F. Chopin/8

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Breitkopf et Haertel (p. 280-312).


VIII.

Depuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses, déclina constamment. Les semaines qu’il passait tous les étés chez MmeSand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années, ses meilleurs momens, malgré les cruelles impressions qui succédaient pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.

Les contacts d’un auteur avec les représentons de la publicité et ses exécutans dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu’il distingue à cause de leurs mérites ou parce qu’ils lui plaisent ; le croisement des incidens, le coup et le contre-coup des engouemens et des froissemens qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, eu prenant le parti de ne rien voir. Il survint pourtant tels faits, tels dénouemens qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses habitudes de commc-U-faut moral et social, finirent par lui rendre sa présence à Nohant impossible, quoiqu’il semblât d’abord y avoir éprouvé plus de répit qu’ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu’il put s’isoler du monde qui l’entourait, il en rapportait chaque année plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint d’abord difficile, bientôt tout-à-fait pénible. De 1846 à \SiT, il ne marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de douloureuses suffocations ; depuis ce temps il ne vécut qu’à force de précautions et de soins.

Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à une maladie dont on crut qu’il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible pour son cœur, qu’il l’appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut pas longtemps à la rupture de son amitié avec Mmo Sand qui eut lieu à ce moment. Mm6 de Staël, ce cœur généreux, et passionné, cette intelligence large et noble, qui n’eut que le défaut d’empeser souvent sa phrase par un pédantismo qui lui ôtait la grâce de l’abandon, disait à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s’échapper des solennités de la roideur genevoise : « En amour, il n’y a que des commencemens !… »

Exclamation d’amère expérience sur l’insuffisance du cœur humain ; sur l’impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l’imagination sait rêver, quand on l’abandonne à elle-même ; quand on ne la retient pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et de l’impermis ! Sans doute, il est des sentimens qui courent sur l’ourlet de ce précipice qu’on nomme le Mal, avec assez d’empire sur eux-mêmes pour n’y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse empoussiérer sur un chemin trop battu ! Le béant entonnoir du Mal a tant d’étages inférieurs, qu’on peut prétendre n’y être pas descendu, tant qu’on n’effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne donnent, comme le disait Mm" de Staël, que des commencemens !

Pourquoi ? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse énervante. — Pourquoi ? — Parce que, sitôt que l’âme a quitté les ornières et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d’amour dans le sacrifice et d’éspérances dans le ciel, pour aspirer les senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les frissons allanguissans qu’elles répandent en tous les membres, pour se livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissemens qu’ils donnent, les sentimens nés en ces parages ne sauraient avoir la force d’y vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu’en s’arrachant du sol, qu’en résistant aux attractions d’un aimant terrestre pour quitter la terre et planer audessus ! Etres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait offrir à ces sentimens les horizons calmes et infinis d’un bonheur consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur essence, à la noblesse de leur naissance, aux priviléges de leur consanguinité, qu’en changeant de nom et de latitude, de nature et de forme ; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour l’harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les quiétudes nécessaires du bien-être physique. A moins que ces sentimens ne montent dans les régions sublunaires de l’art, pour s’y incarner en quelque idéal irréalisé et irréalisable ; ou bien, dans les régions solaires de la prière, pour s’élancer vers le ciel en ne laissant après eux d’autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne cherche la source) d’une rédemption, d’une expiation, d’une rançon payée au ciel, d’un salut obtenu de Dieu ! Alors, il est vrai, ce qu’il y avait d’immortel en ces sentimens d’élection, survit à jamais à leurs commence mens ; mais d’une vie surnaturelle, transfigurée ! C’est plus que de l’amour ; ce n’est plus l’amour qu’on croyait !

Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l’ourlet du précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend jusqu’aux fanges livides du Mal. Pour peu que les attraits soudains, nés sur les terrains limitrophes — the border-lands, disent les Anglais — aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui brille, pour peu qu’ils aient plus d’énergie arrogante que de suaves mollesses, plus d’appétits charnels que d’aspirations intenses, plus d’avides convoitises que d’adorations sincères, plus de concupiscence et d’idolâtrie que de bonté et de générosité… l’équilibre se perd, et… celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau jour éclaboussé par les fanges du précipice ! Peu-à-peu il cesse d’être éclairé par les chatoyans rayons d’un amour qui ne demeure pur, quand il est inavouable, qu’aussi longtemps qu’il s’ignore, le poète ayant bien reconnu (ju’il ne dit : J’aime ! que lorsque, ayant épuisé toutes les autres manières de le dire, il désire plus qu’il ne chérit. Les jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d’on ne sait quel ferment qu’on croit sentir bon ; mais, à peine goûté, il se change en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle n’est rejetée et maudite à l’instant. Ces amours-là, n’ont eu aussi que des commencemcns !

Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins fleuris, qu’en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un d’ordinaire qui, en s’aventurant silice sol, si odoriférant et si glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour, trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété ou l’irrationalité du vice, le dédain de l’indifférence ou la dureté de l’oubli envers l’autre, dont il devient l’éternel tourment, si ce n’est l’étemelle horreur. Alors certes, l’amour n’a eu que des commencemens !.. Mais, restant chez l’un toujours élevé, toujours distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l’ignoble et le vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver rongeur. Sa dent impitoyable s’enfonce dans le cœur et le fait saigner, jusqu’à ce que son dernier souffle de vie s’éteigne dans un dernier spasme de douleur.

Ces commencemens, dont parlait Mm* de Staël, étaient depuis longtemps épuisés entre l’artiste polonais et le poète français. Ils ne s’étaient même survécus chez l’un que par un violent effort de respect pour l’idéal qu’il avait doré de son éclat foudroyant ; chez l’autre, par une fausse-honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice, qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux de l’artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l’honneur lui permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le prétexte d’une rupture soudaine ; on vit seulement qu’après une opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta brusquement Nohant pour n’y plus revenir.

Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mm*Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu’elle faisait , comment elle le faisait, ce qu’elle avait dit, ee qu’elle avait coutume de répéter. Les larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont il ne pouvait se séparer et qu’il voulut quitter. En supposant qu’il ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à l’antique cortége de ces belles eanéphores portant des fleurs pour orner une victime, on pourrait encore croire qu’arrivé aux derniers instans de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui l’avaient enguirlandée peu auparavant. On eût (lit qu’il voulait en ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais encore imprégnés de l’haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de s’étancher au contact de lèvres incandescentes, n’en éprouvent qu’une exaspération de désirs.

En dépit des subterfuges qu’employaient ses amis pour écarter ce sujet de sa mémoire, afin d’éviter l’émotion redoutée qu’il amenait, il aimait à y revenir, comme s’il eût voulu s’asphyxier dans ce mortel dictame et détruire sa vie par les mêmes sentimens qui l’avaient ranimée jadis ! Il s’adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la rossouvenance cnamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain cherchait-on à en éloigner sa pensée ; il en reparlait toujours ; et lorsqu’il n’en parlait plus, n’y songeait-il pas encore ? On eût dit qu’il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le respirer.

Faut-il plaindre, faut-il admirer ? Il faut plaindre et admirer à la fois. Il faut plaindre d’abord, car les Syrènes de l’antiquité, comme les Mélusines du moyenâge, ont toujours attiré les malheureux qui rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s’égaraient aux alentours de leurs écueils, par des accens pleins de suavité, par des formes qui charmaient l’œil éperdu, par des blancheurs qu’on eût dit empruntées aux lys des jardins, par des chevelures qu’on eût cru nouées avec les rayons d’un soleil d’hiver, tiède et caressant… Ceux qui n’ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent pas combien il faut plaindre le mortel qu’elles ont enlacé de leurs bras perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des genoux déformés, il aperçoit tout d’un coup, avec un effroi terrifié, l’humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité hideuse !

Il faut admirer, car entre tant de milliers d’hommes qui ont exhalé leur dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu ont su allier avec le respect qu’on se garde à soi-même, en respectant le souvenir de ce qu’on a eu tort d’aimer, mais de ce que l’on n’a point aimé d’un amour indigne… le respect qu’on doit à son honneur en brisant un lien qui devient déshonorant ! C’est là qu’il faut un male courage, que tant de mâles héros n’ont pas eu. Chopin a su le déployer, se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l’avait enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l’avait si souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l’idéal qu’il portait en lui, d’une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa résolution que doux pour le souvenir de ce qu’il avait aimé !

Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si fort, en se brisant, brisait sa vie. N’eût-il pas mieux valu que moins inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur, selon les vrais penchans de son caractère, selon les nobles accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile, d’accepter le tissu de joies éphémères, d’illusions à courte é(héances, de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l’antiquité (elle les connut aussi !), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s’identifiant à la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr ? Si une femme donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs, comment une femme n’eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que l’était notre poête-musicien, en l’enveloppant d’un réseau semblable ?

Dîn ant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l’ami que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui prodigua les témoignages de son attachement ; ses soins et ses prévenances étaient sans pareils. Lorsque la Psse MarcelineCzartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d’une fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était particulière : « Est-ce que Gutmann n’est pas bien fatigué ?… » Sa présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le perdre, et l’eût perdu plutôt que d’abuser de ses forces. Sa convalescence fut fort lente et fort pénible ; elle ne lui rendit plus qu’un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir presque méconnaissable. L’été suivant lui apporta ce mieux précaire que la belle saison accorde aux personnes qui s’éteignent. Pour ne pas aller à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à luimême la certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas quitter Paris. Il se priva ainsi de l’air pur de la campagne et des bienfaits de cet élément vivifiant.

L’hiver de I847 à 1848 ne fut qu’une pénible et continuelle succession d’allègemens et de rechutes. Toutefois, il résolut d’accomplir au printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se débarasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la révolution de février éclata il était encore alité ; par un mélancolique effort, il fit semblant de s’intéresser aux événements du jour et en parla plus que d’habitude. Mais, l’art seul garda toujours sur lui son pouvoir absolu. Dans les instans toujours plus courts où il lui fut possible de s’en occuper, la musique l’absorbait aussi vivement qu’aux jours où il était plein de vie et d’espérances. M. Gutmann continua à être son plus intime et son plus constant visiteur ; ce furent ses soins qu’il accepta de préférence jusqu’à la fin.

Au mois d’avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel,un des amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquens,les plus constans et les plus affectueux ; celui qui maintenant rend un digne hommage à sa mémoire et à son amitié, en s’occupant avec zèle et activité de l’exécution d’un monument pour sa tombe. A ce concert, son public, aussi choisi que fidèle, l’entendit pour la dernière fois. Après cela, il partit en toute hâte pour l’Angleterre, sans attendre presque l’écho de ses derniers accens. On eût pensé qu’il ne voulait ni s’attendrir à la pensée d’un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu’il abandonnait par d’inutiles regrets ! A Londres, ses ouvrages avaient déjà trouvé un public intelligent ; ils y étaient généralement connus et admirés’). Il quitta la France dans cette disposition

1) Depuis plusieurs années, les compositions de Cliopin étaient très-répandues et très-goûlées en Angleterre. Les meilleurs virtuoses les exécutaient fréquemment. Nous trouvons dans une brochure publiée à ce moment à Londres, chez M. Wcssel et Slappleton, sous le titre An Essay on the works of F. Chopin, quelques lignes tracées avec justesse. L’épigraphe de cette petite brochure est ingénieusement choisie ; l’on ne pouvait mieux appliquer qu’à Chopin les deux vers de Shelley : (Peler Bell the third)

He was a mighly poet — and A subtle-souled psychologist.

L’auteur des pages que noua mentionnons parle avec enthousiasme de cet « originative genius unlrammeled by convenlionalities, unfet tered by pedantry ; » de ces : « outpourings of an unwordly and tristful soul, — those musical floods of tearsand gushesofpurejoyfulness, — those exquisite embodiments of fugitive thoughts, — those infinitesimal delicacies », qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin. L’auteur anglais dit plus loin : « One thing is certain, viz : to play with proper feeling and correct execution the Préludes and Studies of Chopin , is to be neilher more nor less than a finished pianist and morcover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue lo their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the d’esprit que les Anglais appellent low spirits. L’intérêt momentané qu’il s’était efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement disparu. Il était devenu plus silencieux (pie jamais ; si, par distraction, il lui échappait quelques mots, ce n’était qu’une exclamation de regret. A son départ, son affection pour le petit nombre de personnes qu’il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence s’étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.

Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui l’électrisa et lui fit secouer sa tristesse ;

necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works of Chopin ; a stale cadence or a Iritc progression, a hum-drum subject or a hackneyed sequence , a vulgar twist of the melody or a worn out passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be looked for throughout the entire range of his compositions, the prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as beautiful, a treatment as original as feliciluous, a melody and a harmony as new, fresh, vigorous and striking, ns Ihey are utterly unexpected and out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human foolsleps, a path hitherto unfrequented but by the great composer himself ; a faith and a devotion, a desire to appreciate, and a determination to understand, are absolutely necessary, to do it anything like adequate justice Chopin in his Polonaises and in his Mazoures has aimed at those characteristics which distinguish the national music of his country so markedly from that of all others, that quaint idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly individualize the music of those northern countries, whose language delights in combination of consonants » on se figura presque que son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou feignit de croire, qu’il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans l’oubli, jusqu’à ses habitudes passées ; en négligeant les prescriptions des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières. Chez la duchesse de Sulherland, il fut présenté à la reine ; après cela, tous les salons distingués recherchèrent plus encore l’avantage de le posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, s’exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans paraître la rejeter ? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la satisfaction de sa mort ?

Il partit enfin pour Edimbourg, dont le climat lui fut particulièrement nuisible. A son retour d’Ecosse, il se trouva très-affaibli ; les médecins l’engagèrent à abandonner au plus tôt l’Angleterre, mais il ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait ce retard ?… Il joua encore à un concert donné pour les Polonais. Dernier signe d’amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir et dernier regret ! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens. Il leur dit à tous un adieu qu’ils ne croyaient pas encore devoir être éternel.

Quelle pensée occupait son esprit lorsqu’il traversait la mer pour rentrer dans Paris ?… Ce Paris, si différent pour lui de celui qu’il avait trouvé sans le chercher on I831 !.. Cette fois, il y fut surpris dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu’inattendu. Celui, dont les conseils et l’intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans l’hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte lui fut plus que sensible ; elle lui apporta ce découragement final si dangereux, dans des momens où la disposition d’esprit exerce tant d’empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant no plus avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors, mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d’aucun. Une sorte d’accablement irrémédiable s’empara de lui ; on eût dit qu’il savait avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie, nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne venant lutter contre cette amère apathie.

Depuis l’hiver 1848, Chopin n’avait plus été à même de travailler avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées, sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu’elles fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu’un dernier Nocturne et une Valse très-courte, comme un lambeau de souvenir.

En dernier lieu, il avait projeté d’écrire une Méthode de piano, dans laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse et exigeait un redoublement d’application, même pour un travailleur aussi assidu que l’était Chopin. En se réfugiant dans ces arides régions, il voulait peut-être fuir jusqu’aux émotions de l’art, auquel la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignans, la joie ou l’enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différens ! Il n’y chercha plus qu’une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda plus que ce que Manfred demandai ! vainement aux forces de la magie : l’oubli !… L’oubli, que n’accordent ni les distractions, ni l’étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine de venin, compenser en intensité le temps qu’elles enlèvent aux douleurs. Il voulut chercher l’oubli dans ce labeur journalier, qui « conjure les orages de l’âme », — der Seele Sturm beschwôrt, — en engourdissant la mémoire, lorsqu’il ne l’anéantit pas. Un poète, qui fut aussi la proie d’une inconsolable mélancolie, chercha également, en attendant une mort précoce, l’apaisement de ces regrets découragés dans le travail, qu’il invoque comme un dernier recours contre l’amertume de la vie à la fin d’une mâle élégie :

« Bescliàftigung, die nie ermatlot,
« Die Inngsam sclialTl, doch nie zerstort,
« Die zu dem Bau der Ewigkeilen
« Zwar Sandkom nur ftir Sandkorn rciclil,
« Doch von der grossen Schuld der Zeiten
« Minulen, Tage, Jahre streicht »’).

