Fables de Florian (1838)/5/Tobie

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TOBIE. POËME.
TOBIE. POËME.

TOBIE
POËME TIRÉ DE L’ÉCRITURE SAINTE


À MESDEMOISELLES DE L. B. ET D. D.
agées de neuf à dix ans.

Ô

vous qui, de cet âge où l’on

sort de l’enfance,
Conservez seulement la grâce
et l’innocence,
Conservez seulement la grâceDont le précoce esprit, empressé de savoir,
Croit gagner un plaisir s’il apprend un devoir,
De Tobie écoutez l’antique et sainte histoire !
Dans ce simple récit point d’amour, point de gloire ;

C’est un juste, un bon père, un cœur pur, bienfaisant,
Qui n’aime que son Dieu, les humains, son enfant.
Ah ! ces vertus pour vous ne sont point étrangères ;
Lisez, lisez Tobie à côté de vos mères.

À Ninive autrefois, quand les tribus en pleurs
Expiaient dans les fers leurs coupables erreurs,
Il fut un juste encore ; il avait nom Tobie.
Consacrant à son Dieu chaque instant de sa vie,
Vieillard, malheureux, pauvre, il n’en donnait pas moins
Aux pauvres des secours, aux malheureux des soins.
À travers les dangers, par des routes secrètes,
De ses frères captifs parcourant les retraites,
Il consolait la veuve, adoptait l’orphelin ;
Le cri d’un opprimé réglait seul son chemin ;
Et lorsque ses amis, effrayés de son zèle,
Lui présageaient du roi la vengeance cruelle :
« Je crains Dieu, disait-il, encor plus que le roi,
Et les infortunés me sont plus chers que moi. »

Un jour, après avoir, pendant la nuit obscure,
À des morts délaissés donné la sépulture,
De travail épuisé, de fatigue abattu,
Sa force ne pouvant suffire à sa vertu,
Le vieillard lentement au pied d’un mur se traîne.
Il dormait, quand l’oiseau que le printemps ramène,
Du nid qu’il a construit au-dessus de ce mur,
Fait tomber sur ses yeux un excrément impur.

À Tobie aussitôt la lumière est ravie.
Sans se plaindre, adorant la main qui le châtie :
« Ô Dieu ! s’écria-t-il, tu daignes m’éprouver !
Je n’en murmure point, tu frappes pour sauver ;
Mes yeux, mes tristes yeux, privés de la lumière,
Ne pourront plus au ciel précéder ma prière ;
Vers le pauvre avec peine, hélas ! j’arriverai ;
Je ne le verrai plus, mais je le bénirai. »

Ses amis cependant, sa famille, sa femme,
Loin d’émousser les traits qui déchiraient son âme,
De porter sur ses maux le baume précieux
De la compassion, seul bien des malheureux,
Viennent lui reprocher jusqu’à sa bienfaisance.
« Où donc, lui disent-ils, est cette récompense
Qu’aux vertus, à l’aumône, accorde le Seigneur ? »
Le vieillard ne répond qu’en leur montrant son cœur :
Mais ce cœur, accablé de ces cruels reproches,
Fort contre le malheur, faible contre ses proches,
Désire le trépas et le demande au ciel.
Sa prière monta jusques à l’Éternel ;
L’ange du Dieu vivant descendit sur la terre.

Le vieillard, se croyant au bout de sa carrière,
Fait appeler son fils, son fils qui, jeune encor,
De l’aimable innocence a gardé le trésor,
Comme un autre Joseph nourri dans l’esclavage,
Et semblable à Joseph de mœurs et de visage,

Possédant sa beauté, sa grâce et sa pudeur.
Tobie, en l’embrassant, lui dit avec douceur :
« Mon fils, la mort dans peu va te ravir ton père,
De ton respect pour moi fais hériter ta mère ;
Celle qui t’a nourri, qui t’a donné le jour,
Pour de si grands bienfaits ne veut qu’un peu d’amour ;
Quel plaisir est plus doux qu’un devoir de tendresse ?
Honore le Seigneur, marche dans sa sagesse ;
Que surtout l’indigent trouve en toi son appui,
Partage tes habits et ton pain avec lui ;
Reçois entre tes bras l’orphelin qui t’implore ;
Riche, donne beaucoup, et pauvre, donne encore ;
Ce précepte, mon fils, contient toute la loi.
Je dois en ce moment confier à ta foi
Qu’à Gabélus jadis, sur sa simple promesse,
Je laissai dix talents, mon unique richesse ;
Va toi-même à Ragès pour les redemander.
Vers ce lointain pays quelqu’un peut te guider ;
Cherche dans nos tribus un conducteur fidèle
Dont nous reconnaîtrons et la peine et le zèle. »

Il dit. Son fils le quitte et court vers sa tribu.
Devant lui se présente un jeune homme inconnu,
Dont la taille, les traits, la grâce plus qu’humaine,
Dès le premier abord et l’attire et l’enchaîne ;
Ses yeux doux et brillants, sa touchante beauté,
Son front où la noblesse est jointe à la bonté ;
Tout plaît, tout charme en lui par un pouvoir suprême.

