Fachoda (Hanotaux)/02

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Fachoda (Hanotaux)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 721-755).
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FACHODA

II.[1]
LA CONVENTION DE JUIN 1898 ; L’INCIDENT DE FACHODA


IV

Marchand s’embarqua le 25 juin 1896. Bientôt, il commençait, à la tête de sa petite troupe, cette campagne admirable qui devait le mettre à un rang si élevé parmi les hommes d’action. La pensée gouvernementale le perdit-elle de vue, un seul instant, et l’abandonna-t-elle aux caprices de la fortune ? Ne se prépara-t-elle pas à l’heure critique de son arrivée ?

Il suffit de dire que la diplomatie française eut, pour idée directrice, de négocier avant que le choc se produisît, si le choc devait se produire. Encore fallait-il que les circonstances et la partie adverse s’y prêtassent.

Malheureusement, la crise des derniers mois de 1895 n’avait pas amélioré les choses entre les deux puissances, tant s’en faut. A Madagascar, la « prise de possession » ayant été déclarée, le plus simple était d’en finir et de mettre les puissances en présence d’un fait accompli. Cette décision avait même l’avantage de détourner les esprits des affaires du Nil. Le Cabinet Méline demanda donc, purement et simplement, aux Chambres l’annexion de la Grande Ile africaine (loi du 9 août 1896). Les puissances, l’une après l’autre, à commencer par les États-Unis d’Amérique, s’inclinèrent et transmirent au gouvernement français la juridiction sur leurs sujets. L’Angleterre suivit le mouvement ; mais elle n’en était pas de meilleure humeur.

Une autre question, non moins épineuse, était toujours sur le tapis : à savoir le statut international et économique de la Tunisie. Il n’était pas douteux que l’Angleterre ne cherchât, dans cette affaire, comme dans celle de Madagascar, un élément de compensation à opposer aux revendications françaises partout ailleurs et notamment sur le Nil.

La presse anglaise ne manquait jamais de mettre en parallèle le sort de la Tunisie et celui de l’Egypte. Il y avait donc un intérêt capital, pour la France, à régler la difficulté sur elle-même. L’opposition de l’Angleterre s’appuyait sur celle de l’Italie. Le traité italo-tunisien arrivait à expiration ; le traité anglo-tunisien seul était sine die. Il fallut recourir, ici encore, au mouvement tournant. C’est en traitant successivement avec toutes les puissances (dont la première à céder, en échange de compensations équitables, fut l’Autriche-Hongrie) qu’on put isoler l’Italie et l’Angleterre. L’Italie elle-même, après la chute de M. Crispi, montrait des dispositions nouvelles. M. Visconti-Venosta était aux affaires. Les deux gouvernemens appréciaient, de plus en plus, la nécessité d’une détente d’abord, d’un rapprochement ensuite. Des négociations extrêmement laborieuses engagées à Paris, entre le comte Tornielli et le ministre des Affaires étrangères, aboutirent à l’arrangement de septembre 1896, qui emportait, de la part de l’Italie, une reconnaissance de la situation de la France en Tunisie. Un « Livre Jaune » était publié, en décembre 1896, contenant les cinq traités avec l’Autriche-Hongrie, la Russie, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique. Maintenant que l’Italie avait cédé, que valait la tenace obstruction de l’Angleterre ? On aborda la question, très nettement et très franchement, auprès d’elle. Si elle refusait de laisser modifier la situation, le gouvernement français ne lui laissait pas ignorer qu’il recourrait à l’annexion. L’exemple de Madagascar était d’une éloquence immédiate. Malgré tout, les dispositions étaient telles en Angleterre qu’il fallut attendre encore pour obtenir, du Cabinet de Londres, la reconnaissance qui avait été accordée par toutes les autres puissances.

Partout, en Afrique, l’écheveau s’embrouillait. Depuis l’interruption des négociations engagées, l’année précédente, au sujet des territoires de la boucle du Niger[2], les trois puissances rivales, France, Allemagne, Angleterre, multipliaient les expéditions chargées de prendre des gages et de créer des « faits accomplis. » Pour la France, cet effort était décisif : c’était par ce moyen, et par ce moyen seulement, qu’elle pouvait obtenir l’union de ses trois domaines dispersés en Afrique, union que l’acceptation de la ligne Say-Barroua, en 1890, avait si gravement compromise.

Mais, de part et d’autre, dans cette entreprise de concurrence où les missions opéraient dans tous les sens, elles échappaient au contrôle et à l’autorité des gouvernemens ; avec l’ardeur naturelle à ces hommes énergiques, les procédés étaient parfois un peu rudes. La France était engagée dans une guerre longue et pénible contre Samory ; ses colonnes expéditionnaires parcouraient toute la boucle du Niger ; elles commençaient à occuper le Mossi, dont la possession était indispensable pour relier l’hinterland du Sénégal à l’hinterland algérien et nigérien ; la question des embouchures du Niger et de la navigation sur le Niger inférieur était posée par les incidens qui avaient arrêté la mission Mizon. Ces intrépides agens « allaient de l’avant, » comme ils disaient et, s’il y avait « de la casse, » comme ils disaient encore, c’était « l’affaire de la diplomatie. » La table s’encombrait de dossiers qu’on ne parvenait pas à dégonfler.

Il eût fallu du temps… et précisément ce qui manquait, c’était le temps.

Les choses restèrent en suspens jusqu’aux premiers jours de l’année 1897. À ce moment, les complications dans l’Orient de l’Europe rendaient plus nécessaire que jamais l’entente entre les puissances ou, comme on l’appelait alors, le « concert européen ; » l’affaire du Transvaal était, de nouveau, à l’ordre du jour ; Cecil Rhodes arrivait en Angleterre pour préparer les esprits à une intervention plus énergique. De premiers succès avaient couronné les efforts de l’armée anglo-égyptienne. La province de Dongola était réoccupée. Le gouvernement demandait, à la Chambre des communes, l’argent nécessaire pour porter l’expédition jusqu’à Khartoum.

Il y eut, en ce moment, une telle poussée de l’impérialisme anglais que l’on pouvait désespérer d’une entente amiable. Le péril fut même signalé et dénoncé par le parti libéral : à la Chambre des lords, à la Chambre des communes, il s’éleva contre une politique qui tenait si peu de compte des tiers : lord Kimberley n’oubliait pas les engagemens qu’il avait pris comme ministre, et il qualifiait l’expédition du Soudan de « téméraire, soit au point de vue local, soit au point de vue international. » Sir William Harcourt et M. John Morley ajoutaient qu’on avait manqué de sincérité au sujet de l’objectif réel de la campagne.

Mais lord Salisbury modifiant, une fois encore, son point de vue, déclarait, maintenant, que Dongola n’était qu’une étape sur le chemin de Khartoum ; le chancelier de l’Echiquier, sir Michaël Hicks Beach, dévoilait les projets d’occupation et de conquête en des termes tels que sir Charles Dilke lui reprochait « d’avoir prononcé, à l’égard de la France, des paroles de défi et de menace[3]. » Pour la première fois, le but réel de l’expédition était révélé à l’opinion anglaise et à l’Europe ; pour la première fois, on parlait de prendre possession de tous tes territoires qui avaient été occupés, plus ou moins effectivement, par l’Egypte.

Au même moment, la commission franco-britannique, qui avait repris ses travaux à Paris pour traiter les questions africaines et notamment les délimitations dans le bassin du Niger, constatait que les revendications des deux gouvernemens étaient irréductibles. Dans l’impossibilité d’aboutir, elle s’ajournait au mois de mai suivant.

C’était à désespérer. Le quai d’Orsay pensa qu’il n’avait plus d’autre ressource, cette fois encore, que le mouvement tournant ; les négociations relatives à la côte occidentale d’Afrique, abandonnées avec l’Angleterre, furent reprises avec l’Allemagne. En avril 1897, le chancelier de l’Empire, prince de Hohenlohe, ancien ambassadeur en France, vint a. Paris ; il eut une entrevue avec le ministre des Affaires étrangères français, entrevue qui donna une impulsion plus vive aux pourparlers. Au mois de juin, l’accord fut signé ; il mettait fin aux contestations franco-allemandes en Afrique.

Aussitôt, il se fît un revirement sensible dans l’attitude de l’Angleterre. Deux courans se divisaient, visiblement, les conseils du gouvernement. Tantôt M. Chamberlain et ses amis l’emportaient, tantôt l’autorité plus sereine de lord Salisbury prenait le dessus. L’Angleterre célébrait, alors, le jubilé de la reine Victoria, et si les manifestations superbes qui accompagnaient cet anniversaire lui donnaient le légitime sentiment de sa force, elles soulignaient aussi son « splendide isolement. » Au Transvaal, les choses n’allaient pas aussi facilement qu’on l’avait espéré. Cecil Rhodes était interrogé par la commission parlementaire au sujet de l’expédition Jameson.

