Le Milan, le Roi, et le Chasseur

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 53-62).


FABLE XII.

Le Milan, le Roi, & le Chaſſeur.

À ſon Alteſſe Sereniſſime Monſeigneur le Prince de Conti.


Comme les Dieux ſont bons, ils veulent que les Rois
Le ſoient auſſi : c’eſt l’indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,

Non les douceurs de la vengeance.
Prince c’eſt vôtre avis. On ſçait que le courroux
S’éteint en vôtre cœur ſi tôt qu’on l’y void naître.
Achille qui du ſien ne put ſe rendre maître
Fut par là moins Héros que vous.
Ce titre n’appartient qu’à ceux d’entre les hommes
Qui comme en l’âge d’or font cent biens ici bas.
Peu de Grands ſont nez tels en cet âge où nous ſommes.
L’Univers leur ſçait gré du mal qu’ils ne font pas.
Loin que vous ſuiviez ces exemples,
Mille actes généreux vous promettent des Temples.
Apollon Citoïen de ces Auguſtes lieux
Pretend y celebrer vôtre nom ſur ſa Lire.

Je ſais qu’on vous attend dans le Palais des Dieux :
Un ſiecle de ſejour doit ici vous ſuffire.
Hymen veut ſejourner tout un ſiecle chez vous.
Puiſſent ſes plaiſirs les plus doux
Vous compoſer des deſtinées
Par ce temps à peine bornées !
Et la Princeſſe & vous n’en méritez pas moins ;
J’en prens ſes charmes pour témoins :
Pour témoins j’en prens les merveilles
Par qui le Ciel pour vous prodigue en ſes preſens,
De qualitez qui n’ont qu’en vous ſeuls leurs pareilles,
Voulut orner vos jeunes ans.
Bourbon de ſon eſprit ces graces aſſaiſonne.
Le Ciel joignit en ſa perſonne

Ce qui ſçait ſe faire eſtimer
À ce qui ſçait ſe faire aimer.
Il ne m’appartient pas d’étaler vôtre joie.
Je me tais donc, & vais rimer
Ce que fit un Oiſeau de proie.

Un Milan de ſon nid antique poſſeſſeur,
Étant pris vif par un Chaſſeur ;
D’en faire au Prince un don cet homme ſe propoſe.
La rareté du fait donnoit prix à la choſe.
L’Oiſeau par le Chaſſeur humblement preſenté,
Si ce conte n’eſt apocriphe,
Va tout droit imprimer ſa griffe
Sur le nez de ſa Majeſté.
Quoi ſur le nez du Roi ? Du Roi même en perſonne.
Il n’avoit donc alors ni Sceptre ni Couronne ?

Quand il en auroit eu, ç’auroit été tout un.
Le nez Roïal fut pris comme un nez du commun.
Dire des Courtiſans les clameurs & la peine,
Seroit ſe conſumer en efforts impuiſſans.
Le Roi n’éclata point ; les cris ſont indécens
À la Majeſté Souveraine.
L’Oiſeau garda ſon poſte. On ne put ſeulement
Hâter ſon départ d’un moment.
Son Maître le rappelle, & crie, & ſe tourmente,
Lui preſente le leurre, & le poing, mais en vain.
On crut que juſqu’au lendemain
Le maudit animal à la ſerre inſolente
Nicheroit là malgré le bruit,

Et ſur le nez ſacré voudroit paſſer la nuit.
Tâcher de l’en tirer irritoit ſon caprice.
Il quitte enfin le Roi, qui dit, Laiſſez aller
Ce Milan, & celui qui m’a crû régaler.
Ils ſe ſont acquittez tous deux de leur office,
L’un en Milan, & l’autre en Citoïen des bois.
Pour moi qui ſçais comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du ſupplice.
Et la Cour d’admirer. Les Courtiſans ravis
Élevent de tels faits par eux ſi mal ſuivis.
Bien peu, même des Rois, prendroient un tel modelle ;
Et le Veneur l’échapa belle,

Coupable ſeulement, tant lui que l’animal,
D’ignorer le danger d’approcher trop du Maître.
Ils n’avoient appris à connoître
Que les hôtes des bois : étoit-ce un ſi grand mal ?

Pilpay fait pres du Gange arriver l’Avanture.
Là nulle humaine Creature
Ne touche aux animaux pour leur ſang épancher.
Le Roi même feroit ſcrupule d’y toucher.
Sçavons-nous, diſent-ils, ſi cet Oiſeau de proie
N’étoit point au ſiége de Troie ?
Peut-être y tint-il lieu d’un Prince ou d’un Heros
Des plus hupez & des plus hauts :

Ce qu’il fut autrefois il pourra l’être encore.
Nous croïons aprés Pythagore,
Qu’avec les Animaux de forme nous changeons,
Tantôt Milans, tantôt Pigeons,
Tantôt Humains, puis Volatilles
Aïant dans les airs leurs familles.

Comme l’on conte en deux façons
L’accident du Chaſſeur, voici l’autre maniere.
Un certain Fauconnier aïant pris, ce dit-on,
À la Chaſſe un Milan (ce qui n’arrive guere)
En voulut au Roi faire un don,
Comme de choſe ſinguliere.
Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent ans.
C’eſt le Non plus ultra de la Fauconnerie.

Ce Chaſſeur perce donc un gros de Courtiſans,
Plein de zele, échaufé, s’il le fut de ſa vie.

Par ce parangon des preſens
Il croïoit ſa fortune faite,
Quand l’Animal porte-ſonnette,
Sauvage encore & tout groſſier,
Avec ſes ongles tout d’acier
Prend le nez du Chaſſeur, hape le pauvre ſire :
Lui de crier, chacun de rire,
Monarque & Courtiſans. Qui n’eût ri ? Quant à moi
Je n’en euſſe quitté ma part pour un Empire.
Qu’un Pape rie, en bonne foi
Je ne l’oſe aſſurer ; mais je tiendrois un Roi
Bien malheureux s’il n’oſoit rire.

C’eſt le plaiſir des Dieux. Malgré ſon noir ſourci
Jupiter, & le Peuple Immortel rit auſſi.
Il en fit des éclats, à ce que dit l’Hiſtoire,
Quand Vulcain clopinant lui vint donner à boire.
Que le Peuple Immortel ſe montrât ſage ou non,
J’ai changé mon ſujet avec juſte raiſon ;
Car puiſqu’il s’agit de Morale,
Que nous eût du Chaſſeur l’avanture fatale
Enſeigné de nouveau ? L’on a vû de tout tems
Plus de ſots Fauconniers, que de Rois indulgens.