C’était l’ange du ciel envoyé par Dieu même.
Qui venait de Tobie assurer le bonheur.

L’ange s’offre à servir de guide au voyageur ;
Il le suit chez son père, et le vieillard en larmes
Ne lui déguise point ses soupçons, ses alarmes.
Longtemps il l’interroge, et lui tendant les bras :
« De mes craintes, dit-il, ne vous offensez pas ;
Vieux, souffrant, et privé de la clarté céleste,
Mon enfant, de la vie, est tout ce qui me reste ;
La frayeur est permise à qui n’a plus qu’un bien.
De mon dernier trésor je vous fais le gardien.
Ah ! vous me le rendrez ; mon âme satisfaite
Éprouve en vous parlant une douceur secrète ;
Je ne sais quelle voix me dit au fond du cœur
Que vous serez conduit par l’ange du Seigneur.
Ô mon fils ! pour adieu reçois ce doux présage. »
Le jeune homme l’embrasse et s’apprête au voyage ;
Il presse, en gémissant, sa mère sur son sein.
Bientôt, guidé par l’ange, il se met en chemin ;
Mais trois fois il s’arrête, et trois fois renouvelle
Ses adieux et ses cris ; alors le chien fidèle,
Seul ami demeuré dans la triste maison,
Court, et du voyageur devient le compagnon.
Ils marchent tout le jour dans ces plaines fécondes
Où le Tigre en courroux précipite ses ondes.
Arrêté sur ses bords pour prendre du repos,
Tobie, en se lavant dans ses rapides eaux,

Découvre un monstre affreux dont la gueule béante
Lui fait jeter un cri d’horreur et d’épouvante.
L’ange accourt. « Saisissez, lui dit-il, sans frémir,
Ce monstre qu’à vos pieds vous allez voir mourir.
Prenez son fiel sanglant, il vous est nécessaire,
Le temps vous apprendra ce qu’il en faudra faire. »
Le jeune Hébreu, surpris, obéit à l’instant ;
Il partage le corps du monstre palpitant,
Et réserve le fiel ; sur une flamme pure
Le reste préparé devient sa nourriture.

Cependant de Ragès, au bout de quelques jours,
Les voyageurs charmés aperçoivent les tours.
L’ange, avant d’arriver aux portes de la ville :
« De Gabélus, dit-il, ne cherchons point l’asile ;
Dès longtemps Gabélus a quitté ces climats.
Chez un autre que lui je vais guider vos pas ;
Le riche Raguel, neveu de votre père,
A pour fille Sara, son unique héritière.
Son plus proche parent doit seul la posséder ;
La loi l’ordonne ainsi, venez la demander. »
Interdit à ces mots, le docile Tobie
Lui répond : « Ô mon frère ! à vous seul je confie
Des malheurs de Sara ce qu’on m’a rapporté ;
Tout Israël connaît sa vertu, sa beauté ;
Mais déjà sept époux, briguant son hyménée,
Ont dès le même soir fini leur destinée.
Que deviendra mon père, hélas ! si je péris ?

— Ne craignez rien, dit l’ange, et suivez mes avis.
Ivres d’un fol amour que le Seigneur condamne,
Les amants de Sara brûlaient d’un feu profane.
Ils en furent punis ; mais vous, mon frère, vous,
Que la loi de Moïse a nommé son époux,
Dont le cœur, aux vertus formé dès votre enfance,
Épurera l’amour par la chaste innocence,
Vous obtiendrez Sara sans irriter le ciel. »

En prononçant ces mots ils sont chez Raguel.
Tous deux, les yeux baissés, demandent à l’entrée
Cette hospitalité des Hébreux révérée.
Raguel, à leur voix empressé d’accourir,
Rend grâce aux voyageurs qui l’ont daigné choisir ;
Mais, fixant sur l’un d’eux une vue attentive,
Il reconnaît les traits du vieillard de Ninive ;
Quelques pleurs aussitôt s’échappent de ses yeux.
« Seriez-vous, leur dit-il, du nombre des Hébreux
Que le vainqueur retient dans les champs d’Assyrie ?
— Oui, répond l’ange. — Ainsi vous connaissez Tobie ?
— Qui de nous a souffert et ne le connaît pas ?
— Ah ! parlez ! avons-nous à pleurer son trépas,
Ou le Seigneur, touché de nos longues misères,
L’a-t-il laissé vivant pour exemple à nos frères ?
— Il respire, dit l’ange, et vous voyez son fils.
— Ô jour trois fois heureux ! Enfant que je bénis,
Viens, accours dans mon sein ; que Raguel embrasse
Le digne rejeton d’une si sainte race !

