libre.


FÉLIX GAIFFE


Quel sort ennemi s’acharne donc sur notre infortuné groupement ? Après Auguste Rondel, voici que nous est ravi l’un des plus dévoués parmi les ouvriers de la première heure Félix Gaiffe vient de succomber en pleine maturité, j’allais écrire en pleine jeunesse.

Car il fut de ces privilégiés qui savent garder intactes la vigueur et la fraîche souplesse de leur intelligence. Tel je le revois, en juillet dernier, quand nous nous séparâmes en nous disant, hélas Au mois d’octobre », tel je le revois aussi, dans mes souvenirs d’il y a trente ans, lorsqu’il professait

au Lycée de Besançon, et que les hasards de la vie universitaire nous firent rencontrer. Même curiosité accueillante pour tous les efforts, pour toutes les tentatives, prudentes ou téméraires même désir de comprendre tous les esprits, quelque éloignés qu’ils fussent du sien. Derrière une bonhomie un peu narquoise d’observateur qui n’est point dupe, il y avait, chez ce grand laborieux, un fonds inépuisable de sympathie pour le travail des autres.

Aussi quel guide, quel entraîneur incomparable Les jeunes gens, de tous pays, qu’il réunissait à ses conférences du mercredi à l’École Normale, pourront dire avec quel soin il guidait, il soutenait leurs efforts. Inutile d’ajouter que, depuis longtemps, il déplorait, dans ce domaine de l’histoire théâtrale, la dispersion des travailleurs, l’absence de tout moyen de liaison et d’entr’aide. Dès qu’il fut question de tenter quelque chose, il approuva chaleureusement, et depuis, il ne cessa de travailler au développement de notre Société, à la diffusion de son bulletin. La dernière lettre que je reçus de lui, à la fin de juillet, m’annonçait une adhésion qu’il nous avait conquise en Roumanie.

Car il s’était fait à l’étranger une réputation, justifiée, de causeur charmant il représentait l’érudition française avec une simple et séduisante bonne grâce cet infatigable liseur était le moins livresque des hommes. Son secret ? Il nous l’a livré à la fin de son livre sur Le Rire et /a Scène f rançaise, dans une formule qui lui tenait à cœur et qu’il a reprise dans un article écrit pour notre second numéro il aimait le théâtre parce qu’il aimait la vie. Il n’était point de ceux qui bornent l’univers aux rayons de leur bibliothèque, et ne sauraient juger que sur l’imprimé, ce cadavre. Lorsque certains de ses étudiants lui proposèrent, il y a quelques mois, de ressusciter quelques œuvrettes curieuses du XVH ! ~ siècle, au lieu de se borner à les lire, je fus témoin de la joie profonde qu’il en éprouva.

Son enseignement, ses travaux, ont bien révélé la même tournure d’esprit une œuvre était d’abord à ses yeux un épisode au milieu d’une existence on sait avec quelle verve il a conté sur une documentation scrupuleusement critiquée cette page de roman vécu la représentation du Mariage de Figaro. Déjà sa thèse sur Le Drame au .Y~Y/7~ siècle, parue en 1910, retraçait l’histoire d’un goût, d’une mode, qui n’inspira guère d’œuvres remarquables, mais qui reste un fait d’humanité vivante, et c’était pour lui l'essentiel. J'hésite à risquer une comparaison qu'il eût, je le crains, raillée, et pourtant, n'est-ce point à la curiosité du biologiste qu’on pense, lorsque, dans Le Rire et la Scène française, il se propose d'étudier «ce phénomène mystérieux qu'est la triple collaboration de l’auteur, des interprètes et du public dans l’éclosion de l’œuvre théâtrale » ?

Et comme il répugnait à concevoir deux méthodes cri- tiques différentes, l’une pour les productions d'autrefois, l’autre pour celles d'aujourd'hui, il voyait sans nul déplaisir la curiosité de ses élèves se tourner vers le passé le plus récent, aux confins mêmes de l'actualité. Nul « modernisme » ne l’effrayait, ne le trouvait hostile de parti pris, et comme critique bien moins encore que dans sa chaire de Sorbonne. Aussi, le préjugé de certains contre le critique universitaire — rétrograde, paraît-il, par définition — l'agaçait un peu, et il lui arriva de le faire comprendre, avec une courtoisie humoristique, où l'amertume, cependant, se laissait deviner. De fait, nul plus que lui n'avait le droit de protester contre l'injustice d’une conception qui commence à dater. Il est vrai qu'il n'éprouvait guère d’indulgence pour le «vieux-neuf », et d’aucuns furent sans doute peu satisfaits d’un juge trop perspicace et d’un érudit trop informé.

En Félix Gaiffe, la Société des Historiens du Théâtre perd un de ses artisans les plus actifs, un de ses guides les plus sûrs. On lira ci-dessous l’érudite et amusante communication qu'il fit au dernier Congrès des Sociétés Savantes ; qui donc alors aurait pu croire que tant de verve et de savoir allaient nous être enlevés si tôt ? Tous, ses vieux amis, ses compagnons de travail, ses disciples d'hier, nous nous inclinons devant la douleur de sa veuve et de ses enfants avec une respectueuse sympathie, avec, nous aussi, ce chagrin devant la place vide, ce chagrin renouvelé toutes les fois qu’il nous sera donné de sentir de quel secours pouvaient nous être encore son dévouement, sa finesse, la droiture de son amitié, toutes ses qualités d’honnête homme, au sens « vieille France M de ce mot.

M. F.