Fables canadiennes/04/Le dormeur

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C. Darveau (p. 263-266).

FABLE XV

LE DORMEUR

 Dormez, c’est nécessaire,
 Mais ne dormez pas trop,
 Le temps fuit au galop.
 À chaque anniversaire
 Le dormeur a perdu,
 Tout compte bien rendu,
 La moitié d’une année.
 C’est beaucoup abréger,
 Pour un plaisir léger,
 Notre courte tournée
 En ce bas lieu.

 
Un dormeur le comprit, un peu trop tard sans doute :
Il se trouva soudain au terme de sa route
 Croyant n’être encor qu’au milieu.
 Il avait de l’aisance,
 Grâce à ses bons aïeux
Qui ne dormirent guère et travaillèrent vieux.
Il ne lisait jamais, même par complaisance
 Pour sa curiosité.
 Il prit de l’obésité
 Et c’est tout ce qu’il voulait prendre.
 Il se mettait au lit, le soir,
À l’heure où les poulets montent sur le juchoir,
 Mais il ne pouvait pas comprendre
 Qu’on doit se lever le matin.
Peur de se voir confondre il fuyait les disputes.
Il ne voyageait pas. Le tour de son jardin
 En quatre vingts minutes,
C’était un bel exploit et le plus prompt des tours,
 Sur la terre ou sur l’onde,
 Après le tour du monde
 En quatre vingts jours.

Il vieillit de la sorte, ignorant bien des choses
 Que les hommes doivent savoir.
Sa taille s’affaissa, son teint perdit ses roses ;

Il accusa sa glace et, pour ne plus s’y voir,
 Il la mit tout en pièces.
Ce furent là, je crois, ses seules hardiesses.

Un jour il entendit un superbe vieillard,
 Un véritable personnage,
 Parler de son jeune âge
Perdu dans le passé comme dans un brouillard,
Parler de ses travaux, de ses limpides gloires
 Et des victoires
 De son drapeau.
 Il trouva cela beau ;
 Puis, prenant la parole :

— Mais qui donc êtes-vous ? Vous devez être âgé
Vous qui tant avez fait ? dit-il d’une voix molle.

Le vieillard se nomma.

 — Que te voilà changé !
Dit l’autre en retrouvant un compagnon d’enfance.

— Je suis changé, c’est vrai, mais toi tu l’es aussi.

— Moi ? mais comment cela, je n’ai point de souci.

— Il serait superflu de se mettre en défense
Contre le temps qui, las ! nous emporte avec lui :
Nous avons tous les deux le même âge aujourd’hui.

 — Et tout ce que tu viens de dire
 Tu l’as fait depuis qu’on s’est vu ?

— Oui tout, et je ferai davantage, pourvu
Que la mort veuille bien ne pas me l’interdire.
 Mais toi, qu’as-tu fait, mon ami ?

 — Hélas ! moi j’ai dormi !