Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Villageois et le Serpent
XIII.
Le Villageois et le Serpent
Esope conte qu’un Manant
Charitable autant que peu ſage,
Un jour d’Hyver se promenant
A l’entour de son heritage,
Apperçut un Serpent ſur la neige étendu,
Tranſi, gelé, perclus, immobile rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
Le Villageois le prend, l’emporte en ſa demeure ;
Et ſans conſiderer quel ſera le loyer
D’une action de ce merite,
Il l’étend le long du foyer,
Le réchauffe, le reſſuſcite.
L’Animal engourdi ſent à peine le chaud,
Que l’ame luy revient avecque la colere.
Il leve un peu la teſte, & puis ſiffle auſſi-toſt,
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un ſaut
Contre ſon bienfaiteur, ſon ſauveur & ſon pere.
Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon ſalaire ?
Tu mourras. A ces mots, plein d’un juſte courroux
Il vous prend ſa cognée, il vous tranche la Beſte,
Il fait trois Serpens de deux coups,
Un tronçon, la queuë, & la teſte.
L’inſecte ſautillant, cherche à ſe réunir,
Mais il ne put y parvenir.
Il eſt bon d’eſtre charitable :
Mais envers qui, c’eſt là le poinct.
Quant aux ingrats, il n’en eſt point
Qui ne meure enfin miſerable.