Ces fluctuations incessantes, ces continuelles sautes de vent sont impossibles à relever, maintenant, dans leur détail, si émouvantes qu’elles fussent pour ceux qui en observaient alors les phases journalières. En réalité, les dispositions du gouvernement et de l’opinion, en Angleterre, suivaient les hauts et les bas de l’expédition du Nil et traduisaient, en même temps, la complication plus ou moins grande des événemens internationaux. Il faudrait écrire toute l’histoire de ces années encombrées, pour démêler le fil, à chaque instant perdu dans la trame.

Au cours de l’été 1897 et peu après la signature de l’arrangement franco-allemand, les dispositions de l’Angleterre parurent plus conciliantes. Ces sentimens nouveaux se manifestèrent, d’abord, au sujet des affaires tunisiennes. L’objection tirée de la pérennité du traité anglo-tunisien fut abandonnée et tout le reste se trouva soudain facilité. Moyennant quelques concessions en faveur des cotonnades anglaises, l’accord, qui paraissait si difficile quelques mois auparavant, se produisit le plus aisément du monde (septembre 1897). Et ce fut comme le premier grain tombant d’un chapelet qui se dénoue.

On écrit alors : « La conclusion de l’arrangement anglo-tunisien a fait naître un courant d’opinion d’après lequel toutes les difficultés pendantes entre la France et l’Angleterre ne tarderaient pas à être réglées[4]. »

Paroles de bon augure, appuyées bientôt par un fait précis : les négociations pour la délimitation de l’Afrique occidentale et du bassin du Niger, prévues par la convention du 15 janvier 1896 et interrompues depuis près d’un an, sont reprises. La commission anglo-française se réunit dans les premiers jours de novembre.

Remarquons qu’au même moment personne n’ignore la marche ni l’objectif de la mission Marchand. On sait qu’il arrive sur les lieux et que M. Liotard a occupé Dem-Soliman dans le Bahr-El-Ghazal. Dans la presse anglaise, certains journaux fulminent, mais d’autres se réservent : la note moyenne paraît donnée par la Saturday Review : « Du Bahr-El-Ghazal à Fachoda l’Egypte a tout abandonné : cette portion de l’Afrique est res nullius et appartient au premier qui saura la prendre ; la question est de savoir qui arrivera le premier. On peut se féliciter de la marche rapide des troupes anglo-égyptiennes qui met l’Angleterre en bonne posture à cet égard. »

La négociation du Niger, qui vient de se rouvrir, est le prélude nécessaire de celle qui peut régler, à temps, la question du Nil soudanais. Mais que de lenteur, que de difficultés encore ! Les commissaires, MM. Lecomte et Binger, pour la France, MM. Martin Gosselin et le colonel Everett, pour l’Angleterre, discutent sur des pointes d’aiguilles ; les cartes sont insuffisantes, les itinéraires obscurs, les renseignemens contradictoires. Des journées, des semaines, des mois s’écoulent. Les plénipotentiaires anglais sont à la fois embarrassés et effrayés par l’activité des missions françaises au Niger. Si l’on ne conclut pas, tout le pays sera occupé ; mais, pour conclure, il faut consacrer les résultats obtenus : déjà les possessions britanniques sont coupées en fait de tout accès vers l’intérieur.

Le double nœud du débat s’est précisé : à qui appartiendra le Mossi dont le magnifique territoire (plus étendu que celui de la France et le plus fertile de la région nigérienne) réunira toutes les possessions soit de l’une, soit de l’autre puissance ? Quel sera le régime de navigation sur le Niger ?

Lord Salisbury, au Guild-Hall, en novembre 1897, s’écrie : « L’Afrique a été créée pour la plaie des ministres des Affaires étrangères ! »

Un temps d’arrêt se produit dans la marche en avant de l’expédition anglo-égyptienne : le bruit court que Marchand est arrivé à Fachoda.

À ce moment, quand on sent approcher l’heure où il faudra rompre ou céder, la tactique anglaise, c’est l’intimidation. Lord Salisbury, dans ce même discours du Guild-Hall, visant les affaires du Niger, dit : « Il y a une limite à l’exercice des qualités de conciliation, et nous ne pouvons permettre que nos droits les plus élémentaires soient foulés aux pieds. » A propos d’un de ces nombreux incidens dont la hardiesse des missions semait le terrain de la négociation, comme d’autant de chevaux de frise, — le passage de l’expédition Casemajou sur un territoire attribué à l’Angleterre, — M. Chamberlain dit, avec une véhémence tout autre, devant la Chambre des communes : « Des pays que la Grande-Bretagne croyait être sa propriété ont été surpris et envahis… Cette situation, nous ne pouvons l’accepter. Aussi, nous avons pensé qu’il était nécessaire d’organiser une armée de frontières… La création de cette armée est indispensable, que le différend avec la France ait une solution satisfaisante ou non… »

Quel ministre français eût tenu, à pareille époque, un tel langage visant une puissance amie ?

D’autre part, comment arracher l’Angleterre à cette position négative et menaçante ? Le Cabinet de Londres négociait-il pour amuser le tapis ; ou bien, ne gardait-il pas un secret désir d’arriver à une entente, en dépit des pronostics fâcheux, des polémiques voulues et des obstacles trop réels qui s’opposaient au progrès du travail des commissaires ?

La tendance des plénipotentiaires anglais était de diminuer et de rétrécir, en quelque sorte, l’objet de la négociation, de la ramener à l’étude des cas particuliers et des délimitations régionales. Le gouvernement français, ne perdant pas de vue le but qu’il s’était proposé, s’efforçait de lui donner un caractère plus général ; il eût voulu l’étendre, pour ainsi dire, sur l’Afrique dans toute sa largeur. La pierre de touche des sentimens réciproques était là. Le succès serait considéré comme possible, si on parvenait à englober dans une seule et même tractation, non seulement la rive droite du Niger, mais la rive gauche, le lac Tchad, et, ainsi, les territoires allant jusqu’au bassin du Nil.

Toutes les questions de détail avaient été étudiées, éclaircies. Il fallait conclure ; les minutes devenaient précieuses.

Le ministre des Affaires étrangères crut devoir intervenir personnellement dans la négociation. Il eut plusieurs entretiens avec sir Edmund Monson : il invoqua les nécessités supérieures de l’entente. Une amélioration se produisit ; on résolut d’agir.

Le 26 novembre, les commissaires français déclarèrent, officiellement, à leurs collègues anglais que la France ne croyait pas devoir s’en tenir à des arrangemens particuliers et qu’elle se proposait d’élargir, par des propositions formelles, les bases de l’accord, si eut accord était possible. Ils demandaient que la négociation portât, non seulement sur la rive droite, mais sur la rive gauche du Niger. Ils demandaient aussi que les rives Nord et Est du lac Tchad fussent attribuées à la France : moyennant quoi, ils étaient autorisés à reconnaître la ligne Say à Barroua et à faire des concessions sur la navigation du fleuve.

Par cette proposition, la France jouait cartes sur table et mettait ses partenaires au pied du mur. En accédant à la ligne Say-Barroua, sauf certaines modifications indispensables, et en renonçant aux embouchures du Niger, sauf les enclaves nécessaires pour assurer la liberté de navigation, elle désarmait son plus redoutable adversaire, la Compagnie du Niger. Mais, en réclamant les rives du lac Tchad et les territoires environnans, elle donnait à la négociation toute son ampleur ; elle en faisait une œuvre d’équilibre africain ; par ce déploiement inopiné vers l’Est, elle posait indirectement la question Marchand.

Qu’une telle initiative ait été ainsi comprise à Londres, cela ne peut être mis en doute : car, le 29 novembre, sir Edmund Monson déclarait au ministre des Affaires étrangères « que la conférence n’avait pas à s’occuper de la rive gauche du Niger, mais bien de la rive droite ; qu’il n’y avait aucune corrélation à établir entre deux questions si différentes ; que toutes les questions relatives à la rive gauche du Niger étaient réglées par l’arrangement de 1890. » Quant aux territoires situés à l’Est du lac Tchad, le gouvernement anglais, inquiet des revendications qui se trouvaient consignées, pour la première fois, dans un document officiel, indiquait qu’il y avait lieu de les régler de façon à prévenir toute expansion démesurée dans la direction du Nil.

