Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le petit Poisson et le Pêcheur
Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Petit Poisson et le Pêcheur.
III.
Le petit Poiſſon et le Peſcheur
Etit poiſſon deviendra grand,
Pourveu que Dieu lui preſte vie.
Mais le laſcher en attendant,
Je tiens pour moi que c’eſt folie ;
Car de le rattraper il n’eſt pas trop certain.
Un Carpeau qui n’eſtoit encore que fretin,
Fut pris par un Peſcheur au bord d’une riviere.
Tout fait nombre, dit l’homme en voyant ſon butin ;
Voilà commencement de chere et de feſtin :
Mettons-le en noſtre gibeciere.
Le pauvre Carpillon luy dit en ſa maniere :
Que ferez-vous de moy ? je ne ſçaurois fournir
Au plus qu’une demy bouchée,
Laiſſez-moy Carpe devenir :
Je ſerai par vous repêchée.
Quelque gros Partiſan m’achetera bien cher,
Au lieu qu’il vous en faut chercher
Peut-eſtre encor cent de ma taille
Pour faire un plat. Quel plat ? croyez-moy ; rien qui vaille.
Rien qui vaille ? & bien ſoit, repartit le Pêcheur ;
Poiſſon mon bel amy, qui faites le Prêcheur,
Vous irez dans la poëſle ; & vous avez beau dire,
Dés ce ſoir on vous fera frire.
Un tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras :
L’un eſt ſeur, l’autre ne l’eſt pas.