Fénelon avant le préceptorat du Duc de Bourgogne

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Fénelon avant le préceptorat du Duc de Bourgogne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 280-308).
FÉNELON
AVANT LE
PRÉCEPTORAT DU DUC DE BOURGOGNE


Maurice Masson, Fénelon et Madame Guyon ; Hachette. — L’abbé Bertrand, Lettres choisies de M. Tronson ; Lecoffre. — Eugène Griselle, Bourdaloue ; Beauchesne. — Delacroix, Études d’histoire et de psychologie du mysticisme ; Alcan.


Le XIXe siècle a manqué d’indulgence pouf Fénelon : Fénelon avait à se défendre contre Bossuet et Saint-Simon, contre la condamnation des Maximes des Saints, contre l’admiration du XVIIIe siècle. Il gardait pourtant des fidèles ; mais ils se taisaient et leur admiration était un culte secret. Or, maintenant, ils osent parler. Ils espèrent que le XXe siècle sera plus équitable. De fait, les érudits viennent à leur secours. Tous les documens nouveaux qu’on produit révèlent des raisons sérieuses d’aimer Fénelon ; tous, ils le justifient de quelque grief trop complaisamment écouté. M. l’abbé Urbain, M. l’abbé Griselle, puis, incidemment, le regretté abbé Bertrand, l’auteur de la Bibliothèque Sulpicienne, enfin, sans parler d’un plaidoyer chaleureux de M. l’abbé Cagnac ni des excellentes analyses de M. Delacroix, une publication magistrale de M. Maurice Masson nous montrent un Fénelon qui déconcerte parfois les jugemens tout faits (étant plus complexe encore qu’on ne le croyait), mais qui ne déçoit jamais la sympathie. « Vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, dit Montaigne, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et, suivant cette image, vont rangeant et interprétant toutes les actions d’un personnage ; et, s’ils ne les peuvent assez tordre, les vont renvoyant à dissimulation. Qui en jugerait en détail et distinctement pièce à pièce, rencontrerait plus souvent à dire vrai. » Nisard et plusieurs autres, jusqu’au savant M. Crouslé, se sont « opiniâtres » à former de Fénelon cette « solide contexture ; » et, naturellement, ils ont « renvoyé à dissimulation » les actions « qu’ils ne pouvaient assez tordre. » Grâces soient rendues, et mille fois, aux érudits qui nous obligent à « en juger en détail et distinctement pièce à pièce ! »

Le Fénelon qui apparaît à travers ces découvertes de l’érudition, quelque grand peintre d’histoire, quelque poète en donnera un jour le portrait. En attendant, et avec moins d’ambition, essayons une esquisse de Fénelon, et encore une esquisse au temps où Fénelon était un simple abbé, non sans amis ni sans génie, mais sans charge, sans fortune et sans notoriété. Menons ce récit jusqu’au jour où Fénelon s’abandonne sans plus résister à l’ascendant de Mme Guyon, — mais pas plus loin.

Voici donc, jusqu’au préceptorat du Duc de Bourgogne et avant l’évêché de Cambrai ; voici avant les controverses du Quiétisme, les plans du gouvernement et les tables de Chaulnes, avant les grandes espérances, les luttes et les chagrins, voici, dans son naturel, l’abbé de Fénelon.


I

Il est né d’une race particulièrement ingénieuse et distinguée. C’est un Périgourdin, et de la vallée de la Dordogne. Dernier enfant d’un second mariage, il était le fils tard-venu du comte Pons de Salignac de La Mothe-Fénelon et de Louise de La Cropte de Saint-Abre. Son père était vieux ; sa mère était jeune, pieuse, et belle probablement. C’étaient encore des seigneurs d’importance, arrière-neveux de prélats et d’ambassadeurs. Leur château, le château de Sainte-Mondane, dans une position magnifique, a gardé aujourd’hui un air dominateur, un air de puissance. Les murs formidables montent jusqu’à la hauteur d’un premier étage, sans une ouverture. On accède par un pont-levis dans de grandes salles où un goût délicat a réuni des meubles anciens, tels sans doute qu’il y en avait au XVIIe siècle. De là l’horizon se développe, en arrière, sur le Quercy aux collines couvertes de chênes. Au Nord, le regard se repose sur la Dordogne et sur les escarpemens du Causse.

L’état de fortune du seigneur Pons de Salignac de La Mothe-Fénelon était devenu bien médiocre. L’inventaire fait à sa mort nous rapporte, par exemple, qu’il y avait au château un carrosse, deux attelages et des chevaux de selle : seulement le premier attelage est vieux, l’un des chevaux en est aveugle. Quant à l’autre attelage (des jumens cette fois), l’une des jumens est « épaulée, » l’autre « éborgnée, » toutes deux hors d’âge ! Je ne parle pas des chevaux de selle. L’argenterie (bassin, « eyguières, » écuelles, coupe et soucoupe, vinaigrette, douze « cueillères, » huit fourchettes, cinq flambeaux divers) pèse en tout trente-huit marcs deux onces. Les tapisseries, les housses, les rideaux des lits, tout est usé et quelquefois « fort usé. » Les meubles sont souvent « rompus. » C’est un luxe qui a vieilli. On y est attaché pourtant par les souvenirs, par la noblesse des souvenirs et par le cœur. Toute sa vie, même dans le palais de Cambrai, Fénelon tournera les yeux vers sa « pauvre Ithaque et les Pénates gothiques de ses pères. » Sa pauvre Ithaque est plus douce à ses yeux et plus touchante que les richesses et les splendeurs un peu trop neuves du siècle.

Et, d’ailleurs, est-il un pays plus attachant que son pays natal ? La vallée de la Dordogne, depuis Saint-Cyprien jusqu’à Carennac, est une merveille de beauté, de variété et d’art. D’un tournant à l’autre, l’aspect change : torrent, « rochers affreux, » puis « riantes prairies, » « îles bordées de tilleuls et de hauts peupliers, » toutes les beautés s’y trouvent. Mais le trait singulier de ce paysage, c’est l’air qu’il a d’être une œuvre taillée aux proportions humaines. Ces montagnes, en dix minutes, vous en avez atteint les sommets, qui « sont des campagnes. » Ces rochers remplis d’horreur n’épouvantent que les yeux, les châteaux s’y campent, les villages s’y accotent. Ces lieux sont justement un cadre. Ils valent par leur beauté et ils font valoir la beauté des choses. Ils enseignent à qui saura le comprendre que l’univers est l’œuvre d’un Dieu aimable et bon qui a pensé aux hommes. Fénelon, tout enfant, se promenait souvent avec un domestique vieux et un peu brutal (était-ce le sommelier Antoine Lazare ? était-ce le cocher Guilhen Contré ? était-ce, qui sait ? le « précepteur des enfans du second lit, » le sieur Ménéschié ?) ; méditatif déjà, pénétré par l’optimisme du pays natal, de tous ses yeux, de toute son âme, il recueille les traits du « paysage fénelonien. »


Mais le paysage fénelonien n’est pas la Dordogne toute crue. L’art et la littérature ont, en même temps que la nature, formé l’imagination de Fénelon.

On croirait que l’hellénisme doit revivre dans les pays qui rappellent la Grèce, dans la Provence par exemple, si sèche, si nette avec son extraordinaire lumière, dans la Provence de la Maison Carrée. Pas du tout. Dans la brumeuse Bretagne, au contraire, Renan tout enfant souhaite de passer sa vie à lire l’Odyssée au bord de la mer. De même au XVIIe siècle dans l’Angoumois, le Poitou et le Périgord, il y a des gens qui aiment le grec par la pente naturelle de leur esprit. Et ce qu’ils préfèrent, ce n’est plus, comme au siècle précédent, Plutarque : c’est ce qu’il y a dans l’hellénisme de plus élevé, de moins artificiel, et de plus harmonieux, et de plus spontané : Homère et Platon.

Fénelon a respiré en naissant cet amour pour la Grèce, et cet amour particulier pour Homère et pour Platon ; et beaucoup plus que les autres écrivains illustres de son temps. Oui, Racine enfant apprenait par cœur Théagène et Chariclée ; homme fait, il admirait Sophocle et il s’inspirait d’Euripide : mais c’est l’art en ce qu’il a de plus savant, de plus réfléchi et de plus serré, en ce qu’il a aussi de plus moderne et de plus troublant, qui plaît à Racine. La Fontaine seul a compris les Grecs comme Fénelon ; mais il a toujours été très écrivain. Fénelon, lui, n’a jamais eu d’arrière-pensée. Il aime les Grecs tels qu’ils sont et pour eux-mêmes ; il a déjà ce sentiment dont s’enivreront la philologie et le romantisme allemand, que le génie grec n’est pas réflexion, mais instinct, sensation, pensée naïve. Fénelon est naturellement grec, et, chaque fois qu’il revoit la Dordogne, il voit aussi, derrière elle, la grotte de Calypso.