Cette manière de voir fut encore précisée, mais dans des termes heureusement plus favorables, par une lettre de sir Edmund Monson, datée du 10 décembre : « Les bases proposées n’avancent pas beaucoup les négociations, étant donné que les questions les plus contestées ne sont pas touchées… Quant à la proposition de reconnaissance des droits de la France sur les rives Nord et Est du lac Tchad, si les autres questions sont réglées, le gouvernement de Sa Majesté ne fera pas de difficultés pour cette condition. Mais, ce faisant, il ne peut oublier que la possession de ces territoires peut, dans l’avenir, ouvrir une route vers le Nil, et il ne faut pas comprendre que le gouvernement de Sa Majesté puisse admettre qu’aucune puissance européenne puisse avoir des droits quelconques à occuper une position, quelle qu’elle soit, dans la vallée du Nil. »

Cependant, la conversation était engagée.

Les deux parties sentaient la gravité des difficultés prochaines sur le Nil et certainement, à ce moment, le désir d’une entente préalable à la rencontre les animait toutes deux.

Plus on approche de l’heure critique, plus on voit se dessiner les deux courans qui se partagent les esprits en Angleterre. Mais les modérés, soit libéraux soit conservateurs, lord Salisbury, M. Balfour, M. Morley, sont peu à peu débordés par les violences et le tapage du parti impérialiste.

Le Times combat la formule « possession vaut titre, » qui avait été acceptée quelques semaines auparavant par la Saturday Review, et qui était, en somme, la base des négociations relatives au Niger. La Pall Mall Gazette écrit, à propos de quelques incidens en Afrique : « Il faut parler au quai d’Orsay sur un ton de commandement… » Tout de même, nous n’en étions pas là !

Le débat technique relatif au bassin du Niger se prolongea tout l’hiver. Rarement on vit, en Angleterre, une discipline plus stricte de l’opinion, de la presse et du gouvernement pour arracher le succès : chaque parcelle de terrain fut disputée pied à pied. Pour une paillotte, on parlait de rupture et de guerre. Lord Selborne, sous-secrétaire d’Etat des Colonies, disait à Bradford : « Sans doute, nous voulons la paix, mais non pas la paix à tout prix. Nous n’avons pas fait la guerre pour Madagascar, parce qu’elle eût été beaucoup trop onéreuse, étant donné le peu d’importance des intérêts anglais engagés ; mais peut-on en dire autant de l’Ouest-africain ? »

En France, les esprits, passionnés pour l’affaire Dreyfus, étaient ailleurs. C’est à peine si l’opinion, divisée en outre au sujet des affaires de Grèce et d’Arménie, devinait les soucis du gouvernement au sujet de l’Afrique.

Malgré tout, la diplomatie française tenait bon : elle voulait l’accord, mais elle le voulait honorable. Les démarches réitérées, parfois même menaçantes de sir Edmund Monson ne l’émouvaient pas.

Les nouvelles d’Afrique étaient rares. Au début de l’année 1898, la situation de l’expédition anglaise ne paraissait pas des plus satisfaisantes ; le sirdar demandait au gouvernement de renforcer le corps expéditionnaire d’une première brigade anglaise de quatre bataillons. Jusqu’à cette époque, le sort de la campagne restait au moins douteux[5].

Le 18 février, le jour même où M. Chamberlain faisait, à la Chambre des communes, une déclaration des plus comminatoires, les délégués anglais apportaient à la Conférence une concession décisive : le Cabinet de Londres abandonnait le Mossi et le Gourounsi. C’était donc une reconnaissance pleine et entière des revendications de la France, après qu’on les avait proclamées si exorbitantes et qu’on avait usé de tous les moyens, — jusqu’à la menace d’une rupture et d’une guerre, — pour lasser et intimider leurs défenseurs. L’union des établissemens du Sénégal, du Niger et de la Côte d’Ivoire était reconnue et le principe d’une vaste négociation africaine était adopté.

C’était l’heure psychologique : si l’Angleterre, parfaitement au courant, dès lors, des progrès de la mission Marchand, saisie de l’ensemble des propositions françaises, traitait en février, il était permis de conclure qu’elle aborderait dans le même esprit le règlement des affaires du Nil. Si on eût été décidé à la rupture, on eût, comme on l’avait fait précédemment, traîné en longueur : car, parler du lac Tchad, comme l’avait fait observer l’ambassadeur d’Angleterre, dans sa communication, c’était parler du Nil.

Il fallut quatre mois encore pour obtenir l’accord complet et pour régler l’infinie quantité des sujets litigieux. Chaque détail exigeait une dépense d’application, de peine et, surtout, de temps. La convention de délimitation générale qui couvrait toute l’Afrique dans sa largeur, du Sénégal au bassin du Nil, fut, enfin, signée, au quai d’Orsay, le 14 juin 1898. L’ambassadeur d’Angleterre, sir Edmund Monson, pleurait en mettant son nom sur cet acte considérable dont il attendait les résultats les meilleurs pour les relations entre les deux pays.

Le lendemain, le Cabinet Méline était renversé !

Dans le tourbillon des événemens qui se sont succédé, cette Convention de juin 1898 a passé presque inaperçue : elle était, cependant, l’aboutissant d’un long et pénible effort, l’œuvre d’une volonté persévérante et conciliante soutenue, malgré bien des obstacles, pendant plus de quatre ans ; elle parut, à ceux qui la signèrent, l’heureuse prémisse d’une entente prochaine sur la seule question qui restât en suspens. Les deux gouvernemens traitaient de plein gré et de bonne grâce, malgré l’excitation des sentimens hostiles, soulevés dans la presse et dans les cercles irresponsables. L’esprit de conciliation l’emportait, une fois de plus, de part et d’autre.

Au point de vue français, la Convention de juin 1898, en opérant la jonction des trois domaines africains, Algérie et Tunisie, Sénégal et Niger, Tchad et Congo, fondait ce vaste empire colonial qui couvrait tout le Nord du continent occidental, à l’exception des colonies européennes de la côte et de l’Empire du Maroc. La barrière des traités s’élevait, désormais, contre toute concurrence étrangère dans l’hinterland de nos possessions anciennes et nouvelles. Quelques mois plus tard, à la période critique de l’affaire de Fachoda, cette convention fut notre seule ressource, notre unique sécurité, quand l’Angleterre songea, un instant, à nous rejeter au-delà du lac Tchad, et même au-delà du. Niger.

En somme, la « négociation africaine, » dans ses lignes générales, se réglait selon les aspirations françaises, et cela sans sacrifices considérables, sans dépenses lourdes, sans expéditions onéreuses, on pourrait dire sans risques internationaux. La France et l’Angleterre s’habituaient à traiter sur un pied d’égalité en Afrique.


La Convention conclue, la voie était libre pour la question du Nil, la question Marchand. C’était l’idée suivie depuis le début par le quai d’Orsay : traiter avant la rencontre désormais trop facile à prévoir dans le Bahr-El-Ghazal.

Cette volonté, cette aspiration, le ministre qui disparaissait l’avait manifestée, consignée officiellement, comme on l’a vu, dans les actes mêmes de la négociation.

Non seulement le point avait été visé dans les instructions aux commissaires, dans celles données par le ministre aux ambassadeurs ; mais il avait donné lieu à un échange de lettres, à l’heure précise où les sentimens de conciliation l’avaient emporté, c’est-à-dire en décembre 1897.

