Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/1/La mort et le Malheureux
Pour les autres éditions de ce texte, voir La Mort et le Malheureux.
Fables choisies, mises en vers, Denys Thierry et Claude Barbin, , Tome Premier : livres i, ii, iii (p. 47-49).
XV.
La mort & le Malheureux.
n Malheureux appelloit tous les jours
La mort à ſon ſecours.
O mort, luy diſoit-il, que tu me ſembles belle !
Vien viſte, vien finir ma fortune cruelle.
La mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à ſa porte, elle entre, elle ſe montre.
Que vois-je ! cria-t-il, oſtez-moy cet objet ;
Qu’il eſt hideux ! que ſa rencontre
Me cauſe d’horreur & d’effroy !
N’approche pas, ô mort, ô mort, retire-toy.
Mecenas fut un galand homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cu de jatte, gouteux, manchot, pourveu qu’en ſomme
Je vive, c’eſt aſſez, je ſuis plus que content.
Ne vien jamais ô mort, on s’en dit tout autant.
Ce ſujet a eſté traité d’une autre façon par Eſope, comme la Fable ſuivante le fera voir. Je compoſay celle-cy pour une raiſon qui me contraignoit de rendre la choſe ainſi generale. Mais quelqu’un me fit connoiſtre que j’euſſe beaucoup mieux fait de ſuivre mon original, & que je laiſſois paſſer un des plus beaux traits qui fuſt dans Eſope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne ſçaurions aller plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laißé pour noſtre part que la gloire de les bien ſuivre. Je joints toutefois ma Fable à celle d’Eſope : non que la mienne le merite : mais à cauſe du mot de Mecenas que j’y fais entrer, & qui eſt ſi beau & ſi à propos que je n’ay pas cru le devoir omettre.