Mais les forces de Chopin ne suffiront plus à son dessein ; cette occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le contour de son projet, il en parla à diverses reprises ; l’exécution lui en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa Méthode ; elles furent consumées avec le reste. Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette nouvelle, s’établit à son chevet et ne s’en éloigna pas. Il vit ce redoublement de tristesses autour de lui, ces angoisses, ces présages, sans témoigner de l’impression qu’il en recevait. Il s’entretenait de sa fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu’il avait pu faire pour l’amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour éviter, disait-il, les incommodités de celui qu’il occupait ; il disposa son ameublement à neuf, en se

1) Schiller, Die Idéale. préoccupant à cet effet d’arrangemens minutieux. Quoiqu’il fût bien mal, ne se faisait certainement pas illusion sur son état, il s’obstina à ne point décommander les mesures qu’il avait ordonnées pour l’installation de son nouvel appartement. Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des chambres où il ne devait plus entrer !

Craignit-il que la mort ne remplit pas ses promesses ? Qu’après l’avoir touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre.’ Que la vie ne lui fût plus cruelle encore, s’il lui fallait la reprendre après en avoir rompu tous les fds ? Éprouvait-il cette double influence qu’ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille d’événemens qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre le cœur qui pressent le secret de l’avenir et l’intelligence qui n’ose le prévoir ? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées, qu’à certains momens elle dicta aux esprits les plus fermes des discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins découlaient d’une égale persuasion ? Nous croirions plutôt qu’après avoir succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en Angleterre tout ce qu’il fallait pour abréger ses derniers jours, il voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse, qu’avec sa mauière de voir il eût jugé dans un autre romanesque, théatrale, ridicule. Il eût rougi d’agir comme les héros de mélodrames qu’il détestait, comme un Bocage en scène ’), comme un personnage quelconque d’un de ces romans du jour qu’il méprisait profondément. Si, malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n’avait pu résister à la grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à tous ceux qui furent blessés par une femme d’une de ces blessures dont on ne guérit qu’en en mourant !

En apprenant qu’il était si mal, et dans l’absence d’un ecclésiastique polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l’abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l’émigration, vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l’entouraient, il connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain de le voir sitôt qu’il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans délai. D’abord, il y eut dans l’accueil du pauvre ami expirant, meurtri, contusioné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage, quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette crainte

1) Bocage, un des acteurs les plus renommes du temps de Mm« Dorval, était dans l’art dramatique un des brillans réprésentans du romantisme échevelé et, à ce titre, il fut pendant quelque temps très-bien vu à Nohanl. et de cette trépidation intérieure qu’on éprouve toujours, lorsque, ayant été atui de Dieu, l’on a suspendu ses rapports avec lui et qu’on se retrouve en présence d’un de ses ministres, dont la seule vue rappelle sa tendresse paternelle et l’ingratitude de notre oubli.

L’abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même heure, comme s’il n’apercevait, ni ne comprenait, ni n’admettait, qu’il fut survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait toujours polonais, comme s’ils s’étaient vus la veille, comme s’il ne s’était rien passé dans rentre-temps, comme s’ils ne vivaient pas à Paris, mais à Varsovie. Il l’entretenait de tous les petits faits qui avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne, des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en Sibérie pour n’avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d’abandonner leur foi !.. Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se prolonger ! Les détails abondaient, tous plus émouvans, plus poignans, plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.

Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère natale ; elles renouaient son présent à son passé, elle le rameriaient en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu’il revoyait plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de dérision et sous sa couronne d’épines. Un jour, Chopin dit tout simplement à son ami qu’il ne s’était pas confessé depuis longtemps et voudrait le faire, ce qui eut lieu à l’instant même, le confessé et le confesseur s’étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce grand et beau moment.

A peine le prêtre et l’ami eut-il prononcé la dernière parole de l’absolution, (pie Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et souriant à la fois, l’embrassa de ses deux bras, « à la polonaise », en s’écriant : « Merci, merci mon cher ! Grâce, à vous, je ne mourrai pas comme un cochon (iak swinia) ! » Nous tenons ces détails de la bouche même de l’abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses Lettres spirituelles. Il nous disait la profonde commotion que produisit sur lui l’emploi de cette expression, si vulgairement énergique, dans la bouche d’un homme connu pour le choix et l’élégance de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de degoûts qui s’y était amassé !

