Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère/Introduction

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INTRODUCTION



NOTES SUR LE BOUDDHA[1]


Ces petits récits sont des contes hindous. Ils ont été conservés dans des versions chinoises en prose. Les plus anciennes que l’on connaisse remontent au IIIe, et la plupart au Ie siècle après J.-C. C’est une traduction fidèle de cette version chinoise que nous avons tenté d’adapter ici[2]. Puisque, dans ces contes, il est souvent fait allusion au Bouddha, il n’est peut-être pas inutile, du moins pour la jeunesse, de rappeler brièvement qui était ce personnage et quelle fui sa doctrine.

C’est vers le milieu du VIe siècle avant l’ère chrétienne que vécut le Bouddha, fondateur du Bouddhisme. Son nom était Siddhârtha ; ses contemporains l’appelaient aussi l’ascète Gautama, et plus tard on l’a nommé encore Çâkyamouni, c’est-à-dire « le Sage de la maison des Çâkyas ». Le sens propre du mot Bouddha est « celui qui est éveillé » ; il désigne l’être qui a obtenu la sagesse suprême. Le Bouddha est un seul personnage historique, mais une infinité de Bouddhas imaginaires ont été créés d’après ce type réel.

Il naquit à Kapilavastou, au nord de l’lnde, au pied de l’Himâlaya. Il semble avoir été le fils, non pas d’un roi comme le veut une tradition fort répandue, mais d’un riche propriétaire nommé Çouddhodana son père fut si heureux de sa naissance qu’il l’appela Siddhârtha, ce qui signifie « tous vœux accomplis ». La légende le range au nombre des enfants prodiges dès son jeune âge il aurait su toute chose sans qu’on eût rien à lui apprendre : « il croissait peu à peu en perfection, telle la lune pendant la quinzaine claire ». Quand il fut en âge de se marier, le chapelain brahmanique de Çouddhodana lui amena une jeune fille ; mais le père de celle-ci ne consentit point au mariage parce que le prétendant avait trop négligé les exercices physiques. Alors, pour montrer son adresse, il bande l’arc de son aïeul et lance une flèche qui traverse cinq tambours de fer placés à environ 30 kilomètres.

Sans perdre ses dons naturels, il acquiert, en grandissant, toutes les séductions. Encore selon la légende, il s’entoure de « soixante » ou « quatre-vingt-quatre mille » femmes. Certains textes lui attribuent plusieurs épouses ; d’autres, une seule, celle qui répond au nom de Yaçodharà. De son union avec Yaçodharà naquit un fils, mais rien ne pouvait satisfaire l’âme inquiète de Siddhârtha. N’avait-il pas, au cours de ses promenades, rencontré successivement un vieillard, un malade, un cadavre et un moine qui lui avaient révélé les trois maux dont souffre l’humanité — la vieillesse, la maladie et la mort — et l’art de s’en consoler par le secours de la religion. Il pense que, pour trouver la paix du cœur, il fallait renoncer à tous les liens de l’amour et de l’amitié ; aussi un jour, disparu-il en hâte, sans troubler d’un adieu le sommeil de sa femme et de son enfant.

Pendant sept ans, dans l’isolement, au prix de souffrances morales et physiques, de jeûnes et de macérations, il cherche le moyen d’atteindre « le plus haut état de noble repos » le Nirvâna. Soudain, tandis qu’il était assis à l’ombre d’un figuier, son esprit s’illumine et il croit comprendre comment on pourrait parvenir à l’extinction de la douleur. Il reconnait alors que les mortifications seules ne donnent pas la délivrance et il se décide à apporter aux autres le bonheur qu’il pense avoir trouvé.

Plusieurs de ses disciples formèrent une sorte de confrérie de moines ; au nombre de ces moines figurent son propre fils et son cousin Ananda (auquel il est fait allusion dans les contes 1, 13 et 14. Ceux-là seuls étaient moines, Bhikchous, qui avaient renoncé, pour le suivre, à tous les biens terrestres ; mais à côté de ces mendiants, il y eut beaucoup de zélateurs laïques qui, demeurant dans le monde, sans se séparer de leurs biens, en donnaient cependant une généreuse partie à la communauté. Parmi ces derniers, nous rencontrons surtout des princes, des nobles, des Brahmanes. Les Brahmanes étaient des hommes appartenant à la caste sacerdotale.

S’adresser aux plus humbles, aux malheureux, le bouddhisme l’a rarement fait. Il envisage la souffrance qui provient de l’instabilité des choses, et qui est la même pour tous, plutôt que les souffrances de ceux qui sont faibles et opprimés.

Comment délivrer l’homme de sa douleur ? Voilà le problème que s’était posé le Bouddha. Selon lui, il n’est peine qui ne soit causée par l’ignorance de ces quatre vérités saintes :

Tout est douleur : naissance, vieillesse, maladie, mort, séparation d’avec ce qu’on aime.

L’origine de la douleur est dans le désir : soif de joie,

d’existence, de puissance.

Il faut donc éteindre en soi le désir, s’en délivrer entièrement.

Le chemin qui mène à la suppression de la douleur est le chemin sacré aux huit branches qui s’appellent : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, attention pure, méditation pure.

