Fables de Florian (1838)/Notice

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NOTICE
SUR FLORIAN
ET SUR SES FABLES.



ean-Pierre-Claris de Florian naquit au pied des Cévennes, dans le château de Florian, non loin d’Anduze et de Saint-Hippolyte, en 1755.

Les beautés naturelles de son pays, les habitudes casanières de son enfance, la médiocrité même de sa fortune, le disposèrent de bonne heure à goûter avec prédilection les douceurs de la vie pastorale. Il avait à peine connu sa mère, mais il n’ignorait pas les tendres soins dont elle avait entouré son berceau, et le souvenir de sa perte répandit sur ses premières années cette mélancolie sans amertume qui est un des principaux caractères de son talent. Ce qui donne à la lecture de Florian un charme particulier, c’est qu’elle nous ramène souvent à lui-même ; c’est qu’il n’a oublié ni ses montagnes, ni son Gardon, ni le figuier et l’acacia qui en bordent les rivages, ni sa mère qu’il n’a presque pas vue et qu’il a toujours aimée. Ce qui nous frappe, avant tout, dans les ouvrages d’esprit, c’est l’homme qui s’y révèle. Retirez l’homme de la poésie, et je connais des gens qui feront bon marché du poëte.

Une autre affection de Florian, ce fut son aïeul, homme sage et doux, que la tradition nous représente sous des traits assez pareils à ceux du vieillard de Virgile. Les enfants qui ont quelque temps vécu sous les yeux d’un grand-père qui les aime ont ordinairement de grandes obligations à sa mémoire. Ils ont contracté dans son entretien des idées sérieuses qui les disposent à devenir hommes, et des idées bienveillantes qui les rendent dignes de se faire aimer à leur tour ; car la bienveillance est la vertu des vieillards qui n’ont pas perdu leur vie.

À treize ans Florian était entré comme page chez M. le duc de Penthièvre c’était peut-être alors le seul palais en France où l’éducation d’un jeune gentilhomme eût quelque chose à gagner. Il s’en exhalait un parfum de vertu que la calomnie n’osa jamais corrompre, et qui protégea ce bon prince contre la Révolution elle-même. Elle le laissa mourir de ses regrets et de sa douleur, parce qu’elle n’osa le tuer.

Tant de circonstances heureusement réunies devaient agir d’une manière avantageuse sur les développements d’une heureuse organisation, plus délicate que forte et plus tendre que puissante, où l’instinct de la vertu pouvait du moins jusqu’à un certain point suppléer à son énergie. Nous ne comptons pas dans ce nombre le hasard qui avait donné Florian pour allié à Voltaire, par le mariage de son oncle, M. d’Hornoy, avec la nièce de ce grand homme. Cette parenté fort équivoque, ou, pour mieux dire, tout-à-fait imaginaire, n’exerça qu’une influence bien faible sur la destinée littéraire du jeune écrivain, qui n’avait reçu ni de la nature ni de l’éducation les qualités négatives d’un philosophe égoïste et athée. Le grand-lama de Ferney ne l’appela presque jamais que Florianet, diminutif caractéristique et spirituel, qui exprime assez bien la portée du génie de Florian et qui aurait l’air d’un horoscope s’il n’avait pas fait ses fables.

Dans le style de ses ouvrages, Florian ne s’élève guère au-dessus de cette médiocrité élégante et polie qui a, d’ordinaire, tous les succès du talent, parce qu’elle offre peu de prise à la critique sérieuse, et qu’elle s’approprie merveilleusement aux besoins intellectuels de la haute société, des femmes et de la Cour. Son style habituel n’est ni flasque ni languissant, mais il a cette mollesse qu’on appelle volontiers de la douceur. Sa période, correcte et nombreuse d’ailleurs, tombe à l’oreille avec quelque grâce, mais il est extrêmement rare qu’elle laisse quelque idée saisissante à l’esprit. Elle ne prend pas l’âme de haute lutte ; elle ne s’introduit pas toute armée dans la pensée ; elle s’y insinue sans effort, et de sa propre nature, comme la goutte d’eau dans le filtre. Il serait plus vrai de dire qu’elle s’y glisse. On le lit sans travail, et non pas sans plaisir, parce que l’idée n’a, dans ses écrits, aucune de ces aspérités qui blessent, aucune de ces étrangetés qui repoussent ; rien de pénétrant, peut-être, mais rien d’aigu, rien de tranchant, rien d’anguleux. Ce qui la distingue, c’est une redondance calculée qui en rend l’intelligence plus facile, et une parure coquette qui en rend l’abord plus agréable. Demandez au vulgaire si la parure a jamais gâté quelque chose !