Ajoutons un dernier trait, d’ailleurs commun en ce siècle : la piété. Mais c’est une religion riante et belle que la religion de Fénelon. Tout enfant, guéri d’une grave maladie, il fut conduit par sa mère au sanctuaire de Notre-Dame de Rocamadour. Inoubliable pèlerinage qu’il dut refaire bien souvent. De Sainte-Mondane à Rocamadour le sentier abrupt escaladait les pentes rocailleuses et traversait d’arides plateaux pour tomber brusquement sur le gouffre : dans le fond, à une profondeur vertigineuse, est une rivière d’où l’antique ermitage de Zachée, avec les chapelles, les couvens bastionnés et les chemins tortueux, grimpe à la roche verticale, jusqu’au sommet. Ce que la nature a de plus pittoresque s’y associe avec des légendes poétiques. Voilà sous quel aspect la piété s’est présentée à Fénelon. Il y a plus : il était destiné par sa famille à la cléricature. Si la piété lui était déjà une discipline intérieure, le caractère sacré du prêtre allait s’y ajouter, comme une dignité et comme une sauvegarde.

Tant d’élémens nous semblent disparates, mais ils ne sont pas venus l’un après l’autre dans la personnalité de Fénelon. Ils y ont pénétré d’une marche insensible, tous à la fois, en se mêlant et en se confondant. Et puis Fénelon n’a jamais rien eu de l’humeur janséniste, qui est esprit de division, de combat et de pénitence. Il ne concevait pas que la vocation cléricale dût l’opposer à lui-même. Au contraire, tous ses goûts en prendront, eux aussi, un caractère sacré : les vers d’Homère, en passant par sa bouche, deviendront chrétiens. Un moment il rêvera, pour tout arranger, d’être missionnaire et d’aller au martyre en passant par le Péloponèse : l’Itinéraire de Sarlat à Jérusalem !

D’ailleurs il n’avait pas à lutter contre ce « sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, » qui emporte les jeunes hommes. Sa santé était délicate, son sang léger et subtil. Une sorte de faiblesse sans souffrances trop vives, une sorte de langueur, mais des nerfs agiles, une sensibilité fine et toujours en éveil : voilà son tempérament. Il est un des hommes qui se sont le plus servis du mot « passionné ; » mais, si la passion est une emprise de l’idée fixe sur notre vie sensible, et si elle absorbe toutes les forces de la personnalité humaine dans une tension exclusive et continue, personne n’a été moins passionné que lui.

Tel était le jeune François de Salignac de La Mothe-Fénelon, lorsqu’il quitta le Quercy. C’était à peu près à l’âge où Jean-Jacques Rousseau, après l’éducation que l’on sait, et « avec un sang brûlant de sensualité, » quittait lui aussi son pays natal. Mais Jean-Jacques s’en allait chez Mme de Warens ; Fénelon partait pour Saint-Sulpice.


II

Avant d’entrer à Saint-Sulpice il était passé par l’Université de Cahors : piètre milieu ! Les élèves étaient obligés d’intenter des procès à leurs professeurs pour les contraindre à faire les cours. Les grades y étaient donnés Dieu sait comme ; et Fénelon, croit-on, y aurait obtenu avant d’en partir le bonnet de docteur en théologie : or il en serait parti vers l’âge de treize ans !

De là, étant venu à Paris, il refit ou acheva ses humanités au collège Du Plessis. Ce collège, restauré après la mort et par la générosité de Richelieu, était à la mode : les familles nobles y envoyaient leurs enfans. Fénelon y apprit le dernier ton et les manières du jour (si du moins il eut besoin de les apprendre). Il n’y resta pas longtemps. Son oncle, le marquis de Fénelon, avait d’autres vues sur lui.

Le marquis de Fénelon était un singulier personnage : soldat farouche, duelliste forcené, il avait été converti par M. Olier ; il avait renoncé aux duels, il était devenu l’ennemi des duels ; il s’était marié par piété comme Racine. Veuf à trente ans, avec un fils et une fille, il s’était voué à ses enfans et aux bonnes œuvres. Il était un des hommes du parti dévot ; la reine mère l’estimait, et la jeune cour le considérait comme un ambitieux, un intrigant, un hypocrite. En 1667, son fils étant parti pour Candie, il le suivit, le vit mourir, et rentra à Paris. Son affection se reporta sur son plus jeune neveu, qui arrivait du lointain Périgord. Et ce fut lui qui conduisit Fénelon à Saint-Sulpice et à M. Tronson.

Saint-Sulpice était déjà l’admirable maison où se forme le clergé français. La mort de M. Olier, son fondateur, n’était pas bien lointaine : par le souvenir, M. Olier était encore vivant. On avait comme présens les événemens de sa miraculeuse histoire : vertus héroïques, rencontres providentielles, communications d’âme à âme, intuitions surnaturelles. Mais maintenant, par-dessus le merveilleux et le poétique et l’ardeur passionnée de la piété, ce qui gouvernait Saint-Sulpice, c’était le bon sens fait homme : M. Tronson.

Un visage rond, un regard paternel avec un petit brin de malice ; un air tranquille, que relève un sourire cordial ; un front chauve, un triple menton ; quelque chose d’enfantin, j’allais dire de poupin, avec, au delà, je ne sais quoi de profond, d’arrêté qui indique la force et qui inspire le respect : ainsi se présente, tourmenté par la goutte, le troisième supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, M. Tronson.

M. Tronson avait une activité réglée, infatigable et universelle, qui embrassait tous les séminaires de France et du Canada régis par des Sulpiciens. Sa compétence descendait aux plus petits détails matériels ; elle ne dédaignait pas la cuisine ; elle ne dédaignait rien. Et non moins aisément elle s’appliquait aux plus graves affaires. M. Tronson était un vrai directeur d’âme et un maître des esprits. Ce qui agrandissait sa tâche, c’est qu’il devait, par profession et par vocation, conduire ainsi des hommes qui étaient eux-mêmes des prêtres et des conducteurs d’âmes. Sans coquetterie, sans style, sagement, posément, avec un ton de candeur, en distinguant bien les choses, un à un il donne ses avis dans ses lettres. Parfois il plaisante ; et même. Dieu lui pardonne, il fait des calembours. Parfois, il s’attriste ; jamais il ne se fâche. Surtout jamais il n’est hésitant ou fuyant. Il n’a jamais le ton d’un homme qui impose ses conseils ; il les impose pourtant, et ses conseils sont des ordres. Or ce qui transparaît dans toutes ses démarches, c’est la piété sans doute, mais c’est aussi le bon sens, un bon sens infaillible, M. Tronson n’est pas subtil, il est perspicace : il voit directement les situations et les gens comme ils sont. M. Tronson n’est pas profond, il est judicieux : il voit immédiatement la solution juste des difficultés qui se présentent. M. Tronson ne se laisse jamais éblouir ni duper : il a été l’adversaire déterminé du jansénisme et du quiétisme. M. Tronson a été l’invariable ami de Fénelon.

A peine entré à Saint-Sulpice, Fénelon écrivait à son oncle : « Quoique ma franchise et mon ouverture de cœur pour vous me semblent très parfaites, je vous avoue néanmoins, sans craindre que vous en soyez jaloux, que je suis bien plus ouvert à l’égard de M. Tronson, et que je ne saurais qu’avec peine vous faire confidence de l’union avec laquelle je suis avec lui. Assurément, monsieur, si vous voyiez les entretiens que nous avons ensemble, et la simplicité avec laquelle je lui fais connaître mon cœur, et avec laquelle il me fait connaître Dieu, vous ne reconnaîtriez pas votre ouvrage, et vous verriez que Dieu a mis la main d’une manière sensible au dessein dont vous n’aviez encore jeté que les fondemens... Ayez donc la bonté, s’il vous plait, de me donner vos ordres, car à présent que tout mon cœur et tout mon esprit est soumis, il ne faut plus de tous les sages ménagemens, et de toutes les réserves, par lesquelles vous m’avez autrefois conduit, si heureusement, sans que je pusse m’apercevoir où vous me meniez. »

Quel est donc ce dessein dont parle Fénelon ? Quel est ce but, auquel le menaient son oncle et son directeur ? Il ne s’agit sans doute pas de la profession ecclésiastique, arrêtée depuis longtemps déjà. Il s’agit plutôt de décider quelle sorte de prêtre sera Fénelon. Car il y avait alors, sans manquer à la vocation, au moins trois manières, pour un prêtre intelligent, de disposer de lui-même.