On a vu que, le 10 décembre, sir Edmund Monson avait adressé, au ministre des Affaires étrangères français, une note relative aux territoires du lac Tchad. Cette note se terminait ainsi : « Il ne faut pas comprendre que le gouvernement de Sa Majesté puisse admettre que toute autre puissance européenne puisse avoir de droit quelconque à occuper une portion quelle qu’elle soit de la vallée du Nil. Les vues du gouvernement britannique sur ce point ont été exposées nettement devant le Parlement par sir Edward Grey, il y a quelques années, pendant l’administration du comte de Rosebery et ont été communiquées en due forme au gouvernement français à cette époque. Le gouvernement actuel de Sa Majesté adhère pleinement au langage employé par ses prédécesseurs. »

Avait-on oublié à Londres les entretiens entre lord Kimberley et M. de Courcel ? Le quai d’Orsay les rappela en formulant, de nouveau, les réserves françaises. Le 24 décembre 1897, on écrivit à sir Edmund Monson : « Le gouvernement français ne saurait, en la circonstance présente, se dispenser de reproduire les réserves qu’il n’a jamais manqué d’exprimer toutes les fois que les questions afférentes à la vallée du Nil ont pu être mises en cause. C’est ainsi, notamment, que les déclarations de sir Edward Grey, auxquelles vient de se reporter le gouvernement britannique, ont motivé, de la part de notre représentant à Londres, une protestation immédiate dont il a repris et développé les termes dans les entretiens ultérieurs qu’il a eus sur ce sujet au Foreign Office. J’ai eu moi-même occasion, au cours de la séance du Sénat du 5 avril 1895, de faire, au nom du gouvernement français, des déclarations auxquelles je crois être d’autant plus fondé à me référer qu’elles n’ont amené aucune réponse du gouvernement britannique… La position prise par le Cabinet de Londres, dans la lettre à laquelle je réponds, tendrait à avoir pour conséquence de préjuger des questions qui sont complètement étrangères aux difficultés dont la commission du Niger a pour mandat de poursuivre le règlement. C’est pourquoi j’ai pensé que, pour le bon ordre d’une discussion que les deux parties ont un égal désir de voir se terminer par un arrangement équitable, ces explications étaient nécessaires, et je les fais parvenir à Votre Excellence dans le même esprit de conciliation qu’elle a bien voulu invoquer dans sa propre communication. »

Or, cette lettre ne provoqua aucune réponse, aucune protestation. On en était donc toujours à la formule de lord Kimberley : « la question restait ouverte au débat. » Seulement, chaque partie se gardait, en vue de la négociation qu’on sentait prochaine.

Dans la partie technique de la lettre qui vient d’être citée, le ministre français n’avait pas manqué de se référer à ces négociations de 1894 dont le souvenir planait sur tout le développement ultérieur, et où la question du Haut Nil avait été traitée une première fois, entre les deux gouvernemens.

La Convention de juin 1898 était une étape ; mais ce n’était qu’une étape. L’affaire du Nil apparaissait maintenant isolée sur le champ débarrassé de tout autre obstacle.

Marchand avait franchi les plus rudes passes de son formidable voyage et se hâtait vers Fachoda. Kitchener venait de remporter (8 avril), sur les Derviches, la première victoire décisive, celle de l’Atbara. Les prévisions étaient, dès lors, favorables à un succès définitif des forces anglo-égyptiennes. On écrivait, à cette date : « La chute définitive du mahdisme n’est plus qu’une question de semaines : la crue du Nil, en juillet, en donnera probablement le signal[6]. »

On avait encore le temps de traiter. Mais il fallait traiter tout de suite.


Cet effort diplomatique, qui devait être l’effort suprême, l’abordait-on sans préparation et sans autre moyen d’action que la mission Marchand ?… On s’était trouvé, en somme, en présence de deux hypothèses : ou bien l’insuccès de la campagne anglo-égyptienne et, pendant longtemps, on avait pu garder des doutes à ce sujet ; les sacrifices faits par l’Angleterre pour la construction du chemin de fer et, en général, les dépenses énormes de l’expédition avaient pu seules l’emporter sur la résistance des lieux et des hommes ; ou bien le succès de l’expédition, et la présence, dans la région du Bahr-El-Ghazal, d’une force telle que, selon le principe posé : « à chacun selon ses œuvres, » on devrait s’incliner. Cela, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’avaient fait, à diverses reprises, sans déshonneur ni péril public. Mais, de toutes façons, un jour ou l’autre, il fallait en venir à négocier.

Or, l’expérience l’avait démontré, pour obtenir des résultats effectifs, il ne fallait pas s’en rapporter uniquement aux dispositions qui, à l’heure où se signait la Convention de juin 1898, paraissaient conciliantes au Cabinet de Londres. Dominé trop souvent par l’impétueuse assurance de M. Chamberlain, il usait de l’arme de l’intimidation et, en général, de toutes les armes légitimes ; il n’avait d’autre inquiétude que de se sentir isolé dans ses aventureuses entreprises diplomatiques.

Agissante partout, l’Angleterre essaye toujours : ferme, habile, — et, en somme, rassurée sur les conséquences finales par la fameuse « ceinture d’argent, » — elle ne cède qu’après avoir fait le calcul précis des avantages et des risques. A Madagascar, en Tunisie, au Siam, sur le Mékong, au Niger, elle avait poussé à l’extrême les résistances les plus tenaces, elle avait toujours employé les mêmes négations impératives, et elle n’avait renoncé que la dernière et à la dernière minute. Il fallait donc s’attendre à une campagne des plus rudes, avec tout le déploiement des pressions et des influences que la féconde ingéniosité anglaise découvre dans ses ressources sans nombre et parmi les faiblesses de l’adversaire.

En vue de l’heure prochaine où la question du Nil serait abordée, le premier devoir du ministère français était de s’assurer une forte situation diplomatique auprès des diverses puissances qui pouvaient, à un titre quelconque, intervenir au débat.

Voici ce qui avait été fait :

La vallée du Nil, à cette époque, était comme le rendez-vous de la plupart des dominations coloniales européennes. La Turquie exerçait sur le Khédive une haute suzeraineté reconnue par les traités ; l’Allemagne, par ses possessions de l’Afrique orientale, l’Italie par celles de la Mer-Rouge, l’Etat du Congo à Lado, la France dans le Bahr-El-Ghazal, enfin l’Abyssinie, puissance africaine qui avait alors le prestige entier de ses victoires récentes, toutes avaient un intérêt dans les affaires nilotiques.

Les autres puissances européennes, et notamment la Russie, à cause des communications avec l’Extrême-Orient, et de ses relations de religion avec l’Abyssinie, veillaient, avec plus ou moins de zèle, à l’intégrité de l’Empire ottoman et à la liberté de navigation par te canal de Suez.

Assurément, aucune de ces puissances n’était opposée d’une manière irréductible à l’Angleterre ; mais, selon leurs intérêts et d’après le jeu de l’équilibre, elles pouvaient peser sur le résultat final. Une action générale et simultanée fut engagée auprès d’elles pour préparer les voies.

L’alliance franco-russe, proclamée aux toasts du Pothuau, avait manifesté, en Europe, une puissance de contrepoids qui commençait à provoquer certaines évolutions. On pouvait compter sur la Russie et, avec son concours, agir sur la Turquie, comme on l’avait déjà fait, au début de 1896.

L’Italie, dont les tendances peu favorables, du temps de M. Crispi, avaient été longtemps un sujet d’inquiétude pour la France, s’était détachée de l’Angleterre en négociant l’arrangement franco-tunisien ; ces heureuses prémices, dues à l’initiative du marquis Visconti-Venosta, avaient eu d’autres suites : une convention commerciale, qui devait rétablir entre les deux puissances l’ancienne intimité, avait été négociée entre Paris et Rome : il ne manquait plus que les signatures, tenues volontairement en suspens par le Cabinet de Paris.

Avec l’État Indépendant du Congo, toutes les difficultés étaient arrangées depuis près de quatre ans ; en le maintenant sur le Nil, à Lado, on avait assuré un précédent favorable et dont l’Angleterre, elle-même, avait été l’initiatrice, à la thèse des occupations concertées dans le bassin du grand fleuve ; le chemin de fer, dû à la clairvoyante ténacité du roi Léopold, profitait des coûteux transports nécessaires pour le ravitaillement des postes du Haut-Oubanghi. Les relations étaient devenues tout à fait cordiales.

Restaient l’Allemagne et l’Abyssinie.

Il appartiendra à l’histoire d’établir quelle fut la pensée directrice de l’Allemagne et de son gouvernement dans les discussions complexes parmi lesquelles se décida le partage de l’Afrique et la dernière phase de la politique coloniale française. On peut admettre, qu’au début, la politique bismarckienne vit avec satisfaction la France s’engager dans des affaires lointaines et si difficiles qui devaient absorber, pendant de longues années, l’attention du pays et de son gouvernement. Il n’est pas certain, toutefois, que ce calcul fût juste, puisque, finalement, l’Allemagne se lança, à son tour, sur la même piste, et essaya, un peu tard, de regagner le temps perdu. Si elle a laissé, de parti pris, les initiatives coloniales aux autres, elle n’a pas à s’étonner qu’ils aient obtenu les meilleurs morceaux.