On a dit fort ingénieusement, en parlant des romans pastoraux de Florian, qu’il y manquait des loups, et ce que je viens de remarquer sur le tour particulier de son esprit explique assez bien ce reproche. Florian n’avait pas deviné les loups. La Révolution le jeta dans les cachots, en expiation de sa naissance et de son talent, et il mourut à l’âge de quarante ans, peu de jours après sa mise en liberté, parce que les souffrances et les terreurs de sa captivité avaient brisé le ressort de sa vie. Les penchants naturels de son caractère et de son imagination font douter que sa réputation eût gagné beaucoup à une plus longue existence. La pastorale était pour longtemps passée de mode.

Là se bornerait tout ce qu’il est nécessaire de savoir sur l’histoire littéraire de Florian, si Florian n’avait pas été fabuliste ; et on ne peut le considérer sous ce dernier rapport sans déplorer la fatalité qui ne lui a permis de s’élever si haut au-dessus de la plupart de ses émules, entre tant de genres où son esprit facile et doux s’est essayé, que dans le seul, peut-être, de ses genres favoris où le premier rang ne fût plus à conquérir. La place était prise par La Fontaine, et, quoi qu’il arrive, La Fontaine la gardera toujours. Il y a des palmes que la postérité ne décerne qu’une fois et qui ne changent plus de maître. C’est ce qui rend généralement si stériles les efforts de ces talents de l’arrière-saison qui ne sont pas nés à propos. On peut hardiment avancer que, si La Fontaine n’eût pas existé, Florian jouirait d’une tout autre renommée poétique ; mais on est libre aussi de croire que, si La Fontaine n’eût pas existé, Florian n’aurait probablement jamais composé de fables.

Il n’est certainement pas question ici d’établir entre les Fables de La Fontaine et les Fables de Florian une comparaison impossible. Pour élever l’apologue naïf des enfants au rang des genres classiques, sous le règne de Louis XIV ; pour introduire dans le cadre simple et prosaïque d’Ésope, dans la composition polie, mais froide et sévère, de Phèdre, dans le quatrain sentencieux des gnomiques, la gaîté mordante de Martial, la grâce voluptueuse de Tibulle, la sensibilité rêveuse d’Ovide exilé, la philosophie si profonde et cependant si naturelle d’Horace ; pour y atteindre, chose étrange ! et comme en se jouant, à la hauteur des mystères de la philosophie et des machines de l’épopée, à la précision lumineuse de Descartes et à la magnificence d’Homère, il fallait être plus que Florian, il fallait être presque plus qu’un homme ; il fallait être La Fontaine.

Il faut rendre à Florian la justice de déclarer qu’il ne s’était pas dissimulé les dangers de cette concurrence ; il protesta même expressément contre l’intention de la tenter, dans son Essai sur la fable, morceau de littérature qui laisse désirer un peu plus d’érudition et de connaissance des modèles, mais non pas plus de grâce et de modestie. La génération actuelle lui a tenu compte de cette abnégation judicieuse, en lui donnant sans balancer la première place après La Fontaine, et il est à présumer qu’il la conservera longtemps.

Cette place est belle sans doute, et on me dispenserait volontiers d’en relever l’éclat par des considérations qui peuvent offrir au premier abord quelque apparence de paradoxe. Il n’y a cependant rien de plus vrai que ce qui me reste à dire : c’est que, sous tous les rapports essentiels, les Fables de Florian fournissent une lecture mieux appropriée à l’éducation des jeunes gens que les Fables de La Fontaine.