Il pouvait vivre en homme du monde et en homme de lettres ; bel esprit et sage esprit. Certes il risquerait ainsi de ressembler à ces abbés en linge fin et en point de Venise, qu’on voyait dans les belles sociétés, qui assistaient aux fêtes et aux spectacles, et qui étaient l’ornement des coteries sans être l’ornement de l’Église. Mais un homme « né » devait, avec du tact et de la piété vraie, éviter ce danger. Il porterait dans le siècle les vertus de l’Eglise, et dans l’Eglise les agrémens du siècle. Il gagnerait par cette voie sans épines, outre la réputation, un bon évêché. Et c’est la première façon, fort engageante celle-là, d’entendre la vie cléricale. La seconde est plus austère ; elle impose un dur apprentissage. C’est la profession du théologien et du docteur. Se livrer pour commencer à la discipline de saint Thomas et briller dans l’école ; puis se jeter à perte d’haleine dans les immenses friches de la théologie positive, approfondir les Pères, se nourrir de saint Augustin ; se mettre alors aux controverses aiguës, avoir une opinion raisonnée sur la grâce suffisante qui suffit ou ne suffit pas, sur l’Augustinus, sur les droits de l’Église gallicane ; ainsi muni, entrer dans le mouvement des idées contemporaines, être capable de montrer les erreurs infinies du cartésianisme : bref être un docteur révéré, une manière de « grand Arnaud » orthodoxe : voilà une seconde façon d’entendre la vie. Elle est assez de mode : on peut y trouver profit, gloire en Sorbonne, et de l’autorité dans les assemblées du clergé de France. Et la troisième façon (elle est bien peu engageante, celle-là, et personne n’en parle), elle consiste à faire des catéchismes, à aller au chevet des malades, à administrer une paroisse ou un diocèse, comme aumônier, curé ou vicaire général. Eh bien ! ne serait-ce pas à cette dernière profession, si médiocre (humainement parlant) mais si vraiment religieuse, que le marquis de Fénelon et M. Tronson voulaient réduire le plus brillant esprit, le plus éblouissant génie du XVIIe siècle ? n’est-ce pas à ce dessein qu’ils ont mené Fénelon ?

En effet, après une tentative inutile de son autre oncle, l’évêque de Sarlat, pour le faire désigner comme député à l’assemblée du clergé de France (ce dignitaire ecclésiastique avait peut-être sur ta vie ecclésiastique d’autres idées que M. Tronson et que le marquis son frère), il se résolut à demeurer dans la communauté des prêtres de Saint-Sulpice. Il était spécialement chargé, dit-on, d’expliquer l’Écriture sainte au peuple les dimanches et jours de fête. Il y resta trois ans. En 1679, il remplaça, au couvent des Nouvelles Converties, son ancien condisciple du collège du Plessis, Louis-Antoine de Noailles, qui en était supérieur, et qui venait d’être appelé à l’évêché de Cahors. Nous avons son portrait à cette date. La peinture manque d’éclat, je l’avoue, mais on peut s’y fier, elle est de M. Tronson. Un cousin du supérieur de Saint-Sulpice, Guy Scève de Rochechouart, évêque d’Arras, lui demanda un jour un archidiacre pour sa cathédrale. M. Tronson répondit en désignant deux candidats. Voici ce que je lis dans sa lettre : « L’un est le neveu du marquis de Fénelon, qui n’a pas grand emploi et qui ne manque ni de zèle, ni de capacité. Il est d’un caractère d’esprit fort honnête, agréable, et délié, qui a talent pour la conversation et pour la prédication, et qui, à sa santé près qui n’est pas des meilleures, serait en état de se bien acquitter de tous les emplois qu’on pourrait lui donner. L’autre est un docteur qui a beaucoup de zèle, mais qui n’a pas tant de talens extérieurs… » Nous le croyons sans peine ! M. Tronson ajoute : « Il y a longtemps que je les connais, et je puis répondre de leur piété. »

Tel était bien Fénelon sous la conduite de M. Tronson : un génie exquis et un ouvrier de la vie chrétienne.


III

À cette influence de Saint-Sulpice s’ajoute celle de Bossuet. Car Fénelon a longtemps fréquenté Bossuet comme un maître. Pour lui il a refusé la protection de Harlay de Chanvallon, ce tout-puissant archevêque de Paris, dont Mme de Sévigné disait : « La mort de M. de Paris vous aura infailliblement surprise… Il s’agit maintenant de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre du pauvre mort. Il n’y a que deux petites choses qui rendent cet ouvrage difficile : c’est la vie et la mort. » Il préféra l’amitié de Bossuet, quoiqu’elle fût moins profitable.

La fortune politique de Bossuet était, en effet, restée médiocre. Il était dans l’estime du Roi, mais non dans la faveur. L’éducation du grand Dauphin s’achevait, et son élève ne paraissait pas lui être attaché. En revanche, son autorité morale avait grandi. C’était, de l’aveu général, un grand personnage et un grand homme, le plus grand personnage de l’Église de France. Fénelon se soumit donc à la domination de Bossuet, et ce fut pour son profit.

Non pas qu’il ait alors rien aliéné de son indépendance. Même sous le coup de l’admiration, il reste libre avec une attitude aisée. Vieux, il conseille à son neveu, Fanfan, d’user avec les grands « d’un badinage léger et mesuré, qui est respectueux et même flatteur avec un air de liberté ; » voilà justement le ton qu’il emploie avec Bossuet. Il n’a rien perdu, non plus, de son originalité intellectuelle. Les ouvrages qu’il écrit en ce temps, d’après les conseils et sous les yeux même de Bossuet, n’ont rien de la méthode et de l’esprit de Bossuet. Lisez la Réfutation de Malebranche : Fénelon ne saisit pas corps à corps son adversaire, en dialecticien vigoureux ; il s’amuse à le pourchasser d’interprétation en interprétation jusqu’à ce qu’il ne lui ait plus laissé de gîte où demeurer. Bossuet discutait autrement. De même, s’il veut prouver l’existence de Dieu, il anime et passionne en artiste son argumentation plus attentif à ce que l’univers révèle de beauté et de bonté, qu’à l’ordre et la raison qu’on y peut trouver ; et ce qu’il a écrit devrait s’appeler, non pas le Traité de l’Existence de Dieu, mais le Génie du Spiritualisme. Bossuet, lui, fait céder le sentiment à l’argumentation. Enfin dans les Dialogues sur l’éloquence de la chaire, il veut que le prédicateur, ne prêchant que Jésus-Christ et les Saints, ait l’éloquence improvisée d’un homme qui assiste à un spectacle émouvant, qui le raconte tel qu’il le voit, avec les mots tels qu’ils se présentent, avec l’émotion telle qu’il l’éprouve. Et peut-être Bossuet eût-il acquiescé. Mais savez-vous par quelles lectures le prédicateur se préparera à cette improvisation qui est la nature et la sincérité même ? Par la Bible et par Homère ! La Bible, Bossuet y eût consenti, mais Homère ? En somme, Fénelon est reste lui-même. Et pourtant l’amitié de Bossuet a eu sur lui une forte influence. Cette influence se reconnaît à ce trait que, dans ces ouvrages, et presque malgré lui, Fénelon est un ouvrier.

Oui, Fénelon agit, en écrivant ; et les trois ouvrages dont nous venons de parler, et que d’ailleurs Fénelon n’a pas publiés lui-même, sont des actions. Il ne les avait pas entrepris pour le plaisir de la création artistique, ni pour s’enchanter avec de belles inventions comme le Télémaque. Non pas ! C’était pour rendre service à sa foi et à sa religion. Il voulait d’abord prémunir les esprits contre les attraits et les dangers de la philosophie de Malebranche. Bossuet a dit, dans un passage fameux : « Je vois non seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais encore en beaucoup d’autres articles très importans de la religion, un grand combat se préparer contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne. » Fénelon, prévenu par Bossuet, vint combattre ce danger. De même, c’était un danger que l’appauvrissement de l’inspiration spiritualiste. Car, non seulement les disciples de cet « athée de Spinoza, » comme on disait, non seulement les Epicuriens, négateurs de la Providence, mais aussi et tout autant les catholiques préoccupés du salut personnel, oubliaient, en s’agenouillant devant le Christ par qui seul on gagne le paradis, le Père céleste. De même enfin, il était capital de rappeler l’éloquence de la chaire à son vrai caractère de source de vie et de foi ; car le sermon, pris dans des règles étroites, et attaché toujours aux mêmes sujets, c’est-à-dire à l’analyse et à la description morale, ne savait plus aller jusqu’aux profondeurs qu’atteint seul le cri direct de l’amour et l’appel de l’âme à l’âme. Oui ces pages délicieuses qui, d’un mouvement si aisé, sortaient du génie de Fénelon, Traité de l’Existence de Dieu, Dialogues sur l’éloquence de la chaire, Réfutation de Malebranche, étaient des actes combinés en vue d’une utilité immédiate. Voilà ce que Bossuet gagna sur Fénelon. Malheureusement il ne gagna pas sur son disciple qu’aucun de ces actes fût parachevé, et portât l’utilité pour laquelle il avait été conçu.