Ton père soixante ans fut notre unique appui ;
Viens jouir, ô mon fils ! de notre amour pour lui. »

Il appelle aussitôt son épouse et sa fille,
Annonce son bonheur à toute sa famille,
Et veut que d’un bélier immolé par sa main
Aux hôtes qu’il reçoit on prépare un festin.

On obéit. Tobie, assis près de son guide,
Sur la belle Sara porte un regard timide ;
Il rencontre ses yeux ; aussitôt la pudeur
Couvre son jeune front d’une aimable rougeur.
Il s’enhardit pourtant, et d’une voix émue :
« Raguel ! dit-il, notre loi t’est connue ;
Tu sais qu’elle prescrit des nœuds encor plus doux
Aux liens que le sang a formés entre nous ;
Je réclame la loi, je suis de ta famille ;
Au fils de ton ami daigne accorder ta fille.
Mes seuls titres, hélas ! pour obtenir sa foi,
Sont le nom de mon père et mon respect pour toi !

Le vieillard, à ces mots, sent naître ses alarmes ;
Il élève au Seigneur des yeux remplis de larmes ;
Son épouse et sa fille, en se pressant la main,
Ont caché toutes deux leur tête dans leur sein.
Mais l’ange les rassure, et sa douce éloquence
Dans leur cœur pas à pas fait entrer l’espérance ;
Il les plaint, les console, et de leur souvenir

Bannit les maux passés par les biens à venir.
Raguel, entraîné, cède au pouvoir suprême
De ce jeune inconnu qu’il révère et qu’il aime.
Il unit les époux au nom de l’Éternel,
Les bénit en tremblant, les recommande au ciel ;
Et, pendant le festin, sa timide allégresse
Voile quelques instants sa profonde tristesse.

Le repas achevé, dans leur appartement
Les deux nouveaux époux sont conduits lentement.
À genoux aussitôt, le front dans la poussière,
Ils élèvent au ciel leur touchante prière.
« Dieu puissant, disent-ils, qui daignas de tes mains
Former une compagne au premier des humains,
Afin de consoler sa prochaine misère
Par le doux nom d’époux et par celui de père,
Nous ne prétendons point à ce bonheur parfait
Qui pour le cœur de l’homme, hélas ! ne fut point fait !
Mais donne-nous l’amour des devoirs qu’il faut suivre,
La vertu pour souffrir, la tendresse pour vivre,
Des héritiers nombreux dignes de te chérir,
Et des jours innocents passés à te servir. »

Dans ces devoirs pieux la nuit s’écoule entière.
Dès que le chant du coq annonce la lumière,
Raguel, son épouse, accourent tout tremblants,
N’osant pas espérer d’embrasser leurs enfants ;
Ils les trouvent tous deux dans un sommeil tranquille.

De festons aussitôt ils parent leur asile,
Font ruisseler le sang des taureaux immolés,
Et retiennent dix jours leurs amis rassemblés.

L’ange, pendant ce temps, au fond de la Médie,
Allait redemander le dépôt de Tobie.
Gabélus le lui rend, et l’ange de retour,
Au milieu des plaisirs, de l’hymen, de l’amour,
Retrouve son ami pensif et solitaire,
Soupirant en secret de l’absence d’un père.
« Partons, lui dit Tobie, ô mon cher bienfaiteur !
Être heureux loin de lui pèse trop sur mon cœur.
Parmi tant de festins, au sein de l’opulence,
Je ne vois que mon père en proie à l’indigence ;
Hâtons-nous, hâtons-nous d’aller le secourir ;
Obtiens de Raguel qu’il nous laisse partir.
Il est père ; aisément son âme doit comprendre
Ce qu’un fils doit d’amour au père le plus tendre. »

Il dit. L’ange aussitôt va trouver Raguel ;
Il le fait consentir à ce départ cruel.
Le malheureux vieillard les conjure, les presse
De revenir un jour consoler sa vieillesse ;
Tobie en fait serment ; et bientôt les chameaux,
Les esclaves nombreux, les mugissants troupeaux,
Qui de la jeune épouse ont été le partage,
Vers la terre d’Assur commencent leur voyage.
L’ange, présent partout, guide les conducteurs.

Sara, le front voilé, cachant ainsi ses pleurs,
Assise sur le dos d’un puissant dromadaire,
Soupire et tend de loin ses deux bras à sa mère ;
Son époux la soutient sur son sein palpitant,
Et le fidèle chien marche en les précédant.

