Fables de Florian (1838)/4/Le Laboureur de Castille

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LE LABOUREUR DE CASTILLE.

FABLE VIII.

LE LABOUREUR DE CASTILLE.


L

e plus aimé des rois est toujours

le plus fort.
En vain la fortune l’accable ;
e plus aimé des rois est toujoursEn vain mille ennemis, ligués avec le sort,
Semblent lui présager sa perte inévitable :
L’amour de ses sujets, colonne inébranlable,
Rend inutile leur effort.

Le petit-fils d’un roi, grand par son malheur même,
Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit,
Chassé par l’Anglais de Madrid,
Croyait perdu son diadème.
Il fuyait presque seul, déplorant son malheur ;
Tout à coup à ses yeux s’offre un vieux laboureur.

Homme franc, simple et droit, aimant plus que sa vie
Ses enfants et son roi, sa femme et sa patrie,
Parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup,
Riche, et pourtant aimé, cité dans les Castilles
Comme l’exemple des familles.
Son habit, filé par ses filles,
Était ceint d’une peau de loup.
Sous un large chapeau, sa tête bien à l’aise
Faisait voir des yeux vifs et des traits basanés,
Et ses moustaches, de son nez,
Descendaient jusque sur sa fraise.
Douze fils le suivaient, tous grands, beaux, vigoureux ;
Un mulet chargé d’or était au milieu d’eux.
Cet homme, dans cet équipage,
Devant le roi s’arrête et lui dit : Où vas-tu ?
Un revers t’a-t-il abattu ?
Vainement l’archiduc a sur toi l’avantage ;
C’est toi qui régneras, car c’est toi qu’on chérit.
Qu’importe qu’on t’ait pris Madrid ?
Notre amour t’est resté, nos corps sont des murailles :
Nous périrons pour toi dans les champs de l’honneur.
Le hasard gagne les batailles ;
Mais il faut des vertus pour gagner notre cœur.
Tu l’as, tu régneras. Notre argent, notre vie,
Tout est à toi, prends tout. Grâces à quarante ans
De travail et d’économie,
Je peux t’offrir cet or. Voici mes douze enfants,
Voilà douze soldats ; malgré mes cheveux blancs,

Je ferai le treizième ; et, la guerre finie,
Lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands,
Viendront te demander, pour prix de leur service,
Des biens, des honneurs, des rubans,
Nous ne demanderons que repos et justice :
C’est tout ce qu’il nous faut. Nous autres pauvres gens.
Nous fournissons au roi du sang et des richesses ;
Mais, loin de briguer ses largesses,
Moins il donne et plus nous l’aimons.
Quand tu seras heureux nous fuirons ta présence,
Nous te bénirons en silence :
On t’a vaincu, nous te cherchons.
Il dit, tombe à genoux. D’une main paternelle
Philippe le relève en poussant des sanglots ;
Il presse dans ses bras ce sujet si fidèle,
Veut parler, et les pleurs interrompent ses mots.
Bientôt, selon la prophétie
Du bon vieillard, Philippe fut vainqueur,
Et sur le trône d’Ibérie
N’oublia point le laboureur.