C’est que justement, par son penchant, Fénelon répugne à l’action, j’entends à l’action préméditée, préparée et volontairement poursuivie. Non pas qu’il en soit incapable ou qu’il manque, quand il le faut, de sens pratique. Par exemple, après la révocation de l’Édit de Nantes, il est appelé à collaborer à cette œuvre absurde et odieuse qui consistait à instruire de pauvres gens qu’on avait forcés à se convertir avant qu’ils ne fussent instruits ! Il est donc envoyé dans l’Aunis et la Saintonge, comme missionnaire. Là, quand il est un peu échauffé sur sa besogne, il trouve, tout comme un autre, des moyens de pression : diligent ouvrier d’une mauvaise besogne ! Mais c’est contre son gré qu’il se donne à cette besogne, et à toutes les besognes. Il commence par pleurer avec les infortunés protestans ; il leur épargne tant qu’il peut les pratiques qui les scandalisent ou les choquent ; il leur parle surtout des sujets sur lesquels tous les chrétiens s’entendent, réformés ou catholiques : il les entretient de Dieu et de Jésus-Christ, et il omet dans ses sermons l’Ave Maria de l’exorde, au risque d’être dénoncé et rappelé. D’ailleurs il ne demande que cela : être rappelé ! L’action est une peine pour lui. Et voilà ce qu’aucune influence ne pourra jamais corriger en lui.

Car sa vie, ce n’est pas d’agir, c’est de vivre. Ce n’est pas une volonté que Fénelon, c’est une nature. Tout jaillit chez lui de source, par une fécondité merveilleuse. Il ne se replie pas sur lui-même ; il n’en a pas besoin. Il n’a aucun effort à faire pour que son fond remonte à la lumière et s’épanche. Et c’est un fond inépuisable, toujours pur, d’une profondeur d’abîme. Alors, à quoi bon se discipliner et se tendre ? Il le fera, certes, parce que ses maîtres le lui ordonnent, et que son bon sens lui en montre la nécessité : règle, effort, discipline, dans la mesure où il peut s’y plier, il s’y pliera. Mais vienne quelqu’un qui le délie des sages influences ; vienne quelqu’un qui lui fasse mépriser les démarches du bon sens, — et nous allons voir Fénelon s’abandonner éperdument. J’entends bien, s’abandonner en Dieu et se perdre en plein ciel. Mais c’est toujours se perdre et s’abandonner.


IV

Il y avait alors à Versailles et à Paris un groupe fermé, isolé, puissant. Trois sœurs, les filles de Colbert, avaient épousé trois ducs : le duc de Mortemart, le duc de Chevreuse, et le duc de Saint-Aignan qui s’appela bientôt duc de Beauvilliers. La duchesse de Mortemart était veuve ; les deux autres vivaient dans une intimité absolue avec leurs maris ; et toutes les trois étaient unies par une tendresse, une communauté de sentimens et d’idées plus que fraternelles. Elles avaient la gravité de leur père ; elles étaient inégalement belles et mondaines ; mais également pieuses, d’une dévotion concentrée et austère, intelligente toutefois, non rapetissée. Leurs maris étaient comme elles : même affection, même piété, mais chacun avec son tempérament. Beauvilliers était réfléchi, lent à parler, tremblant de s’engager, craignant de céder au premier mouvement : avec cela d’une politesse achevée, d’une droiture rigide et d’une pénétration sans égale ; entre le monde et lui, entre son cœur et lui, il mettait une réserve, une dignité qui n’abdiquait jamais ; sans doute, il avait une âme de feu. L’autre, le duc de Chevreuse, ancien élève des Jansénistes (la Logique de Port-Royal avait été écrite pour lui), parlait, s’agitait et ajoutait à sa parfaite droiture, bonté et fidélité, le ridicule de quelques prétentions : il avait le goût de la discussion en forme, mais de la discussion réglée et capable d’aboutir à la certitude géométrique. Il avait « en chaque chose l’esprit d’exactitude et d’anatomie, » et il s’intéressait trop aux petites choses ; il était entêté de généalogie. Il lui manquait de « tenir en silence son esprit et sa langue, » et de « voir les affaires d’une vue nette et simple ; » au reste, le cœur le plus sincère et la conscience la plus noble.

À ce groupe des trois sœurs et des deux beaux-frères, que le monde et que le Roi lui-même regardaient de loin et avec respect, s’ajoutait parfois le plus brillant des hommes de ce temps et la plus haute fortune, le fils aîné de Colbert, Seignelay. Le jeune et puissant marquis de Seignelay, grand ministre aux vastes desseins, porté par la faveur royale, jouissait ardemment de la vie. Mais la tristesse du sang de Colbert avait ses revanches ; l’exemple de la famille réveillait en lui les préoccupations religieuses. Et, dans ces soudains accès, le marquis revenait à M. Tronson et à ses sœurs.

Le cercle se complétait (tant les choses humaines ont de surprenantes rencontres) par la duchesse de Béthune-Charost, la propre fille de Fouquet ; elle avait, cette pauvre femme, une piété mystique et tendre, prête à voir en tout du surnaturel, une foi d’illuminée.

Pour achever, vient Mme de Maintenon. Avec elle s’introduit dans ce cercle le romanesque et le fantastique[1]. L’histoire de Mme de Maintenon est si invraisemblable ! La voilà femme du roi de France, la voilà mariée avec Louis XIV, cette petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, cette veuve un instant sans ressource du grotesque Scarron : ne sommes-nous pas en plein merveilleux, ou plutôt en plein miraculeux ? Qu’est-ce que Dieu veut faire de la pieuse Mme de Maintenon, qui a un pouvoir absolu, et le plus légitime des pouvoirs, sur le maître de la France ? Mme de Maintenon se le demande elle-même. Mais elle ne perd pas son étonnant sang-froid ; elle exerce toujours ce jugement précis et sec, infaillible, qu’aucun mouvement de sensibilité ne dérange : prophétesse qui n’a pas de cœur et qui n’a pas d’illusions.

M. Tronson dominait là ; mais il n’y venait point : il ne quittait pas Saint-Sulpice. Alors l’abbé de Fénelon le remplaçait.

Imaginez qu’il apportait parmi ces gens concentrés et à demi assombris toute l’abondance, toute la grâce, toute l’aisance de sa foi. Il dissipe la gêne, les cœurs s’ouvrent et se dilatent ; près de lui on respire à l’aise ; et l’on ne songe plus à la face contractée et redoutable de la vie chrétienne. Il a, avec cela, tant de justesse, tant de finesse, un tact si nuancé et un désintéressement si exquis ! Même si l’on fermait les yeux à sa jeune sainteté, c’était Fénelon l’enchanteur.

Et lui, de son côté, s’il n’y met garde, il subira l’influence de ses amis, peu à peu, imperceptiblement. Il finira par prendre quelque chose de ces gens ; non certes ce qui sera contre son tempérament, mais ce qui s’accommodera avec certaines pentes de sa nature. Dans ce monde clos, il se considérera involontairement, sinon comme un être d’exception (ce qui serait de l’orgueil), du moins comme un être d’une destination exceptionnelle. Et puis c’est une atmosphère de serre chaude. La dévotion s’y exalte, se monte à un ton, atteint un paroxysme, qui la rendent passionnée et sans clairvoyance ; elle se fausse peut-être ; certainement elle risque de se fausser.

C’est juste à ce moment que la duchesse de Béthune-Charost, puis Mme de Maintenon découvrent la femme qui a, par inspiration directe, les secrets de l’amour divin.


Mme Guyon était à peu près du même âge que Fénelon : il était né en 1651, elle en 1648. Elle était laide ; pis encore, elle était déchue d’une grande beauté : la petite vérole avait ravagé ses traits. Elle était usée par ses maladies, ses voyages et une première captivité, sans compter les tempêtes de sa vie intérieure : car elle avait eu l’âme ardente, et prompte aux révolutions. Elle avait été diversement pieuse selon les époques, d’une piété orageuse et mal définie. Elle avait été mariée sinon contre son gré, du moins contre son humeur : elle n’aima son mari qu’en le perdant. A un instant déterminé, le 22 juillet 1680, elle avait définitivement connu sa vraie vocation et la lumière s’était faite. « Je sentais tous les jours augmenter en moi une espèce de béatitude, écrit-elle, j’étais étonnée de la netteté de mon esprit et de la pureté de mon cœur. » Et aussitôt elle s’était mise à courir le monde, appelée dans les diocèses, et chassée quand son « esprit » se répandait au dehors, quand l’étonnement provoqué par ses « conduites » tournait au scandale, et parfois aussi peut-être quand on croyait n’avoir plus rien à attendre de sa bonne volonté et de sa grande fortune. Ainsi elle était allée à Gex, Turin, Grenoble, Marseille, Verceil : de là à Paris, où l’archevêque l’avait enfermée chez les Visitandines. Délivrée par l’intervention de Mme de Miramion, présentée à Mme de Maintenon, introduite à Saint-Cyr, elle touchait à la paix, à la grande paix active et féconde.