L’Allemagne assista sans déplaisir aux difficultés franco-anglaises. Ce fut, pour Bismarck et ses successeurs, un instrument de règne. En se portant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ils faisaient pencher la balance[7]. Mais il n’est pas démontré que cette tactique ait réussi davantage : puisque, en somme, la France a constitué son empire colonial ; et que l’Angleterre : 1° s’est rendue maîtresse, par l’Egypte, du canal de Suez et des communications mondiales ; 2° a tenu en échec le développement colonial et maritime de l’Allemagne, notamment en Extrême-Orient ; 3° a pris le dessus sur l’élément germanique dans l’Afrique du Sud ; et 4° a poursuivi, sans interruption, le chemin de fer du Cap au Caire, — tous résultats contraires aux vues déclarées de l’Empire et qui annulent, d’avance, pour ainsi dire, le prodigieux effort de celui-ci pour assurer son « avenir sur la mer. »

La politique allemande, dans ces affaires embrouillées, fui une suite d’avances et de voltes-faces près des deux puissances, alternativement. S’il y eut un dessein formé, il ne se découvrit jamais. On ne pouvait ni se fier tout à fait en elle, ni la négliger entièrement. Peut-être y avait-il, dans tout cela, de l’hésitation et du caprice plus qu’un calcul machiavélique. Quoi qu’il en soit, ce système continuellement mobile n’empêcha rien et ne produisit rien. La diplomatie doit savoir, un jour ou l’autre, prendre parti ; sinon, n’inspirant que le doute et la méfiance, elle reste dans la position classique du cavalier entre deux selles.

Cette procédure tatillonne du gouvernement allemand apparaît dans les événemens qui préparèrent les grandes négociations africaines de 1898. Le fameux télégramme au président Krüger avait abouti à l’abandon des Républiques du Sud par l’arrangement anglo-allemand au sujet des colonies portugaises de l’Afrique méridionale, et indirectement à l’adhésion, donnée par l’Allemagne, à l’expédition de Dongola. D’ailleurs, l’Allemagne s’était liée à l’égard de l’Angleterre, au sujet du Nil, par les ententes de 1890 et de 1893. Il n’y avait donc pas à compter sur un concours actif de ce côté. Pourtant, la politique de l’internationalisation du grand fleuve avait quelque chose de substantiel qui pouvait la tenter, et on agirait, indirectement, sur le Cabinet de Londres, comme on l’avait fait précédemment dans les affaires de la Côte occidentale, en intéressant l’Allemagne à ces solutions.

En général, c’est une imprudence gratuite de prétendre tenir une des grandes puissances européennes en dehors des affaires qui affectent l’équilibre mondial. Mieux valait assurer à la politique française le bénéfice de la bonne grâce et de la loyauté, tout en gagnant, le cas échéant, les sentimens favorables de ce « tribunal des neutres » sur lequel l’Allemagne exerce, dans le cas de rivalité anglo-française, une incontestable autorité.

Telle fut la portée de certains échanges de vues avec l’Allemagne, dans la période qui précéda immédiatement la chute du Cabinet Méline. Depuis le voyage du prince de Hohenlohe à Paris, et la conclusion de l’arrangement franco-allemand au sujet du Togo, les relations entre les deux puissances étaient sur le pied d’une mutuelle courtoisie. En présence des dangers qui menaçaient, alors, la paix du monde (événemens d’Arménie, de Crète, de Grèce, complications en Extrême-Orient), les gouvernemens européens avaient senti le prix d’une collaboration plus étroite en vue des intérêts communs de la civilisation et de la paix. Les premiers indices de l’antagonisme anglo-allemand commençaient à apparaître. Le made in Germany était dénoncé en Angleterre. Le calcul de ces mouvemens imperceptibles, la considération de ces « impondérables » sont de technique courante en diplomatie.

Il suffisait de saisir la première occasion d’appliquer ces conditions générales aux affaires d’Afrique en particulier.

Elle se présenta à propos d’un détail financier intéressant le sort des colonies portugaises de l’Afrique méridionale. Une conversation qu’eut, à Berlin, l’ambassadeur de France, le marquis de Noailles, donna lieu à un échange de vues relatif aux questions africaines, qui fut précisé par un memorandum remis à Paris par le comte Munster, ambassadeur d’Allemagne. Le tout fut porté à la connaissance du Conseil des ministres, du président de la République et traité, dans la forme habituelle, par les bureaux du quai d’Orsay. Cette importante communication eut-elle quelque suite ? C’est ce qui est resté obscur, jusqu’ici. En tous cas, les précautions étaient prises, du côté de l’Allemagne, et on pouvait, comme on l’avait fait précédemment, se servir des circonstances qui rapprochaient, si opportunément, sur ces affaires, les intérêts et les vues des deux puissances.

Reste l’Abyssinie. Pendant quatre ans, la politique française s’occupa, avec une assiduité constante, des relations avec l’Abyssinie. Dès que l’on connut l’arrangement franco-italien du 15 avril 1891, le Cabinet de Paris avait protesté contre les clauses qui portaient atteinte à l’indépendance du Harrar et de l’Ethiopie. Puis les événemens s’étaient déroulés. La défaite des Italiens en 1896 et le traité d’Addis-Abeba avaient laissé le champ libre à la politique française ; les luttes d’influence entre des interventions rivales nombreuses, actives et ingénieuses, se compliquent auprès de la plupart des princes africains, de rivalités locales entre les grands personnages indigènes. C’est un travail délicat et lent. Permis aux critiques d’édicter « ce qu’il faudrait faire ; » au pied du mur, ils trouveraient, eux aussi, les difficultés, les oppositions obscures, les décourageantes lenteurs.

En mars 1895, Ménélik, se rendant compte des avantages d’une entente avec la France, avait proposé à celle-ci de renouveler le traité de commerce conclu, en 1843, par le roi du Choa avec M. Rochet d’Héricourt, au nom du roi Louis-Philippe. Un an se passa. Dès la constitution du Cabinet Méline, les pourparlers furent repris activement. Le Président de la République adressa une lettre personnelle à Ménélik où l’on acceptait la désignation de Djibouti comme port officiel de l’Ethiopie. Un Français, M. Chefneux, obtint, bientôt, la concession de la voie ferrée qui devait relier Djibouti à Harrar (octobre 1896). Le gouverneur d’Obock, M. Lagarde, quittait la France, en décembre, avec les pouvoirs et les instructions nécessaires pour organiser toute une action abyssine combinée avec celle de la France sur le Nil. Les instructions disaient : « J’ai mis à votre disposition, sur le solde du crédit des missions, une somme importante destinée à favoriser l’expansion de notre influence pacifique dans l’Empire. Ces fonds doivent être principalement affectés à l’exploration des régions du Sobat et de la rive droite du Nil… Je n’ai pas besoin d’insister sur le haut intérêt politique qui s’attache à la réussite de ces projets et sur le secours que la mission du Haut-Oubanghi pourrait en recevoir… »

Trois objets étaient assignés aux efforts des représentans de la France : 1° Organiser des missions d’exploration françaises destinées à se rencontrer sur le Nil avec la mission Marchand. On connaît les travaux si honorables des missions Clochette et Bonvalot, Bonchamps, Faivre et Potter, qui atteignirent Nasser sur le Sobat, à 200 kilomètres du Nil ; elles échouèrent pour des raisons matérielles et en présence d’obstacles presque insurmontables[8].

2° Décider Ménélik à occuper les territoires revendiqués traditionnellement par l’Abyssinie, vers le Nil. A la fin de 1897, quatre expéditions éthiopiennes commandées par les plus importans personnages ou les plus hauts tributaires de l’Empire opéraient simultanément : le raz Makonnen au Nord, vers les Beni-Chogoul ; à l’Ouest, le dedjaz Tessamma, que devaient accompagner bientôt deux Français de la mission Bonchamps, MM. Faivre et Potter, descendait vers le Sobat ; plus au Sud, le raz Ouedda Ghiorgis ; et enfin, plus au Sud encore, vers le Borana, le raz Habta Ghiorgis, accompagné par un autre de nos compatriotes, M. Daragon. Ces expéditions, réellement puissantes, paraissaient assurées du succès. Mais, là encore, des obstacles dus à la nature marécageuse du sol et au climat pestilentiel s’opposèrent à une expansion si naturelle et si fortement préparée. La révolte « opportune » du raz Mangascha, dans le Tigré, détourna, finalement, l’attention de Ménélik[9].

3° On désirait, surtout, établir entre la France et l’Abyssinie des relations d’amitié et de confiance capables de peser, le jour venu, sur la négociation qui devait décider de l’avenir de ces régions. Sur ce point encore, les instructions furent fidèlement exécutées : un véritable traité d’alliance fut conclu avec Ménélik (20 mars 1897) ; celui-ci affirmait sa volonté de revendiquer, comme frontière occidentale de son Empire, le Nil entre le cinquième et le quatorzième degré Nord. Les principes d’une action commune dans tous les ordres d’idées, commerce, finances, travaux publics, expansion géographique, entente diplomatique, furent établis, et si ces résultats n’eurent pas toutes les suites qu’on en eût pu attendre, encore est-il juste de reconnaître qu’on les avait préparés.