Atteindre cet état où plus rien de ce qu’on aime ne vous est cher, c’est anéantir la douleur, c’est entrer dans le Nirvâna. Il semblerait que la doctrine bouddhique, en exprima ni la suppression de tout désir, de toute souffrance, fût aussi restrictive de toute joie. Il n’en est rien cependant ; par la rupture même de tous les attachements, le bouddhiste conquiert la sérénité. Dans un recueil de stances, ces dispositions se traduisent ainsi :

« Celui dont les sens sont en repos, comme des chevaux bien domptés par celui qui les mêne, celui qui a dépouillé tout orgueil, qui est affranchi de toute impureté, celui qui est ainsi accompli, les dieux même lui portent envie. »

« En parfaite joie nous vivons, sans ennemis dans le monde de l’inimitié ; parmi des hommes pleins d’inimitié nous demeurons sans inimitié.

« En parfaite joie nous vivons, sains parmi les malades parmi les hommes malades, nous demeurons sans maladie.

« En parfaite joie nous vivons, sans fatigue parmi ceux qui se fatiguent. Parmi les hommes qui se fatiguent nous demeurons sans fatigue.

« En parfaite joie nous vivons, nous à qui rien n’appartient. La gaité est notre nourriture comme aux dieux rayonnants. »

« Le moine qui demeure en un endroit solitaire, dont l’âme est pleine de paix, goûte une félicité surhumaine, contemplant face à face la vérité. »

Celle allégresse de l’homme qui se croit en possession de la vérité est bien digne d’être notée, car on a souvent reproche aux disciples du Bouddha de prêcher l’indifférence.

Le Bouddhisme admet le principe de la transmigration des âmes ou des existences successives. D’après ce principe, sans cesse et alternativement, la naissance et la mort se sont produites dans le passé et se produiront dans l’avenir pour un même être ; les incidents de sa vie ne sont que la punition ou la récompense d’actions accomplies autrefois ou la cause de ce qui arrivera plus tard. L’âme, par suite d’une perpétuelle renaissance, apparaîtra sous différentes formes, dans des corps d’hommes ou d’animaux qui manifesteront son perfectionnement ou sa déchéance.

Parmi les préceptes de la morale bouddhique, il en est cinq, les cinq défenses[3] que doit observer quiconque veut mener une vie sainte.

Ne pas tuer d’être vivant.

Ne pas prendre ce qui ne nous appartient pas.

Ne pas toucher à la femme d’un autre.

Ne pas dire ce qui n’est pas la vérité.

Ne pas boire de ligueur enivrante.

Ces préceptes sont présentés d’une manière négative ils indiquent les actions que nous devons nous abstenir de commet ; ils n’insistent pas sur celles que nous devons accomplir, et en particulier sur ce don complet de soi qui fera l’éternelle beauté de la conception chrétienne du dévouement. Cependant le Bouddha s’est donné tout entier à une idée, et il a, d’une manière un peu spéculative il est vrai, entrevu la noble ivresse du sacrifice[4].

Sans nous attarder sur l’expression que trouve dans la littérature bouddhique le précepte du pardon, l’amour des ennemis, qu’il nous suffise de citer l’histoire touchante du prince Kounâla auquel une femme fait arracher les yeux et qui ne lui en garde nul ressentiment ; il se contente de dire : « L’œil de chair, si difficile à obtenir, m’a été enlevé mais j’ai acquis l’œil parfait, irréprochable, de la vérité. »

Cet œil parfait, combien d’hommes à travers des milliers de générations n’ont-ils pas tenté de l’acquérir ? Nous marchons encore à tâtons, poursuivant le même but du moins pouvons-nous, sans crainte de nous tromper, obéir aux dernières recommandations du Bouddha mourant : « Luttez sans relâche. »

Si tous les efforts désintéressés des hommes à travers les siècles ont convergé vers ce point : la recherche de la Vérité, les déboires qu’une telle recherche peut nous coûter, loin d’arrêter notre poursuite, ne doivent-ils pas la stimuler Cette pensée a rarement été rendue avec plus de force que dans le coûte suivant, si bref, et d’un symbolisme si élevé :

« Autrefois il était un roi qui, lorsqu’il sortait pour se promener, descendait en toute hâte de son char toutes les fois qu’il rencontrait un çramana[5] et lui rendait hommage.

Un religieux lui dit : « Ô grand roi, n’agissez pas ainsi vous ne devez pas descendre de votre char. » Le roi répliqua : « Je monte je ne descends pas ; voici pourquoi je dis que je monte et que je ne descends pas : en rendant maintenant hommage aux religieux, je devrai, quand ma vie sera finie, naître en haut parmi les devas ; telle est la raison pour laquelle je dis que je monte et que je ne descends pas. »[6]

Qu’est-ce à dire sinon que lorsque nous descendons de notre char, pour saluer ce que nous considérons comme la Vérité, — parfois même lorsque ce char renversé nous laisse blessés, mais pleins de respect pour elle, — nous continuons en réalité une ascension.


A. Éd. Chavannes.
  1. D’après le livre de H. Oldenberg intitulé « le Bouddha » traduction de A. Feneber et d’après l’ouvrage de A. Feneber : « Les bas reliefs gréco-bouddhiques du Gandhara. »
  2. Les sujets de ces fables sont empruntés aux volumes intitulés : « Cinq cents contes et apologues » traduits en français par Édouard Chavannes. — Leroux, éditeur, 28, rue Bonaparte.
  3. Voir le conte du Buveur de vin.
  4. Voir les fables : La Tourterelle du Bouddha. — Le Roi-cerf. — Le Lièvre qui se jette dans le brasier. — Le Cygne femelle et ses petits.
  5. Çramana, ascète, mendiant religieux.
  6. Contes et Apologues, n° 144, vol. I, p. 416.