Elle séduit tout le monde ; les gens les plus prévenus contre elle subissent son charme et son ascendant. Elle est bonne, elle est désintéressée ; elle se donne ; elle n’a que des pensées généreuses et magnifiques ; et sa folie, quand elle est hors du bon sens, a quelque chose de profond et de divin où la sagesse n’atteint pas. Il faut l’admirer. Môme ceux qui n’ont pas l’illusion sur les yeux, même ceux qui la craignent ou la plaignent, l’admirent. Et puis elle a un caractère singulier, unique : une immense forêt pleine de vie, un fleuve puissant, tranquille, la mer, le mouvement des nuages dans un horizon vaste, inspirent une sorte de respect attentif, ont un attrait insensible et souverain, forcent à la contemplation. L’âme de Mme Guyon éveillait un sentiment analogue : en elle on sentait une force de même ordre : même aisance, même abondance, même plénitude, Mme Guyon se tient à côté des gens, elle n’a pas besoin de parler, il suffit qu’elle soit là, et l’amour divin déborde et inonde les cœurs. Mme Guyon prend la plume, et, sans qu’elle réfléchisse, sa main, que son esprit ne prétend pas conduire, sa main remplit indéfiniment des pages enflammées. « Avant que d’écrire, dit-elle, je ne savais pas ce que j’allais écrire ; en écrivant, je croyais que j’écrivais des choses que je n’avais jamais sues ; avais-je écrit, je ne me souvenais de quoi que ce soit que j’avais écrit... L’écrivain (le copiste) ne pouvait, quelque diligence qu’il fit, copier en cinq jours ce que j’écrivais en une nuit... » Le subconscient, comme on dit aujourd’hui, a en elle toutes les capacités réservées à la raison ou à la réflexion, et il a en outre l’action directe, sans fatigue et sans mesure, des puissances naturelles.

Un enseignement médiocre professé par une telle femme aurait toujours eu du succès. Mais Mme Guyon ne professait pas une doctrine médiocre.

Il y a des esprits qui conçoivent tout sous des modes nets et rationnels, qui n’imaginent pas d’action sans une volonté, ni d’ordre sans une intelligence, et qui ne peuvent concevoir et imaginer qu’un Dieu distinct et personnel. D’autres esprits, moins catégoriques et moins nets, ont, au lieu d’idées toutes définies, des sensations diffuses et universelles-, comme si l’universalité de leur organisme était en communication avec l’universalité des choses ; ceux-là répugnent à concevoir un Dieu solide ; ils entendent mieux une perfection sans support, une bonté sans corps, une divinité éparse, mêlée, confuse, animant tout, âme de l’univers. Mme Guyon est de ces derniers esprits. Ou plutôt c’est « son esprit. »

Mme Guyon n’avait pas une intelligence systématique et abstraite, — heureusement ! De son « esprit » elle ne faisait pas un système ; elle le transportait dans la dévotion.

La dévotion, depuis saint Ignace de Loyola et saint François de Sales, était devenue une discipline bien réglée, une pédagogie méthodique ; « l’amour divin, » de préparation en préparation, d’exercice en exercice, s’agrandissait, montait ; les directeurs de conscience le gouvernaient, comme un instituteur gouverne et développe l’esprit d’un enfant. Puis était venu le jansénisme, qui avait tourné cette dévotion, vers le « tremblement. » Un ascétisme exigeant et inflexible, l’obsession de la mort, du jugement, des peines éternelles, la préoccupation, égoïste il faut bien le dire, du salut personnel, l’idée que la plupart des hommes seront damnés, et qu’on n’échappera soi-même à la damnation que par un miracle (miracle de grâce, de volonté, de pénitence), tout cela avait enlevé à la dévotion de saint François et de saint Ignace son caractère généreux, amoureux et confiant. L’« esprit » de Mme Guyon, pénétrant dans ces sombres domaines, en chasse, — trop complètement peut-être, — la terreur et l’effort. Et la dévotion en est transformée.

Plus rien à faire, sauf au début. Au début, on se débarrasse de ce qui est péché et désir de pécher ; période de purgation. Le péché chassé, — ce qui n’est (relativement) ni très long, ni très difficile, — il n’y a plus qu’à aimer. Quoi donc ? faut-il renoncer à des actes de vertu ? Non pas. Il faut renoncer à vouloir et à préparer des actes de vertu. Il faut être vertueux sans préméditation, on improvise sa vie, comme Fénelon voulait qu’on improvisât un discours. Mais c’est bien facile ? Nullement. Il n’y a rien de difficile comme de renoncer à organiser sa vie, comme de renoncer à gouverner sa vertu, comme de renoncer à conduire son âme, comme de renoncer à sa volonté propre : c’est un abandonnement terrible ; et ceux qui en ont fait l’expérience savent de quel prix se payent les douceurs qu’il donne. Mais c’est déraisonnable ? Pas du tout. Il y a Dieu au fond de nous. Une fois introduits, par la purgation du péché, dans le monde divin, quand nous voulons, c’est nous qui voulons ; quand nous ne voulons pas, c’est Dieu qui veut pour nous ; ainsi nous finissons par nous perdre en Dieu. Mais à une condition : c’est que nous n’ayons ni pensée, ni arrière-pensée, pas même pour notre salut : il suffit d’aimer ; amour, folie d’amour et abandon.


V

Nous nous étonnons qu’un homme tel que Fénelon ait consenti à suivre une femme telle que Mme Guyon. Écoutez l’histoire de M. Olier.

En 1631, M. Olier, à peine converti, était dans le trouble, il ne discernait pas sa voie. À deux lieues de Pébrac, dont il était abbé, il y avait le couvent de Sainte-Catherine de Langeac ; la prieure, la mère Agnès de Jésus, eut une vision : il lui fut dit de prier pour l’abbé de Pébrac, qu’elle ne connaissait pas. Elle pria, elle fit pénitence à tel point que « les ardillons de ses disciplines se retroussaient contre ses os. » Au bout de trois ans ils se virent ; et, du premier regard, ils se reconnurent ; la mère Agnès lui fit comprendre à quelle perfection individuelle il était appelé, et à quelle mission. La mère Agnès mourut ; une veuve, Marie Tessonnière, communément appelée Marie de Valence, la remplaça pour M. Olier ; près d’elle, il éprouvait une paix et une ferveur merveilleuses. Après Marie de Valence, il y en eut encore d’autres. « Je bénis Dieu, écrit-il, qui, dans tous les états périlleux de ma vie, a suscité pour moi des âmes saintes, et qui non seulement a permis qu’elles eussent avec moi des liaisons spirituelles, mais leur a ordonné de m’offrir continuellement à Lui dans les temps de leur union la plus intime avec sa divine bonté. » Fénelon en conscience, après l’exemple d’un tel maître, ne pouvait repousser sans examen les révélations ou les promesses de Mme Guyon.

Et dès lors Fénelon fut pris. Mme Guyon le convainquit qu’elle avait des lumières sur les mouvemens obscurs de son fond. Elle lui fit goûter à côté d’elle ce singulier sentiment de joie et de paix qui semblait déborder d’elle. Elle lui fit expérimenter « l’opération de Dieu, » comme elle disait. Elle lui fit reconnaître ce « caractère foncier de la vérité intime, qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles. » Il se mit donc à son école.