On s’assurait, en somme, par ces diverses tentatives des concours qui pouvaient être de quelque utilité à l’heure décisive. 11 y avait avantage à nouer en faisceau les divers intérêts groupés autour du Nil et du canal Suez qui paraissaient encore, à cette époque, voués à un avenir international.


V

Le jour de la chute du Cabinet Méline, Marchand n’était pas encore arrivé à Fachoda. Il ne devait atteindre, ce point que dans les premiers jours de juillet, et la nouvelle ne devait parvenir en Europe que trois mois plus tard, par les dépêches du sirdar, lui-même averti, le 7 septembre, par l’arrivée, à Omdurman, d’une canonnière derviche venant du haut fleuve et qui s’était rendue. Quant à l’expédition anglo-égyptienne, au mois de juin, elle était encore, d’après les renseignemens parvenus en Europe, à Kunar, au confluent de l’Atbara. Le chemin de fer était sur le point d’atteindre l’Atbara. Le 21 juin, le sirdar Kitchener était retourné à Berber pour préparer la reprise de la marche en avant. On pouvait, dès lors, escompter le succès, mais ce n’était pas un fait acquis. C’est au mois d’août, seulement, que le corps expéditionnaire est définitivement constitué par l’arrivée de la deuxième brigade anglaise.

En somme, si Marchand était en retard d’une saison[10], il arrivait à temps pour que sa peine ne fût pas perdue. Mais le succès des forces anglo-égyptiennes, s’il ne modifiait pas le point de droit, changeait incontestablement le point de fait.

Raison de plus pour négocier rapidement et pour tirer le meilleur parti possible de la situation telle que les événemens l’avaient créée. Ceux qui avaient organisé la mission connaissaient bien les risques de l’entreprise ; ils en savaient le fort et le faible. Ils rentraient aux affaires juste à temps pour faire rendre tout son effet à la conception dont ils avaient eu l’initiative. Les deux gouvernemens, en concluant la Convention de juin, avaient prouvé qu’ils voulaient traiter. Ils avaient pris date, en quelque sorte, peur aborder cette dernière difficulté. Qu’attendrait-on ?

Encore une fois, ce n’était pas une conquête que la mission Marchand était allée chercher si loin, ce n’était pas même un objet d’échange, un gage ou une matière à négociation, c’était la négociation elle-même. Le but était en vue ; la voie était libre. Par le précédent de 1894, par les pourparlers qui avaient eu lieu avec lord Kimberley, par les documens échangés en décembre 1897, la question était abordée, certains principes posés. Il fallait s’efforcer de dégager les conséquences de ces prémisses avant que le choc se produisît.

Se maintenir dans le Bahr-El-Ghazal n’avait rien d’impossible, si on savait conclure à temps, — la suite de la tractation avec lord Salisbury le montra bientôt ; — et c’était suffisant pour l’honneur, pour l’intérêt du pays, pour la récompense de l’effort accompli, au cas où on ne pourrait obtenir davantage. Mais, si on laissait le succès s’affirmer et la rencontre se produire, la faiblesse de notre situation apparaissait ; le parti impérialiste triomphant mettrait le comble à ses exigences ; les conciliateurs seraient débordés.

En tous cas, une négociation finale menée à temps, avec l’ensemble des concours qui convergeaient vers ce but unique, permettrait de parer au principal danger, celui d’un choc peut-être brutal entre les deux forces inégales qui devaient se trouver bientôt en contact. En quittant le quai d’Orsay, le ministre des Affaires étrangères du Cabinet Méline insistait pour qu’on demandât, sans retard, aux Chambres la ratification de la Convention de juin 1898 et qu’on poursuivît sans délai les négociations.

Après tant d’obscurités qui ont plané sur ce débat, il faut dire, ici, selon la loi de l’histoire, ce qui est conforme à la vérité : la Convention de juin 1898 avait été mal accueillie et fut frappée de discrédit par les adversaires du Cabinet Méline. On la jugeait insuffisante, on blâmait certaines concessions commerciales qui avaient paru indispensables pour obtenir le Mossi et le Gourounsi. On reprochait aux négociateurs d’avoir manqué d’énergie à l’égard de l’Angleterre. Les mêmes raisons et les mêmes influences-qui avaient fait échouer l’arrangement de 1894, qui avaient fait rejeter les propositions de lord Salisbury relatives à Dongola, agissaient. On retarda la ratification de la Convention de juin, et la négociation africaine fut, en fait, interrompue.

Le reproche que l’on faisait à la Convention de 1898, on le faisait à l’ensemble de la politique étrangère du Cabinet Méline. Il se retrouve dans les critiques soulevées, à la Commission de la Chambre, contre les conventions franco-chinoises relatives à la frontière du Tonkin ; il se retrouvé dans les débats passionnés au sujet des affaires grecques, turques, arméniennes. Comme s’il était possible de suivre, partout à la fois, une politique entreprenante, offensive, et cela en un temps où les passions intérieures les plus vives étaient déchaînées !


Trois mois s’écoulèrent, de la chute, du Cabinet Méline aux premières nouvelles de la rencontre entre le sirdar Kitchener et le capitaine Marchand. D’après le Livre Jaune, c’est le 8 septembre, qu’à propos du succès définitif de l’expédition anglo-égyptienne, le sujet fut, pour la première fois, abordé à Paris. Cet entretien du ministre des Affaires étrangères français, et de sir Edmund Monson respire toute l’émotion d’une heure si critique. « Nous ignorons où se trouve présentement le capitaine Marchand, dit le ministre ; quelle que soit la localité où ait pu le conduire la nécessité de garantir contre les derviches nos possessions africaines, il ne faut pas perdre de vue qu’il n’appartient ni au capitaine Marchand ni au général Kitchener de tirer les conséquences politiques des expéditions qu’ils ont eu à diriger. C’est l’affaire des deux gouvernemens et elle ne saurait être réglée sur place. »

Malheureusement, le fait accompli permet à lord Salisbury de répondre par un premier refus à cette ouverture. Voici, dès lors, la thèse anglaise : « Tous les territoires soumis au Khalife passèrent, après les événemens de la semaine passée, aux gouvernemens britannique et égyptien. Le gouvernement est d’avis que ce droit n’admet pas de discussion… »

Il semble, cependant, que l’esprit naturellement conciliant du marquis de Salisbury ne se dérobe pas encore à toute négociation ; car il ajoute, dans sa communication officielle et écrite : « toutes les questions territoriales actuellement en controverse dans ces régions, qui ne se trouvent pas affectées par la considération sus-mention née, seraient naturellement réservées pour la tractation proposée. » Aucune question territoriale n’étant en controverse dans ces régions que celles ayant trait aux territoires du bassin du Nil, selon qu’ils faisaient partie ou non de l’ancienne domination égyptienne, on peut admettre qu’une certaine marge restait encore.

Le 17 septembre, on apprenait que le sirdar était parti pour Fachoda à la rencontre du capitaine Marchand, et c’est le 20 septembre, le jour même de la rencontre, que la question est abordée, au fond, à Paris.

La discussion fut ce qu’elle devait être, du côté de la France. Selon qu’on envisageait la prétention (claim) de l’Angleterre au point de vue « des droits de l’Egypte » ou au point de vue de la conquête et de l’occupation. Si « le droit de l’Egypte, » pourquoi l’Angleterre intervenait-elle, et si « l’occupation, » Marchand occupait avant Kitchener. Peut-être eût-on pu s’appuyer davantage, ’ auprès du gouvernement britannique et surtout auprès de l’opinion, sur les déclarations de lord Kimberley à M. de Courcel, qui établissaient, en tous cas, l’absolue légitimité de la réclamation française. Cet élément de discussion fut à peine mentionné et fit vraiment défaut au débat. La discussion n’en fut pas moins nourrie ; on ne laissa nullement de côté l’argument tiré de la suzeraineté du Sultan et de l’intégrité de l’Empire ottoman « que l’Angleterre a, comme nous, garantie. » On fit valoir que d’autres interventions s’étaient produites dans la vallée du Nil, « à Lado notamment, sans soulever, que nous sachions, de contestations de la part du Cabinet de Londres. »

L’exposé de la thèse française se heurtait dès lors à un parti pris appuyé sur la force et sur le fait de la conquête. Le droit des traités n’était même pas admis aux honneurs du débat.

