Fables de La Fontaine (éd. 1874)/L’Ivrogne et sa femme

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VII

L’IVROGNE ET SA FEMME

Chacun a son défaut, où toujours il revient :
Honte ni peur n’y remédie.
Sur ce propos d’un conte il me souvient :
Je ne dis rien que je n’appuie
De quelque exemple. — Un suppôt de Bacchus
Altérait sa santé, son esprit et sa bourse :
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course
Qu’ils sont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,
Avait laissé ses sens au fond d’une bouteille,

Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là, les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. À son réveil il treuve
L’attirail de la mort à l’entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts.
Oh ! dit-il, qu’est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus, son épouse, en habit d’Alecton[1],
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau[2] propre pour Lucifer.
L’époux alors ne doute en aucune manière
Qu’il ne soit citoyen d’enfer.
Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
La cellérière du royaume
De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger

À ceux qu’enclôt la tombe noire.
Le mari repart, sans songer :
Tu ne leur portes point à boire ?

  1. L’une des furies.
  2. Bouillon chaud.