Il avait jusqu’ici entendu la piété à la suite de ses maîtres comme un grand effort qui fait de la vie un tissu d’actes, de pensées et de sentimens chrétiens. Il avait lu les docteurs de cette pédagogie, il savait les règles de la conduite des âmes. Laissons parler M. Masson : « Une grande lettre de l’abbé de Fénelon, antérieure à 1683, programme détaillé de vie spirituelle, adressée vraisemblablement à la duchesse de Beauvilliers, nous laisse voir sa méthode primitive, avant qu’elle ait été régénérée par Mme Guyon. C’est une réglementation très minutieuse de la journée chrétienne ; la minutie y est même poussée jusqu’au scrupule ; le nom et la pensée de Jésus-Christ y sont partout présens ; les prières vocales, la lecture méditée, l’utilisation des images matérielles pour soutenir l’esprit dans l’effort de la méditation (toutes choses dont plus tard il fera si bon marché) y sont mises au premier plan de la vie intérieure ; l’humiliation sous toutes formes, même l’humiliation physique des « prosternemens contre terre, » y est célébrée comme un moyen de salutaire purification ; « l’amour et la crainte de Dieu s’y mêlent dans un sentiment de pieuse obéissance. »

Ce qu’il enseigne aux autres, Fénelon l’a pratiqué sur lui. Peut-être, d’ailleurs, n’en était-il pas satisfait. Il n’y devait même plus trouver assez de difficulté, ni assez de solidité. Il est une l’âme si souple qu’elle cède, revient et ne peut prendre un pli durable. Il le constate ; il s’en inquiète sans doute. Mme Guyon va l’éclairer et le rassurer.

Elle explique très bien qu’il a, jusqu’ici, employé son temps comme il le devait. Il est arrivé au premier stade de la perfection. Il portait en lui, étant homme, un peuple innombrable de sentimens et de désirs ; il était appelé en tous sens vers ce qui lui plaisait, et tout lui plaisait. En lui se sont révélées ainsi mille capacités, mille facultés, mille « puissances » diverses, qui avaient chacune ses directions et ses passions. Mais un grand amour a surgi : l’amour unique de Dieu. Alors toutes ces puissances se sont orientées vers l’objet aimé ; tous leurs mouvemens ont tendu à former un faisceau. La guerre et l’anarchie ont été remplacées par la hiérarchie et l’harmonie. Seulement cela n’a pu s’opérer tout d’un coup et de soi-même. Il a fallu, par une sage et attentive discipline, soumettre à l’amour dominant toutes les puissances de l’âme ; il a fallu parfaire le faisceau. C’est à quoi Fénelon a courageusement travaillé. Il est arrivé à « l’unification des puissances. » Mme Guyon définit ainsi cet état : « La volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir l’exprimer, ni même le comprendre, attire à elle toutes les autres puissances, et réduit comme à un seul simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ces opérations réduites en un ne font plus qu’un seul et même acte qui est également chaleur et lumière, connaissance et amour. »

Mais ce n’est qu’une première étape. Il faut repartir sur une nouvelle voie, si l’on ne veut se heurter à un mur. En effet, quelle est la substance de la vie chrétienne ? C’est l’amour. L’amour tend à l’union ; il tend à faire un seul être de celui qui aime et de celui qui est aimé. Le tourment de l’amour vient de la peine à réaliser cette union ; l’amour parfait et parfaitement heureux, c’est cette union parfaitement réalisée. Or, la volonté fait obstacle à cette union. Plus je suis moi, moins je puis être autrui. Il faut que je cesse de vouloir, si je veux être autrui. Eh bien ! toute la pédagogie de la piété, toute la pédagogie de l’action, tout ce que Fénelon a fait jusqu’ici, a tendu la volonté, a fortifié la volonté et sans doute c’était la volonté bonne, mais c’était toujours la volonté personnelle. Quand il s’agissait de se confondre et de se perdre en Dieu, comme les eaux d’une rivière se perdent dans la mer, la personnalité, au lieu de s’abandonner et de se dissoudre, s’est contractée ; elle s’est faite rocher. Voilà où gît la grande difficulté et la contradiction. Mme Guyon fait éclater cette antinomie aux yeux de Fénelon ; mais, en même temps, elle lui enseigne le remède.

Ce remède, mais il paraît infiniment simple et facile. C’est de ne rien faire. Entendez bien, ne rien faire, ce n’est pas se croiser les bras. C’est ne rien vouloir ; c’est ne rien prédéterminer. Se laisser conduire sans les préparer, ni même les prévoir, par les devoirs que chaque heure apporte ; exécuter, les yeux fermés, l’obligation générale ou particulière que notre condition, les circonstances, le bon sens, l’obéissance nous imposent temporairement ou perpétuellement ; enfin, dans les cas où la loi morale et la loi religieuse n’imposent aucune conduite déterminée, s’abandonner à la première inspiration un peu profonde (pourvu que la volonté ne se mêle pas à cette inspiration) : tel est bien l’évangile de Mme Guyon.

C’est la voie de l’abandon que l’on ne doit prendre d’ailleurs qu’après avoir épuisé la voie de l’action.

La méthode d’abandon exige une foi prodigieuse. Elle exige que l’on sache reconnaître partout et en tout l’action particulière de Dieu. Il est facile (et c’est une superstition fréquente) de croire que les événemens surprenans ou importans de la vie sont des décrets particuliers de Dieu. Mais reconnaître Dieu dans les événemens les plus médiocres, dans les devoirs les plus mesquins, dans les obligations les plus basses, affirmer qu’il y a un vouloir spécial de Dieu là où l’œil le plus respectueux ne voit que les rencontres insignifiantes du hasard, ce n’est pas très facile, surtout quand on a l’esprit relevé. C’est pourtant ce qu’exige l’enseignement de Mme Guyon ; et sans cette foi, l’abandon n’est rien, c’est le farniente du Napolitain qui se couche au soleil.

Cette méthode convenait admirablement à Fénelon. Ce qu’il y avait de sublime en elle, répondait à sa sublimité naturelle. Ce qu’il y avait de confiant, satisfaisait son optimisme. Il était sans boue et sans passions ; les choses basses, grossières et transitoires ne lui inspiraient que répugnance ; quand il regardait en lui-même, il y discernait des tendances incertaines certes, et, toute une obscurité dont parfois il s’effrayait, une obscurité mouvante et vivante et bouillonnante : mais rien n’empêchait que cette obscurité ne recelât quelque fièvre divine. Et le voilà qui écoute Mme Guyon en disciple soumis et en petit enfant !


VI

Elle lui prescrit donc de renoncer à tout désir, ou tendance, quels qu’ils soient : oui, même au désir de perfection et de sainteté. « Il s’agit présentement de mourir à toute tendance... L’âme ne songe ni à perfection, ni à sainteté, et ne pourrait faire un pas pour la sainteté possible, parce qu’elle ne peut rien vouloir pour elle, ni par rapport à elle. » En même temps l’esprit si actif de Fénelon devra s’amortir, du moins sur le point de la vie mystique. « Pour la personne dont vous me parlâtes hier[2], il doit, le plus qu’il pourra, demeurer en simplicité, et dans une manière de cessation de toutes choses : ce qui ne s’entend pas seulement des choses extérieures, qui sont les moindres de nos distractions, mais cesser sur toutes choses l’action de son esprit rempli extraordinairement, à cause de la grande science, de sorte que l’esprit même agit dans le repos. Il faut laisser toutes choses, qui cependant ne se perdent pas pour cela ; mais elles seront purifiées de leurs espèces, la substance des choses restera. » Il évitera ensuite de trop épier, de trop gouverner sa conduite. « Je suis toujours plus convaincue des desseins de Dieu sur vous. Vous ne sauriez aller trop simplement avec lui. C’est ce qu’il veut de vous ; il ne vous demande pas vos œuvres, mais votre obéissance. Je vous prie en son nom de ne point examiner trop scrupuleusement vos fautes, mais de vous laisser tel que vous êtes. Dieu ne manquera pas de vous faire sentir ce qui lui déplaira ; mais, ce qu’il ne vous fera pas voir lui-même, ne le cherchez pas, votre volonté est droite comme il le désire... Dieu ne demande rien autre chose de vous ni de toutes les créatures qu’il veut pour soi, que cette volonté droite toujours exposée sans retour à la volonté divine. »