C’est par une erreur très commune, à la vérité, mais qui n’en est pas moins très grossière, qu’on a regardé les Fables de La Fontaine comme un livre propre aux enfants. Sans adopter aveuglément les critiques souvent injustes de Rousseau, on est obligé de convenir avec lui que ces délicieuses compositions sont généralement fort au-dessus de l’intelligence du premier âge. Notre admirable conteur est autre chose encore qu’un conteur ; c’est un admirable observateur qui a pénétré tous les secrets du cœur humain, un philosophe qui a lu à livre ouvert dans les mystères de la nature, un politique d’instinct et de génie qui n’ignore rien de la science des cours. Il est naïf et simple, parce que tel est le caractère du genre dans lequel il écrit, mais sa naïveté est satirique et sa simplicité moqueuse. Il raisonne sérieusement, même quand on croirait qu’il badine, et il n’est jamais plus près d’une vérité hardie que lorsqu’il paraît se jouer à la superficie d’un mensonge sans conséquence. Les Fables de La Fontaine sont un livre d’homme, et je n’entends pas même par là que les Fables de La Fontaine soient à la portée de tous les hommes.

C’est avoir profité que d’avoir su s’y plaire.

Le style de La Fontaine est un autre genre d’étude qui ne se dérobe pas moins aux règles de l’application pratique. La Fontaine arrivait à une époque où notre grammaire était moins arrêtée que jamais, si elle doit l’être jamais. Il affectionnait les formes de l’ancien langage, l’archaïsme pur, l’idiotisme, le patois. Il faisait même des mots à sa guise, avec peu d’égard au Dictionnaire que l’on composait sous ses yeux. Sa langue n’était pas le français du Dictionnaire, c’était le français de La Fontaine, et il est devenu classique dans La Fontaine, en dépit des grammairiens ; mais ce n’est pas tout-à-fait quand on apprend à lire qu’on peut apprécier ces licences du maître qui seraient des fautes graves dans l’écolier. Il ne faut pas lire La Fontaine à côté de la Syntaxe et du Rudiment ; il faut le lire quand on a lu beaucoup ; il faut le relire quand on a tout lu, quand on sait lire au sens moral du mot, c’est-à-dire quand on sait la raison de l’expression comme celle de la pensée.

Florian n’est pas à la hauteur de ce génie merveilleux, mais il est toujours clair, instructif et moral. Il n’a pas donné au langage ce mouvement de vie qui est une espèce de création, mais il est toujours correct et pur. Il est rarement neuf dans les idées, plus rarement neuf dans les formes et dans les acceptions, mais il est toujours aimable et amusant, de bon exemple et de bon conseil. Ses enseignements sont moins élevés, mais ils n’en sont que mieux mesurés à la capacité des intelligences ordinaires. Quand il perd de vue son inimitable modèle, il est encore bon à suivre, parce qu’il ne peut jamais se tromper absolument, ni sur le fond des choses, ni sur la manière de les exprimer ; quand il s’en rapproche, il est exquis.

On a cru devoir aux Fables de Florian les honneurs d’une édition illustrée ; ce n’est que justice. Les Fables de Florian sont un des chefs-d’œuvre du dix-huitième siècle, et un des meilleurs livres de tous les temps.

On a réuni à cette édition, pour qu’elle n’eût rien à envier à la meilleure de toutes les autres, les charmants poèmes de Ruth et de Tobie, ces ravissantes pastorales de l’Écriture qui n’eurent jamais de modèles, qui ne furent jamais égalées, et dont le génie candide de Florian était seul digne, au dix-huitième siècle, de rappeler le sentiment et la grâce. Florian n’excellait point par le génie de l’invention, mais personne n’a porté à un plus haut degré la faculté de s’approprier des idées tendres et touchantes, et de les exprimer avec délicatesse.

On croirait que ce vers de Ruth a été fait par La Fontaine lui-même pour la muse de Florian :

Ma fille, lui dit-il, glanez près des javelles.

Charles NODIER.