Fables canadiennes/01/L’avare sur le point de mourir

La bibliothèque libre.
C. Darveau (p. 39-41).

FABLE XIII

L’AVARE SUR LE POINT DE MOURIR

 Un vieil avare, un de ces ladres
Qui portent barbe sale et n’ont point de rasoir,
Qui n’osent pas se mettre en face d’un miroir,
Qui collent à leurs murs des images sans cadres,
Et, pour dépenser moins, n’osent pas se nourrir ;
Un vieil avare, dis-je, allait enfin mourir
Et sentait des regrets difficiles à peindre.
Il fit venir à lui son unique neveu :

 
— Mon neveu, lui dit-il, inutile de feindre,
C’est fini, je m’en vais ; eh bien ! écoute un peu :
Je vois avec terreur mon étrange folie.
Que me sert, dis-le moi, d’avoir dompté mes sens,
En me privant de tout, depuis mes premiers ans ?
 Ah ! vraiment cela m’humilie.
Que me sert-il d’avoir, pour ménager mon bois,
Près du foyer éteint grelotté tant de fois ?
Que me sert-il d’avoir, par pure économie,
Marché tête et pieds nus durant les jours d’été ?
 Ah ! c’est une infamie,
 Je le confesse en vérité,
Que de se priver tant pendant si courte vie !
Et, pour me bien punir, si je tenais encor
 L’existence qui m’est ravie,
Je voudrais renoncer à voir mes pièces d’or.
Plus que cela ! Je crois que pour des pièces fausses
Je les échangerais… J’y serais bien perdant,
Va, car l’or en est pur et puis elles sont grosses…

— Cher oncle, voyez donc comme je suis prudent,
Repartit le neveu ; dans ma sollicitude
J’ai remplacé l’or pur par un autre métal
Qui ne vaut rien du tout, j’en ai la certitude.

— Comment ! tu m’as volé mon petit capital ?
Mon or si précieux tu me l’as, en cachette,
Changé pour des jetons que personne n’achète ?
Sur des pièces de cuivre, hélas ! infortuné,
Comme devant l’or pur je me suis prosterné !
 J’en mourrai de honte et de peine !…
 Oh ! laisse-moi…
 Ma fin aurait été sereine,
 Ingrat neveu, sans toi.


Lorsque l’on se fait vieux l’on croit quitter le vice
 Et c’est le vice qui nous fuit :
La passion qui dort n’est que de l’artifice ;
Elle porte au réveil toujours le même fruit.