En présence de cette résolution arrêtée, il y eût eu avantage, peut-être, à essayer de relever immédiatement l’ouverture contenue dans le télégramme de lord Salisbury du 9 septembre. Mais on en n’était pas encore à ce degré de résignation. Pendant plusieurs semaines, on s’en tint à répéter « les argumens que nous sommes en mesure d’opposer à la théorie anglaise concernant la situation internationale des territoires occupés par les Madhistes (29 sept.). » En France, la presse soutenait énergiquement le ministère ; elle le sommait de ne pas céder.

Cependant, le sirdar et le capitaine Marchand s’étaient rencontrés. Le 27 septembre, le gouvernement britannique communiquait au gouvernement français la dépêche où la scène culminante du drame était exposée du point de vue anglais : « Le sirdar arriva à Fachoda le 19 septembre et reçut MM. Marchand et Germain à son bord. Au cours de la convention qui s’ensuivit, M. Marchand informa le sirdar qu’il était muni d’instructions de son gouvernement d’occuper le Bahr-El-Ghazal jusqu’à sa jonction avec le Bahr-El-Zebel, ainsi que le pays des Chillouks, sur la rive gauche du Nil Blanc, jusqu’à Fachoda.

« Sir Herbert Kitchener répondit qu’il ne pouvait reconnaître l’occupation française, quelle qu’elle soit, d’aucune partie de la vallée du Nil et protesta contre cette occupation par un écrit qu’il laissa entre les mains du capitaine Marchand.

« Finalement, il hissa le drapeau égyptien sur un des bastions des fortifications en ruines de la ville, à environ 500 mètres au Sud du drapeau français. Puis le sirdar, ayant laissé à Fachoda une garnison composée d’un bataillon de troupes égyptiennes avec quatre canons et une canonnière, se dirigea, le 20 septembre, vers le Sud et établit un poste sur la rivière de Sobat. A son retour vers le Nord, en passant par Fachoda, le sirdar informa M. Marchand, par écrit, que le pays était sous l’autorité militaire et que, par conséquent, tout transport de matériel de guerre par le fleuve était interdit. »

Alors commença cette douloureuse correspondance entre le gouvernement français et le capitaine Marchand, par l’intermédiaire de l’agence britannique au Caire, qui donna lieu au voyage de M. Baratier. Au quai d’Orsay, on luttait désespérément : « J’ai montré, de nouveau, écrit le ministre le 3 octobre, que notre entreprise remonte à une époque où l’Angleterre n’avait rien fait, rien dit même qui laissât supposer que son intention était de reconquérir le Soudan Egyptien qu’elle avait, elle-même, obligé l’Egypte à abandonner en 1884[11]. Donc, il n’y a rien, dans notre action, qui permette d’affirmer qu’elle a été dirigée contre l’Angleterre en vue de traverser des desseins que celle-ci n’avait pas manifestés.

« Nous sommes à Fachoda, ai-je dit, et nous ne l’avons pris qu’à la barbarie, à laquelle vous deviez, deux mois plus tard, arracher Khartoum. Nous demander de l’évacuer préalablement à toute discussion ce serait, au fond, nous adresser un ultimatum. Eh bien ! qui donc, connaissant la France, pourrait douter de sa réponse ?… Je puis faire à l’entente entre les deux pays des sacrifices d’intérêt matériel ; dans mes mains, l’honneur national restera intact. »

Les ouvertures, assez vagues d’ailleurs, de lord Salisbury ne furent relevées que près d’un mois plus tard, dans un entretien que le baron de Courcel eut avec le noble lord, le 5 octobre. Pendant ce temps, l’opinion publique, des deux côtés de la Manche, était arrivée au maximum de tension. Les journaux impérialistes incriminaient d’avance, « les finasseries et les défaillances diplomatiques » du vieux lord. En France, le ton de la presse n’était pas plus mesuré : un organe important publiait en vedette un article presque comminatoire qui passait pour inspiré.

La tâche des conciliateurs était presque impossible. La conversation du premier ministre anglais et de l’ambassadeur français n’en est que plus digne d’attention : M. de Courcel, autorisé, certainement, par ses instructions, se décide à jeter du lest. Il ne mentionne que pour mémoire la polémique au sujet des droits de l’Egypte : « Il est naturel que si vous nous parlez, aujourd’hui, au nom de l’Egypte, nous vous demandions en vertu de quel mandat vous le faites et en quoi votre titre serait meilleur que le nôtre[12] ? » Il laissa dire, par lord Salisbury, que la mission Marchand était une mission mystérieuse, clandestine, dont rien n’avait transpiré, — quand les actes qui la concernaient, et les principales étapes de sa marche avaient été publiés, quand un débat avait eu lieu à ce sujet, devant la Chambre des députés à propos du budget des Affaires étrangères, le 7 février ; il n’invoque même pas les termes si prudens des deuxièmes instructions que le capitaine avait reçues par l’intermédiaire de M. Liotard et qui eussent suffi pour établir que la mission n’était, à aucun titre, une expédition. Puisqu’on ne voulait considérer que la question de fait, il accepte le fait : « Comme lord Salisbury déclinait d’entrer en discussion sur le fond des questions, je lui dis qu’il fallait cependant trouver une issue à la situation actuelle et que l’évacuation de Fachoda, si bruyamment réclamée par les journaux anglais, ne serait pas une issue… Où se limiteraient les prétentions de l’Angleterre, soit pour elle-même, soit pour l’Egypte ?… Il était indispensable que l’évacuation de Fachoda, si elle devait avoir lieu, ce que je ne me refusais pas absolument à admettre par hypothèse, fût précédée d’une entente sur son mode d’exécution et sur ses conséquences ; en d’autres termes, il fallait en venir à une délimitation amiable. »

Cette interprétation de la phrase un peu ambiguë insérée, par lord Salisbury, dans son télégramme du 9 septembre était ce qu’il y avait de plus raisonnable. M. de Courcel posait immédiatement les bases de la discussion s’il était encore temps de l’engager : « Nous ne pouvions admettre que nos provinces de l’intérieur de l’Afrique fussent seules exclues d’un débouché sur le Nil quand d’autres puissances se trouvaient, avec l’assentiment formel de l’Angleterre, posséder des territoires étendus riverains du fleuve. Qui sait si, à la suite d’un accord réglant la difficulté présente, le long malentendu créé entre la France et l’Angleterre ne se trouverait pas implicitement dissipé, au grand avantage des deux pays ? »

En s’exprimant ainsi, M. le baron de Courcel, avec sa haute expérience, sa connaissance entière du passé de cette affaire et des affaires en général, s’inspirait exactement et sincèrement de la politique suivie par le quai d’Orsay depuis quatre ans. En effet, si le présent exposé a rempli son but, il est démontré, maintenant, que ce n’était pas le conflit que l’on cherchait à Paris, mais l’accord ; les précédons,, la marche progressive et laborieuse de cette longue « négociation africaine » prouvent qu’en 1898 comme en 1894, on espérait arriver à une liquidation honorable, pour les deux parties, du long malentendu créé entre la France et l’Angleterre.

Un débat engagé quelques mois plus tôt, sous l’impression immédiate de la Convention de juin 1898, eût sans doute obtenu ce résultat. En tous cas, avant la victoire de sir Herbert Kitchener et avant la rencontre des deux troupes, il eût diminué la force de l’argument de fait et atténué le dangereux dilemme du recul imposé à l’une ou à l’autre puissance. Les deux chefs eussent trouvé à Fachoda, non pas une situation inextricable, mais des instructions concertées.

A un point de vue plus élevé, la France et l’Angleterre eussent organisé leurs rapports, non seulement dans le haut Nil mais en Egypte, au lieu de les laisser dans l’état obscur et irritant où ils étaient maintenus depuis trop longtemps ; une telle entente eût assuré à ces régions une stabilité internationale qu’elles ne trouveront peut-être pas sous le régime exclusif qui leur a été imposé. La France, qui eût traité dans une meilleure position, s’était préparée, dès juin 1898, à cette suite nouvelle et plus élargie encore de la discussion ; les nécessités qu’elle comportait avaient été envisagées et débattues par les hommes d’Etat responsables.