De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l’ombre fatale apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme ; les souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière. Lorsqu’elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu’à la fin sa présence d’esprit ; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu’il exprimait à ses raomens de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec lequel il avait eu des rapports aussi fréquens qu’intimes durant le séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini ; le désir de connaître ce grand maître, dans l’admiration duquel il avait été élevé, fut un des motifs qui, lorsqu’en 1831 Chopin quitta Vienne pour se rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini et Cherubini, génies si différens, et dont cependant Chopin se rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de l’un, qu’il avait d’inclination pour la spontanéité, l’entrain, le brio de l’autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande et élevée, la vaporeuse vaguesse de l’émotion spontanée aux mérites des maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l’auteur de Norma, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait écrit Médée

Continuant jusqu’à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d’une reconnaissance attendrie les remercîmens qu’il adressait aux amis qui venaient le visiter. Les premiers jours d’octobre ne laissèrent plus ni doute, ni espoir. L’instant fatal approchait ; on ne se fiait plus à la journée, à l’heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann, l’assistant constamment, ne s’éloignèrent plus un instant de lui. La comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce moment suprême.

Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu’ils déploient en face d’accidens imprévus qui sembleraient devoir être les plus saisissans, la vue d’une lente et belle mort récèle une imposante majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins préparées à ces saints recueillemens. Le départ lent et graduel de l’un d’entre nous pour les rives de l’inconnu, la mystérieuse gravité de ses pressentimens secrets, des révélations intraduisibles qu’il reçoit, de ses commémorations d’idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare le passé de l’avenir, le temps de l’éternité, nous remue plus profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre fumée des batailles, l’horrible charnier lui-même qu’un fléau contagieux établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de toutes les indignes attaches qui passent, qui lassent, qui cassent, que la vue prolongée d’une finie consciente d’elle-même, contemplant silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de l’éternité. Le courage, la résignation, l’élévation, l’affaissement qui la familiarisent avec l’inévitable dissolution, si répugnante à nos instincts, impressionnent plus profondément les assistans que les péripéties les plus affreuses, lorsqu’elles dérobent le tableau de ce déchirement et de cette méditation.

Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole éteinte ! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marceline Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son propre nom, comme l’élève préférée du poète, la confidente des secrets de son art, venait tous les jours passer une couple d’heures près du mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moinens, qu’après avoir longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d’illusions et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité !

Le dimanche, 15 octobre, des crises plns douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et grande force d’âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue ; ses larmes coulaient. Il l’aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d’anges qu’imagina jamais le plus pieux des peintres ; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment vint où la crise lui laissa un peu de repos ; alors il lui demanda de chanter. On crut d’abord qu’il délirait, mais il répéta sa demande avec instance. Qui eût osé s’y opposer ? Le piano du salon fut roulé jusqu’à la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, ce beau talent, cette voix admirable, n’avaient atteint une si pathétique expression.

Chopin sembla moins souffrir pendant qu’il l’écoutait. Elle chanta le fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella. « Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! dit-il ; encore… encore ! » Quoique accablée par l’émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d’un ami et d’un compatriote ; elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus’ mal, tout le monde fut saisi d’effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux. Personne n’osant parler, l’on n’entendit plus que la voix de la comtesse ; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. C’était à la tombée de la nuit ; une demi-obscurité prètait ses ombres mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Cbopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait ; elle ne quitta plus guère cotte attitude, tant que vécut ce frère si chéri d’elle !..

Pendant la nuit, l’état du malade empira ; il fut mieux au matin du lundi. Comme si, par avance, il avait connu l’instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacremens. En l’absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très-lié depuis leur commune expatriation, ce fut naturellement l’abbé Jetowicki qui arriva. Lorsque le saint viatique et l’extrême-onction lui furent administrés, il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présens, un à un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se ployèrent, les fronts s’inclinèrent, les paupières étaient humides, les cœurs serrés et élevés.

Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et semblait ne plus distinguer les personnes qui l’entouraient ; ce n’est que vers onze heures du soir qu’une dernière fois, il se sentit quelque peu soulagé. L’abbé Jelowicki ne l’avait plus quitté. A peine Chopin eut-il recouvré la parole, qu’il désira réciter avec lui les litanies et les prières des agonisans ; il le fit en latin, d’une voix parfaitement intelligible. A partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée sur l’épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie lui avait consacré et ses jours et ses veilles.