Fénelon acquiesce ! Il sacrifie son esprit, il consent à tout oublier en matière de mystique, tout jusqu’aux conseils de la sagesse. Il abandonne aux mains de l’action mystérieuse le soin d’éviter les fautes et toute la thérapeutique morale : il ne veut plus que ne pas vouloir, et cela lui coûte horriblement. « Je suis trop à me servir de ma raison, dit-il, et à repenser souvent à une chose avant de m’y fixer, excepté certaines dans lesquelles il se représente d’abord à mon esprit une pensée si claire et si démêlée, qu’elle m’arrête absolument... J’ai à craindre d’être trop sage, trop attentif sur moi-même et trop jaloux de mes petits arrangemens. Mon penchant est de trop retoucher ce que je fais, et de m’y complaire. La règle de marcher comme un aveugle, jusqu’à ce que la muraille arrête, et qui se tourne d’abord du côté où il trouve l’espace libre, me plaît beaucoup ; mais dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment, tandis qu’il ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? Je ne crois pas d’avoir à craindre de m’occuper de trop de choses : au contraire, je suis naturellement serré et précautionné ; de plus, mon attrait présent fait que l’extérieur m’importune et que je serais ravi d’avoir peu d’action au dehors, quoique je fusse peut-être contristé si certaines personnes considérables, qui me traitent bien, cessaient de me rechercher. J’ai dit aujourd’hui quelques paroles fort contraires à la charité, par une plaisanterie qui m’a entraîné, malgré un sentiment intérieur qui m’avertissait de me retenir : une personne a paru en être mal édifice. A l’instant, j’ai senti une douleur en présence de Dieu... Cette douleur m’a percé au vif. » Et il reprend encore la question qui le tourmente, la question capitale ; il la reprend sous la même forme expressive de l’aveugle en marche : doit-il renoncer à toute direction de lui-même ? « Ce que je souhaite le plus, c’est de savoir à quoi me tenir pour bannir les réflexions et pour me tenir à l’esprit de Dieu. Ferai-je comme l’aveugle qui tâtonne et qui marche sans hésiter, tant qu’il trouve un espace ouvert ? Ne sera-ce point une simplicité trop hardie ? Je la goûte, quoique la pratique doive en être rude à mon esprit circonspect. » Non. ce ne sera pas une simplicité trop hardie. Mme Guyon le rassure. « Vous êtes si fort à Dieu, et il a un soin si particulier de vous, que je suis assurée sans nul doute que, lorsqu’il vous fera proposer quelque chose, il vous donnera un mouvement très vif de le refuser ou de l’accepter, selon ce qu’il voudra de vous ; et il vous donnera là-dessus une idée fixe qui ne vacillera point… Au nom de Dieu n’hésitez point et ne consultez personne ; unissez-vous à ce pauvre cœur (celui de Mme Guyon), et Dieu vous donnera toutes choses, non certitude de lumière, connaissances, etc. (cela n’est pas pour vous), mais par une simple inclination de votre cœur. » De même plus tard. Mme Guyon écrit encore : « Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde. » « … Je vous dis que Dieu est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et lui communique d’autant plus sa fécondité, que plus elle reçoit passivement ses opérations. » Et rien d’étonnant à cette divine fécondité (ici Mme Guyon arrive au cœur même et à la métaphysique de sa doctrine), rien d’étonnant, car l’âme a cessé peu à peu d’être « distinctement distincte » de Dieu ; elle est morte et Dieu vit en elle, pour elle : « Sitôt que les puissances sont toutes réunies. Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances en lui, dans la même unité ; attirant toute l’âme en lui qui est le centre, ce qui s’appelle trépas. Après quoi, il la transforme en lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente… Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir et de répugnance, et qu’elle ne se découvre plus, c’est alors que l’union essentielle est véritable, et que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie que l’on appelle résurrection. Alors l’âme, ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée en Dieu, vit de Dieu ; et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe, dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande. « 

Fénelon fait certes des réserves. Il a, comme malgré lui, des répugnances. Il ne peut prendre sur lui de croire qu’il n’a qu’à se laisser aller, dans la conduite de la vie, à l’instinct secret. Il ne se dissimule pas combien de paradoxes philosophiques et théologiques renferme l’enseignement de Mme Guyon : « Je suis persuadé, comme vous le dites, écrit-il, que les personnes intimement unies à Dieu le connaissent et l’aiment par un acte très simple ; mais j’aurais besoin d’une ample explication : le chrétien qui s’abandonne sans réserve peut consentir à être éternellement heureux ou malheureux, si c’est la volonté ; mais il me semble qu’il ne peut jamais consentir à haïr Dieu dans l’enfer. » De même il discerne qu’on peut donner un très mauvais sens à cette union, à cette « perte » de l’âme en Dieu : « Pour N... qui ne veut pas que l’âme passe en Dieu et qu’elle s’y repose, j’imagine qu’il aura entendu ces expressions dans un sens où il aurait raison de les condamner. Il est vrai qu’en cette vie on ne passe jamais en Dieu en sorte qu’on... cesse d’être voyageur : l’union commencée avec Dieu est encore imparfaite, en ce qu’on ne voit point clairement l’essence divine, et qu’on n’est jamais impeccable : on peut jusqu’au dernier souffle perdre la grâce. Ainsi l’union est imparfaite et fragile. Pour le repos en Dieu, il serait une oisiveté et une illusion, si on cessait d’être fidèle à l’accomplissement de l’évangile et aux devoirs de la Providence, pour le dehors et pour le dedans. » Enfin Fénelon va jusqu’à avoir des velléités, sinon de doute, du moins de clairvoyance sur Mme Guyon (je ne sais ; mais ces velléités ne sont peut-être pas spontanées ; Fénelon les doit probablement à Mme de Maintenon). « Je vous avouerai, écrit-il à Mme Guyon, que je me sens porté à croire que vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leurs dispositions, quoique je ne croie pas que vous vous soyez trompée sur moi : c’est là une tentation que je vous ai avouée plusieurs fois. Elle va de temps en temps jusqu’à craindre que vous n’alliez pas trop vite, que vous ne preniez toutes les saillies de votre vivacité pour un mouvement divin, et que vous ne manquiez aux précautions les plus nécessaires. » Mais il retire ses doutes et il s’empresse d’ajouter : « Outre que je ne m’arrête pas à ces pensées, de plus, quand je m’y arrêterais, elles ne feraient rien, ce me semble, contre le vrai bien de notre union, qui est la droiture et la voie de pure foi et abandon où je veux vous suivre. »

Ainsi, Fénelon croit malgré tout ; il s’obstine à suivre Mme Guyon dans « la voie de pure foi et abandon. » Quand il reçoit d’elle quelque nouvelle instruction, il en est ravi. Ce n’est pas qu’il en éprouve quelque joie sensible, et c’est même ce qui le rassure que cette sorte de sécheresse et d’impassibilité ; tout se passe donc bien par-dessous le monde sensible, à des profondeurs qui ne sont accessibles qu’à une action divine. Il n’éprouve pas de joie effective ; il « n’a ni peine ni consolation vive, tous ses sentimens sont émoussés. » Il apporte uniquement « un acquiescement simple, quelquefois même froid et sec, mais doux, prompt, facile, paisible, et qui est du fond du cœur. » C’est un oui, tout court, que ce oui qui « dit tout. » Il arrive, après bien des peines, mais tout de même il arrive à un état fixe où il demeure « uni à Dieu par le fond de la volonté. » Voici une bien belle déclaration : « Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide, qui descend vers le lieu où je dois aller ; je n’ai qu’â ne me laisser pas accrocher ni aux branches des arbres, ni au sable, ni aux rochers qui bordent le rivage. Le cours du fleuve fait le mien, et je n’ai qu’à ne pas m’arrêter ; il faut que je me laisse toujours porter, sans m’amuser ni aux contradictions, ni aux agrémens du dehors, ni à la sécheresse, ni à l’onction du dedans, ni au goût des vertus et de l’oraison, ni aux tentations, ni aux infidélités intérieures. Tout cela n’est que le rivage que l’on découvre en passant, où l’on ne pourrait s’arrêter un instant sans se raidir contre le courant de la grâce. »

Tout ce travail ne s’est pas fait en un jour. On voudra bien recourir au livre de M. Masson, pour y suivre d’étape en étape la marche de Fénelon. On y trouvera des détails touchans. On verra par exemple Fénelon embarrassé de savoir s’il doit solliciter pour « un pauvre neveu. » Il penche vers le désintéressement absolu, et il est porté à ne rien demander ni pour lui ni pour les siens, ni pour le pauvre neveu. Mais quoi ! ce désintéressement a été remarqué et loué ; et Fénelon craint que le mouvement naturel, qui le porte à ne pas « solliciter » pour le « pauvre neveu, » ne soit un mouvement déguisé d’égoïsme et de vanité. M. Masson nous dira encore d’une façon bien séduisante à quelle plénitude de joie le pur amour devait conduire l’ascension de Fénelon. (Nous imaginerons pourtant que M. Masson a un peu exagéré la joie d’un état que Fénelon qualifie parfois d’agonie sèche !) « Le christianisme ainsi pratiqué, écrit donc M. Masson, devient une religion de la joie. Il ne détruit pas l’extérieur de ceux où il s’implante, c’est-à-dire, il les conserve au dehors tels que la nature les a faits. Au dedans, leur âme renouvelée et libérée de tout sentiment servile a déjà « un avant-goût du sabbat éternel, » mais le monde ne s’aperçoit pas de leur transformation : il les voit seulement plus confians, « plus tranquilles, plus dégagés, et plus hardis ; » il se laisse conquérir par eux ; et « ce sont ces âmes déjà détachées de la terre qui finissent par la posséder. » En effet, Fénelon eut bientôt des raisons de croire qu’il le posséderait. Il arriva dans sa vie un événement qui acheva de le livrer à Mme Guyon.

