Fables de Florian (1838)/5/Le Crocodile et l’Esturgeon

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LE CROCODILE ET L’ESTURGEON.

FABLE XI.

LE CROCODILE ET L’ESTURGEON.


S

ur la rive du Nil un jour deux

beaux enfants
S’amusaient à faire sur l’onde,
S’amusaient à faire sur l’onde,Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,
S’élance tout à coup, happe l’un des marmots
Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde.
L’autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon.
Un honnête et digne esturgeon,
Témoin de cette tragédie,
S’éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ;
Mais bientôt il entend le coupable amphibie
Gémir et pousser des sanglots.

Le monstre a des remords, dit-il. Ô Providence !
Tu venges souvent l’innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;
L’instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m’en vais lui parler. Plein de compassion,
Notre saint homme d’esturgeon
Vers le crocodile s’avance.
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;
Livrez votre âme impitoyable
Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,
Le seul médiateur entre eux et le coupable.
Malheureux ! manger un enfant !
Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir le vôtre…
Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment
Du regret d’avoir manqué l’autre.
Tel est le remords du méchant.