Une convulsive somnolence dura jusqu’au 17 octobre 1849. Vers deux heures, l’agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son front ; après un court assoupissement, il demanda d’une voix à peine audible : « Qui est près de moi ? » Il pencha sa tète pour baiser la main de M. Gutmann qui le soutenait, rendant l’ame dans ce dernier témoignage d’amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en aimant ! — Lorsque les portes du salon s’ouvrirent, on se précipita autour de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu’on versa autour de lui.

Son goût pour les Heurs étant bien connu, le lendemain il en fut apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées ; il sembla reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un calme inaccoutumé ; sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmans auxquels la mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu’on modela de suite et qu’on exécuta depuis en marbre pour son tombeau.

L’admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander que son Requiem fût exécuté à ses funérailles ; ce vœu fut accompli. Ses obsèques eurent lieu à l’église de la Madeleine, le 30 octobre 1849, retardées jusqu’à ce jour afin que l’exécution de cette grande œuvre fût digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris voulurent y prendre part. A l’Introït, on entendit la Marche funèbre du grand artiste qui venait de mourir ; elle fut instrumentée à cette occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu’il y avait enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. A l’offertoire, M. Lefebure Vély exécuta sur l’orgue les admirables Préludes de Chopin en si et mi mineurs. Les parties de solos du Requiem furent réclamées par M""8 Viardot et Castellan ; Lablache, qui avait chanté le Tuba mirum de ce’même Requiem, en 1827, à l’enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui alors en avait joué la partie de timballes, conduisit le deuil avec le prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.

Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon nos désirs, nous espérons que l’attrait qu’à si juste titre son nom exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la vérité d’un regret, d’un respect et d’un enthousiasme vivement sentis, pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait ajouter encore les mots que nous dicterait l’inévitable retour sur soi-même, que fait faire à l’homme chaque mort qui enlève d’autour de lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens noués par son cœur illusionné et confiant, d’autant plus douloureusement qu’ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous dirions que dans le courant d’une même année nous avons perdu les deux plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière voyageuse.

L’un d’eux est tombé sur la brèche des guerres civiles ! Héros vaillant et malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures n’ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d’une rare intelligence, d’une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec le pétillement et l’ardeur d’un gaz subtil, doué de facultés éminentes, il n’avait encore réussi qu’à dévorer des difficultés par son infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu se déployer avec autant de succès dans les joûtes de la parole et le maniement des affaires, qu’elles en avaient eu dans ses brillans faits d’armes. — L’autre, a expiré en s’éteignant lentement dans ses propres flammes : sa vie, passée en dehors des événemens publics, fut comme une chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les traces qu’ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à l’éternel veuvage de la sienne : poète à l’âme endolorie, pleine de replis, do réticences et de chagrins ennuis. La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l’intérêt direct que pouvait avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagemens que renferme une compréhensive amitié. L’affectueuse sympathie, dont tant de preuves irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos sentimens et notre manière d’envisager l’art, eût adouci les déboires et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elles ont encouragé et fortifié nos premières tendances et nos premiers essais.

Puisqu’il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons ; nous avons senti l’obligation de déposer l’hommage de nos regrets respectueux sur la tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd’hui que la musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des traits d’une si heureuse inspiration, qu’ayant les premiers brisé les raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissans que devaient transporter plus tartl sur leurs toiles et dans leurs fresques, les Francia, les Perugins, les Raphaëls à venir.

Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l’œuvre anonyme de tous. De nos jours, des monumens sont encore érigés par un procédé analogue ; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir qu’un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à une œuvre d’art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu’on voulait honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l’aide de la poésie du ciseau, les sentimens éprouvés par les contemporains. Les souscriptions ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat.

Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l’admiration exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le monde musical ; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète aimé et choisi par lui ; à ce que nous avons plus souvent que d’autres recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode ; à ce que nous nous sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l’art et aux sentimens qu’il lui confiait, par cette longue assimilation qui s’établit entre un écrivain et son traducteur, — nous avons cru que ces circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter une pierre brute et anonyme à l’hommage qui lui était rendu. Nous avons considéré que les convenances de l’amitié et de collègue, exigeaient de nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à nous-même, que de ne pas briguer l’honneur d’inscrire notre nom et de faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est permis à ceux qui n’espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide qu’y laisse une irréparable perte !…

F. Liszt.




FIN.