Hélas ! il était temps que le jeune Tobie
À son malheureux père allât rendre la vie.
Depuis qu’il est parti, ce vieillard désolé,
Comptant de son retour le moment écoulé,
Se traînait chaque jour aux portes de Ninive.
Son épouse guidait sa démarche tardive.
Le vieillard restait seul, assis sur le chemin ;
Vers chaque voyageur il étendait la main ;
Le voyageur passait, et Tobie en silence,
Pour la reperdre encor, attendait l’espérance.
Sa femme, gravissant sur les monts d’alentour,
Cherchait au loin des yeux l’objet de son amour,
Pleurait de ne point voir cet enfant qu’elle adore,
Et suspendait ses pleurs pour le chercher encore.

Mais ce fils approchait ; accusant ses lenteurs,
Il laisse ses troupeaux aux soins de leurs pasteurs,
Les précède avec l’ange, et sa mère attentive
L’aperçoit tout à coup accourant vers Ninive.
Elle vole aussitôt, craint d’arriver trop tard ;
Mais le chien, plus prompt qu’elle, est auprès du vieillard
Il reconnaît son maître, il jappe, il le caresse,

Exprime par ses cris sa joie et sa tendresse.
Le malheureux aveugle, à ces cris qu’il entend,
Juge que c’est son fils que le Seigneur lui rend ;
Il se lève, et d’un pas chancelant et rapide,
Marchant les bras ouverts, sans soutien et sans guide :
« Ô mon fils ! criait-il, c’est toi, c’est toi… » Soudain
Le jeune homme, en pleurant, s’élance dans son sein ;
Le vieillard le reçoit, et le serre, et le presse ;
D’un long embrassement il savoure l’ivresse ;
Au défaut de ses yeux, sa paternelle main
S’assure d’un bonheur qu’il croit trop peu certain.
La mère arrive alors, palpitante, éperdue,
Réclamant à grands cris une si chère vue ;
Les larmes du bonheur coulent de tous les yeux ;
Et l’ange, en les voyant, se croit encore aux cieux.

Après ces doux transports, l’ange dit à son frère
De toucher du vieillard la tremblante paupière
Avec le fiel du monstre immolé par ses mains.
Le jeune homme obéit à ces ordres divins,
Et Tobie aussitôt voit la clarté céleste.
« Gloire à toi, cria-t-il, Dieu puissant que j’atteste !
J’avais péché longtemps, et longtemps je souffris ;
Mais je revois enfin et le ciel et mon fils !
Ô mon Dieu ! je rends grâce à ta bonté propice ;
Oui, ta miséricorde a passé ta justice. »

Il dit, et de Sara les serviteurs nombreux,

Les troupeaux, les trésors, viennent frapper ses yeux.
La modeste Sara descend, lui fait hommage
De ces biens devenus désormais son partage,
Lui demande à genoux d’aimer et de bénir
L’épouse qu’à son fils le ciel voulut unir.
Le vieillard étonné la relève, l’embrasse ;
Il admire ses traits, sa jeunesse, sa grâce,
Et, s’appuyant sur elle, écoute le récit
De ce qu’a fait son Dieu pour l’enfant qu’il chérit.
« Mais, ajoute ce fils, vous voyez dans mon frère
Mon soutien, mon sauveur, mon ange tutélaire ;
Il a guidé mes pas, il défendit mes jours ;
C’est de lui que je tiens l’objet de mes amours ;
Lui seul vous fait revoir la céleste lumière ;
Il m’a donné ma femme et m’a rendu mon père ;
Hélas ! que peut pour lui notre vive amitié ?
Des trésors de Sara donnons-lui la moitié ;
Qu’en recevant ce don sa bonté nous honore ;
S’il daigne l’accepter, il nous oblige encore. »

Aux pieds de l’ange alors, le père avec le fils,
Rougissant tous les deux d’offrir ce faible prix,
Le pressent de choisir dans toute leur richesse.
L’ange, les regardant, sourit avec tendresse.
« Ne vous offensez pas, dit-il, de mes refus ;
Gardez, gardez vos biens, et surtout vos vertus ;
Elles vous ont valu le secours de Dieu même.
Je suis l’ange envoyé par ce Dieu qui vous aime ;

Il voulut acquitter ces bienfaits si nombreux
Répandus, prodigués à tant de malheureux.
Vos aumônes, vos dons, ô vieillard charitable !
Tout, jusqu’au simple vœu d’aimer un misérable,
Fut écrit dans le ciel ; Dieu conserve en ses mains,
Comme un dépôt sacré, le bien fait aux humains.
Il vous rend ces trésors, mais pour le même usage ;
Au pauvre, à l’indigent faites-en le partage ;
Donnez pour amasser auprès de l’Éternel ;
Vivez longtemps heureux ; moi, je retourne au ciel.