Fables canadiennes/02/Le loup devenu mouton

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C. Darveau (p. 139-143).

FABLE XIX

LE LOUP DEVENU MOUTON

La chose pourtant, je l’avoue,
N’a pas de probabilité,
Et l’on va croire que je joue
Avec votre crédulité ;
Il n’en est rien, je vous l’assure,
Et l’histoire improbable est sûre.

Tour la comprendre tout d’abord
Et lui trouver de la justesse,

Il faut savoir qu’un loup ne mord
 Que si la faim le presse.
Partant de cette vérité
 On verra, je l’espère,
Que le loup qui fait bonne chère
Doit avoir de l’humanité.

Donc ce brigand de quadrupède
Qu’on nomme mangeur de moutons
Courait, hurlant sur tous les tons
 Et cherchant un remède
Qui put à son mal mettre fin.
Ce mal, passager d’ordinaire,
N’était pas, certes ! imaginaire,
 C’était la faim.

Pour calmer un peu ses supplices,
 Ce loup efflanqué
 N’aurait pas manqué
De déchirer avec délices
 Le plus chétif agneau,
 N’eut-il eu que la peau.
Mais le chien faisait bonne garde
Aux étables et dans les clos.


Il peut devenir un héros
Celui-là que la faim poignarde…
Las de guetter l’occasion,
Notre loup finit par comprendre
Qu’il devait autrement s’y prendre
Et risquer une invasion.
Que l’on soit loup, que l’on soit homme,
 Il faut manger ;
La vie à cela se consomme ;
Tanner n’y pourra rien changer.
Il aborda, la gueule ouverte
Et d’un air bien déterminé,
Un troupeau qui dans l’herbe verte
Faisait sieste après dîné.
Le chien accourut tout de suite,
Mais le loup ne prit point la fuite ;
Il fallut donc parlementer.

— J’ai faim, je mange, dit le fauve,
Rien qu’un mouton et je me sauve :
Je suis facile à contenter.

— Qu’à pas un ta griffe ne touche,
Répliqua le cerbère, ou bien…


Cet « ou bien » avait l’air farouche,
Mais le loup ne fit cas de rien
Et continua sa menace.
Le chien qui n’était pas bonasse
 Se creusa le cerveau
Pour trouver un moyen nouveau
De protéger la bergerie.

— Vous avez faim ? dit-il au loup ;
Si ce n’est point plaisanterie
Je vous ferai manger beaucoup
Et j’adoucirai votre peine :
Enrôlez-vous dans mon troupeau,
Allez paître au son du pipeau
Et vêtez la robe de laine ;
Cela vaudra mieux, bien des fois,
 Que de courir, avide
 Et le ventre vide,
 À travers champs et bois.

— Je crois que votre offre est honnête
Et je l’accepte franchement,
Répondit la prudente bête,
Tout en souriant méchamment ;
Je vous demeurerai fidèle

 
Puisque je serai bien nourri ;
Je vais être un agneau modèle,
 J’en ferais le pari.


Combien ainsi font du tapage
Jettent au vent page sur page,
Menacent de tout fracasser,
Mais qui perdent leur violence
Et gardent un prudent silence
Dès qu’on offre de les placer !