Fables canadiennes/04/Le secret du bonheur

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C. Darveau (p. 275-278).

FABLE XVIII

LE SECRET DU BONHEUR

 Un grand fermier, un fermier riche
 Et pas trop chiche
Avait à son service un pauvre journalier
 Qui portait gaîment le collier.
L’un travaillait toujours, l’autre, pas de l’année ;
Le travailleur chantait tout comme son seigneur,
 Et souvent après sa journée
 Semblait goûter plus de bonheur.
Mais le maître trouvait une gaîté si belle
 Peu naturelle.

— Ce rustre, pensait-il, a quelque doux secret,
 Quelque bonne ruse
 Dont il use
 En homme discret.
Il faut l’interroger. J’ai le droit de connaître,
 C’est un fait patent,
 S’il est toujours aussi content
 Qu’il s’efforce de le paraître.

 Or, le soir arrivé
 Et l’ouvrage achevé,
 Le serviteur, près de la flamme
 Du foyer,
 Au lieu de larmoyer,
Dans un couplet joyeux laissa rire son âme.

 — Tu chantes bien, dit le fermier,
 En vérité cela m’intrigue :
 Tu ne sens donc pas la fatigue ?

— La fatigue, je l’aime ; elle rend mon sommier
 D’une mollesse souveraine.

— Tu trouves du plaisir à travailler toujours ?

 — C’est le sort de la race humaine.

— Mais ce n’est pas le mien : j’ai de tendres amours,
Je dors sur le duvet, je m’assieds sur la soie,
Et chaque jour j’invente une nouvelle joie ;
 Je voyage et j’apprends.
Et je goûte aujourd’hui bien plus de jouissances
Que j’en goûtais jadis, cela tu le comprends,
 Puisque j’ai plus de connaissances.

 — En êtes-vous bien plus heureux,
 Mon maître ?

 — Eh oui ! tu dois le reconnaître.

 — Je ne suis pas si généreux.

 — Comment donc, pauvre ignare,
Comprends-tu du bonheur la mesure ici-bas ?

— Je ne prends jamais part à vos savants débats,
 Et je vous déclare
Que je ne sais pas bien comment dire cela,

 Mais voilà :
 Notre joie est parfaite
 Lorsque nous possédons
 Ce que nous demandons.

— Achève ton discours, tu vas à la défaite.

 — Maître, veuillez attendre un peu.
 Je ne suis pas fort à ce jeu,
 Mais voici tout ce que je pense :
 Chacun de nous prend ou dépense
 De la félicité
 Selon sa capacité.
 Vous êtes une cruche,
 Moi je suis un cruchon —
 Je vous demande bien pardon
 Si mon raisonnement trébuche, —
 Nous sommes pleins jusqu’au goulot,
 Pouvons-nous prendre davantage ?
C’est ainsi que je vois l’équité du partage :


Cruche et cruchon remplis sont contents de leur lot !