Mme Guyon lui avait annoncé dès l’origine qu’il jouerait un rôle magnifique. « Vous serez ma langue, vous parlerez mon même langage et nous accomplirons ensemble toute justice, » lui avait-elle dit. Elle lui répétait qu’il avait de grandes choses à faire. Mais elle lui défendait de les hâter en les préparant : il fallait laisser agir les conjonctures, c’est-à-dire Dieu. Et Fénelon attendait en paix. On l’accuse à cette époque, on l’accuse d’être comme toujours et plus que jamais un ambitieux, et un subtil intrigant : il aurait ménagé sa fortune par des combinaisons sourdes, par des combinaisons de longue date. Quelle erreur ! C’est un aveugle qui chemine les mains en avant ; et c’est une autre aveugle qu’il prend pour guide : Mme Guyon ! Ils auraient dû se perdre tous les deux : et, au contraire, il leur arrive une prodigieuse confirmation.

Saint-Cyran, volonté puissante qui travaillait à renouveler le monde, avait souhaité d’être l’éducateur d’un roi. Le 16 août 1689, le duc de Beauvilliers était nommé gouverneur du Duc de Bourgogne, et le lendemain, Fénelon était nommé, sur la proposition de Beauvilliers, précepteur du jeune prince. Plus heureux que Saint-Cyran, Fénelon, l’apôtre du pur amour, ferait l’éducation d’un roi.

Mme Guyon lui écrivit aussitôt : « J’ai eu toute la joie dont je suis capable de la justice que Sa Majesté vous a rendue, mais je n’en ai été nullement surprise. J’étais si certaine que cette charge vous était réservée que je n’en pouvais douter... Ce qui me fut imprimé dans le cœur m’est encore confirmé : Qu’il soit petit et simple où le déguisement règne, et il vivra d’une vie que je lui puis seul communiquer. Je comprends pourquoi Dieu me pressait si fort pour vous... Dieu ne vous manquera jamais pour vous faire remplir la place où il vous met, et à laquelle vous n’avez point contribué. Moins il y aura de vous-même dans l’exercice de votre emploi, plus il y aura de Dieu. Vos talens naturels ne vous seront utiles, dans cet emploi, qu’autant que votre âme sera docile aux mouvemens de la grâce. Croyez-moi, l’éducation d’un prince que Dieu veut sanctifier (car je suis certaine qu’il en fera un saint) se doit faire avec une entière dépendance aux mouvemens de l’esprit sanctificateur... Quoique dans l’extrême jeunesse vous ne voyiez pas encore tout le fruit que vous pourriez prétendre, soyez persuadé que ce sera un fruit exquis en sa saison... il redressera ce qui est presque détruit, et déjà sur le penchant d’une ruine totale, par le vrai esprit de foi… Je vois déjà une partie accomplie de ce que Notre-Seigneur m’a fait connaître ; et, quand le reste arrivera, je vous dirai : Nunc dimittis. Je vous assure en Dieu même que vous n’êtes pas là seulement pour le petit prince, mais pour le plus grand Prince du monde. » Fénelon répondit : « ,.. Votre lettre m’a fait un grand plaisir pour apaiser mes sens émus, et pour me rappeler au recueillement. Dieu soit béni de tout pour lui seul ; je vous suis dévoué en lui avec une reconnaissance infinie. A toutes ces choses que vous m’annoncez, je sens cette réponse fixe au fond de mon cœur : fiat mihi secundum verbum tuum. Il me semble que Dieu veut me porter comme un petit enfant et que je ne pourrais faire un pas de moi-même, sans tomber. Pourvu qu’il fasse sa volonté en moi et par moi, quoi qu’il arrive, tout sera bon. » Peu de jours, après, il écrivait encore : « Ce que je vois, quoique nouveau et flatteur pour moi, ne m’entre point au cœur, et je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage que ce n’est pas là ce que j’aime. Dieu sait où il met mon amour, c’est à lui de le garder... Vous m’avez promis de m’envoyer quelque chose de votre façon sur mon nouvel état ; j’espère que vous aurez cette bonté... Je suis de plus en plus uni à vous en Notre-Seigneur. » Mais déjà il était entré en fonctions : c’est désormais un grand personnage. Il nous échappe.


VII

Lorsque Fénelon fut nommé précepteur du Duc de Bourgogne, Bossuet, écrivant à la marquise de Laval pour la féliciter de l’élévation de son cousin (la marquise de Laval était la fille du marquis de Fénelon), lui disait ceci : « Hier, madame, je ne fus occupé que du bonheur de l’Église et de l’Etat ; aujourd’hui j’ai eu le loisir de réfléchir avec plus d’attention sur votre joie ; elle m’en a donné une très sensible. Monsieur votre père, un ami si cordial et si plein de mérite, m’est revenu dans l’esprit ; je me suis représenté comme il serait à cette occasion, en voyant l’éclat d’une vertu qui se cachait avec tant de soin. Enfin, madame, nous ne perdrons pas M. l’abbé de Fénelon… »

Bossuet se trompait. Il aurait dû écrire : « Nous avons perdu l’abbé de Fénelon. » L’abbé de Fénelon n’est plus ; c’est un personnage nouveau qui paraît à sa place.

La responsabilité d’une éducation comme celle du Duc de Bourgogne aurait suffi, à elle seule, pour transformer le caractère de Fénelon : adieu la liberté de l’esprit, et l’emploi spontané du génie ; adieu aussi les rêveries d’une féconde imagination ! Il faut songer à la tâche quotidienne, la dure tâche qui laisse aux heures des sermons Fénelon harassé et prêt à s’endormir. Plus une page désormais qui ne doive servir au royal enfant ; et le Télémaque se mue en poème pédagogique !

Mais ce n’est rien, — ou plutôt c’est bien. Voici qui est plus grave ; voici la transformation profonde.

Jusqu’ici, l’influence de Mme Guyon n’a pas été, en somme, mauvaise, Fénelon ne s’est pas encore trop empêtré dans « l’esprit » de cette femme singulière. Qu’y a-t-il pris, sinon ce sens du divin par lequel il a éprouvé en lui, autour de lui, partout, l’action divine, — semblable à l’éther dans lequel baignent les corps matériels. Et, ce faisant, qu’a-t-il fait, sinon suivre sa pente, se libérer, s’affranchir, être entièrement et spontanément lui-même. Or maintenant l’influence de Mme Guyon va changer de valeur, et devenir néfaste.

Ah ! cette élévation au préceptorat royal, cette élévation coïncidant avec les prédictions de Mme Guyon, comme elle a été funeste ! Devant ce qu’il croit un miracle, Fénelon ne réfléchit plus : il accepte tout de Mme Guyon. Il lui écrivait auparavant : « Quant aux affaires temporelles, j’aurais peine à croire que vous n’y fissiez pas de faux pas. Peut-être Dieu vous tient-il à cet égard dans un état d’obscurité et d’impuissance, pendant qu’il vous éclaire sur tout le reste. » Maintenant de telles paroles, démenties par l’effet, lui paraîtraient un blasphème, Il embrasse cette perspective de renouveler la face du monde politique et la vie du catholicisme ; il emploie les moyens enfantins que Mme Guyon invente pour cette renaissance. Il oublie, il écarte systématiquement tous les conseils de la prudence humaine ; il n’est pas moins sourd aux conseils de la prudence divine ; il commet des actes véritables de folie. Encore si cette folie venait de lui ; et s’il était l’« illuminé » de sa propre illumination ! Mais non ! L’illuminée, c’est Mme Guyon ; il est l’enfant et l’esclave de Mme Guyon. Aveugle, encore une fois, aveugle conduit par une aveugle.

Il en subira les conséquences. Il aura un réveil terrible. Il reviendra à la raison et au bon sens. Il y reviendra avec cet approfondissement que laissent les crises de la conscience et de la raison. Mais il n’aura plus cette fraîcheur, cette grâce, cette confiance dans la vie, cet universel abandon, et ce naturel exquis de l’abbé de Fénelon.

Voilà pourquoi il n’était peut-être pas sans intérêt de fixer en quelques traits la physionomie bientôt effacée de l’abbé de Fénelon. Après tout, où donc trouverait-on, ivresse mystique mise à part, un plus charmant exemplaire d’humanité ? Les jeunes gens mêmes des dialogues de Platon ont moins de charme que ce Périgourdin élevé à Saint-Sulpice. Et puis l’abbé de Fénelon avait de plus qu’eux « la pureté du cœur et Dieu pour lui. »


FORTUNAT STROWSKI.

  1. C’est pour ce cercle qu’a été écrit le Traité de l’éducation des filles, ou du moins, c’est là, qu’il a été surtout lu et goûté.
  2. Il s’agit de Fénelon lui-même.