Aller au contenu

Le Dépositaire infidèle

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Fables (La Fontaine) IX, 1)


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 3-9).

FABLE I.

Le Dépoſitaire infidele.


Grace aux Filles de memoire,
J’ay chanté des animaux :
Peut-eſtre d’autres Heros
M’auroient acquis moins de gloire.

Le Loup en langue des Dieux
Parle au Chien dans mes ouvrages.
Les Beſtes à qui mieux mieux
Y font divers perſonnages ;
Les uns fous, les autres ſages ;
De telle ſorte pourtant
Que les fous vont l’emportant ;
La meſure en eſt plus pleine.
Je mets auſſi ſur la Scene
Des Trompeurs, des Scelerats,
Des Tyrans, & des Ingrats,
Mainte imprudente pecore,
Force Sots, force Flateurs ;
Je pourrois y joindre encore
Des legions de menteurs.
Tout homme ment, dit le Sage.
S’il n’y mettoit ſeulement
Que les gens du bas eſtage,
On pourroit aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes ;

Mais que tous tant que nous ſommes
Nous mentions, grand & petit,
Si quelque autre l’avoit dit,
Je ſoûtiendrois le contraire.
Et meſme qui mentiroit
Comme Éſope, & comme Homere,
Un vray menteur ne ſeroit.
Le doux charme de maint ſonge
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du menſonge
Nous offre la verité.
L’un & l’autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, & plus s’il ſe peut :
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme ſceut faire
Un certain Dépoſitaire
Payé par ſon propre mot,
Eſt d’un méchant, & d’un ſot.
Voicy le fait. Un trafiquant de Perſe,

Chez ſon voiſin, s’en allant en commerce,
Mit en dépoſt un cent de fer un jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
Votre fer ? Il n’eſt plus : J’ay regret de vous dire,
Qu’un Rat l’a mangé tout entier.
J’en ay grondé mes gens : mais qu’y faire ? un Grenier
A toûjours quelque trou. Le trafiquant admire
Un tel prodige, & feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l’enfant
Du perfide voiſin ; puis à ſouper convie
Le pere qui s’excuſe, & luy dit en pleurant ;
Diſpenſez-moy, je vous ſupplie :
Tous plaiſirs pour moy ſont perdus.

J’aimois un fils plus que ma vie ;
Je n’ay que luy ; que diſ-je ? helas ! je ne l’ay plus.
On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit : Hier au ſoir ſur la brune
Un Chat-huant s’en vint voſtre fils enlever.
Vers un vieux baſtiment je le luy vis porter.
Le pere dit : Comment voulez-vous que je croye
Qu’un Hibou pût jamais emporter cette proye ?
Mon fils en un beſoin euſt pris le Chat-huant.
Je ne vous diray point, reprit l’autre, comment,
Mais enfin je l’ay veu, veu de mes yeux, vous diſ-je,
Et ne vois rien qui vous oblige

D’en douter un moment apres ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez eſtrange
Que les Chat huans d’un pays
Où le quintal de fer par un ſeul Rat ſe mange,
Enlevent un garçon peſant un demy cent ?
L’autre vid où tẽdoit cette feinte aventure.
Il rendit le fer au Marchand,
Qui luy rendit ſa géniture.
Meſme diſpute avint entre deux voyageurs.
L’un d’eux eſtoit de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien veu qu’avec un microſcope.
Tout eſt Geant chez eux : Écoutez-les, l’Europe
Comme l’Afrique aura des monſtres à foiſon.
Celuy-cy ſe croyoit l’hyperbole permiſe.
J’ay veu, dit-il, un chou plus grand qu’une maiſon.

Et moy, dit l’autre, un pot auſſi grand qu’une Égliſe.
Le premier ſe mocquant, l’autre reprit : tout doux ;
On le fit pour cuire vos choux.
L’homme au pot fut plaiſant ; l’homme au fer fut habile.
Quand l’abſurde eſt outré, l’on luy fait trop d’honneur
De vouloir par raiſon combattre ſon erreur ;
Encherir eſt plus court, ſans s’échauffer la bile.