Après quatre ans d’efforts, la plupart des affaires pendantes avec l’Angleterre et qui encombraient, pour ainsi dire, le marché des concurrences coloniales, étaient réglées ; partout dans le monde, au Siam, en Chine, sur le Mékong, à Madagascar, en Tunisie, à Sierra Leone, à la Côte occidentale, au Niger, la persévérance d’une diplomatie conciliante avait mis fin aux vieux conflits. Le tout s’était fait de bonne grâce et à la satisfaction mutuelle des deux parties. L’expansion coloniale de la France atteignait ses limites. Les grandes rivalités étaient amorties.

Il ne restait plus qu’à boucler sur le Nil et en Egypte.

Ces résultats entrevus ne justifiaient-ils pas l’effort accompli ? Aller chercher, au nœud du litige, le nœud de l’entente, s’efforcer de ménager, en cette difficulté suprême, l’intérêt et l’honneur des deux pays, trouver, dans ce débat, les modalités d’une réconciliation équitable, légitime, telle était la conception qui avait dominé ce drame diplomatique et que, seuls, des entraînemens momentanés, des passions maladroites et le caprice du destin ont rayée des possibilités de l’histoire.

Lord Salisbury, qui connaissait, pour avoir présidé à la plupart des négociations coloniales, les tendances conciliantes du gouvernement français, le ministre qui avait fait, à la fin de 1895, les propositions relatives à Dongola, comprit certainement, avec sa haute clairvoyance philosophique, le vrai sens des paroles par lesquelles M. de Courcel relevait ses propres ouvertures du début de septembre. Il n’opposa pas encore, à la proposition de délimitation amiable, un refus absolu : « Après avoir réfléchi très sérieusement à mes paroles, lord Salisbury me dit qu’il ne connaissait pas assez la géographie des territoires de l’Afrique pour me répondre, dès à présent, au sujet d’une délimitation ; que, d’ailleurs, il ne pouvait entrer dans des projets de ce genre avant de s’être mis d’accord avec ses collègues du Cabinet qui étaient dispersés en ce moment. »

Le moins que l’on puisse dire, d’après les documens officiels, c’est que la semaine qui va du 6 au 12 octobre marqua la période d’hésitation dans les hauts conseils de l’Angleterre. L’entretien de M. de Courcel et de lord Salisbury laissait une porte ouverte à l’accommodement ; à Paris, le ministre des Affaires étrangères recevant l’ambassadeur, le 11 octobre, crut pouvoir indiquer les vues du gouvernement français : « En 1893 et en 1894, mon but était de donner à notre colonie du Congo une issue sur le Nil. Pour y parvenir, nous avons fait de lourds sacrifices, nous avons fondé, dans le Bahr-El-Ghazal, et nous entretenons, à grands frais, plusieurs postes ; nous assurons la sécurité et nous protégeons le commerce ; en un mot, nous y remplissons toutes les conditions prescrites par l’acte de Berlin. »

Mais, plus le temps marchait, plus on se heurtait, en Angleterre, aux exigences du parti extrême : l’impérialisme faisait feu de toutes pièces. Ayant son chef dans le gouvernement, il prenait position en vue d’une rupture et d’une guerre. À ce degré d’exaltation, il ne trouvait plus de contre-partie dans l’opinion française : celle-ci, prévenue maintenant de la tournure périlleuse des choses, avait changé ; une véritable panique emportait les esprits ; cette panique, accrue par tant de moyens dont dispose l’Angleterre, s’exagérait par elle-même et donnait à cette puissance, toujours admirablement renseignée, la mesure de ce qu’elle pouvait. La France ne trouva pas à cette heure, dans son droit, dans sa bonne foi, dans ses intentions aussi raisonnables qu’honorables, une de ces impulsions unanimes et chaleureuses qui, en d’autres circonstances, ont réchauffé et animé les gouvernemens. On était au plus fort des divisions intestines ; et cela, non plus, la partie adverse ne l’ignorait pas.

Malgré tout, le Cabinet de Londres ou du moins lord Salisbury, conscient de la relativité d’un tel débat, hésitaient peut-être encore avant de faire, de la question du Bahr-El-Ghazal, un cas de rupture avec la France ou d’infliger à la vieille nation amie l’offense d’une reculade sans atténuation ?

C’est le 12 octobre que la question fut tranchée et dans le sens le plus fâcheux. M. de Courcel et le premier ministre avaient pris rendez-vous. Celui-ci ne souffle plus mot des « droits de l’Egypte ; » il n’invoque plus d’autre titre que le fait de la conquête : « Lord Salisbury me parla de la domination du Mahdi qu’il devait considérer comme dévolue aux troupes anglo-égyptiennes par suite de la conquête d’Omdurman. »

Quant aux territoires du Bahr-El-Ghazal, « lord Salisbury me dit que, ce territoire faisant précisément l’objet de contestations entre nous, il devait demander que nous nous retirions jusqu’à la ligne de partage des eaux, sauf à nous à faire les réserves de droit que nous jugerons utiles. »

M. de Courcel prend texte de cette réponse. Il rappelle la proposition qu’il a faite d’une délimitation amiable. C’est ici le point où tout va se rompre :

« Lord Salisbury me presse, alors, avec insistance, de lui faire des propositions, si mes instructions m’y autorisaient. »

Malheureusement, M. de Courcel est obligé de reconnaître qu’il n’a pas d’instructions ; il ne peut sortir, cette fois encore, des généralités déjà produites. « Je lui dis que, quoique je n’eusse pas d’instructions nouvelles, je me croyais autorisé par vos directions antérieures à revendiquer, pour les territoires français du bassin du Congo, la possession de leur débouché nécessaire sur le Nil, qui était la vallée du Bahr-El-Ghazal ; qu’il me semblait de l’intérêt commun de la France et de l’Angleterre de ne pas intercepter cette voie naturelle du trafic de l’Afrique centrale, dont, au besoin, l’usage pouvait être garanti au commerce au moyen de stipulations spéciales, analogues à celles qui avaient été conclues pour les territoires du Niger… Si nous nous mettions d’accord, la question de Fachoda ne serait plus une cause de difficultés et disparaîtrait d’elle-même. »

« Lord Salisbury dit qu’il réfléchirait au désir que je lui manifestais de voir un accès réservé à la France sur le Nil par le Bahr-El-Ghazal et qu’il se concerterait avec ses collègues du Cabinet. » En réalité, le terrain de la discussion se dérobait, faute de précision. C’est ce qui ressort du compte rendu que lord Salisbury fait, à son tour, du même entretien, dans une lettre à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris.

« Au début de l’entretien, l’ambassadeur a insisté sur ce qu’il n’avait pas d’instructions et qu’il voulait seulement, dans une conversation avec moi, étudier la question… Je déclinai, cependant, de faire, dans ces conditions, une proposition ou une suggestion quelconque, en lui faisant observer que tout ce que je dirais engagerait mon gouvernement, tandis que tout ce qu’il dirait n’engagerait pas le sien… » « L’ambassadeur déclara que le but de son gouvernement était d’avoir un débouché vers le Nil pour les territoires de l’Oubanghi et il demanda une délimitation territoriale qui mettrait la France dans la portion navigable du Bahr-El-Ghazal, de façon qu’aucune frontière ne barrât le passage à son commerce du côté du Nil… L’extrême généralité de son langage et le caractère oratoire qu’il lui imprimait, par suite de la grande ardeur avec laquelle il traitait son sujet, m’ont mis dans l’impossibilité de formuler une opinion précise sur les différentes propositions qu’il semblait désirer me présenter. J’ai pensé qu’il valait mieux que ces propositions nous fussent soumises soit à moi, soit à Votre Excellence, sous une forme plus précise et plus tangible que d’entreprendre une discussion qui, dans ces circonstances, aurait pu être fertile en fausses interprétations… »

On peut dire que la négociation finit là. M. de Courcel part pour Paris.

Lord Salisbury, tenu en haleine et en respect par la presse, par les violens et, en particulier, par l’intervention très vive de lord Rosebery[13], se laissait emporter au courant. Il n’était plus le maître[14]. S’il regrettait ce qu’il y avait de fâcheux dans la substitution de l’esprit d’intransigeance à l’esprit de conciliation, il n’avait plus, pour le soutenir, que quelques rares organes de l’opinion ou personnalités politiques : le Daily News, qui, fidèle au vieil esprit libéral, réclamait « qu’on prît en considération les ambitions légitimes de la France, » lord Fitzmaurice, qui proposait encore qu’on laissât, du moins provisoirement, à la France les postes effectivement occupés par la mission. Marchand ; d’autres qui songeaient déjà à offrir en compensation le Maroc.

Ces voix étaient perdues dans le tapage assourdissant des virulences impérialistes. L’opinion anglaise était en proie à un accès de gallophobie. M. Chamberlain, M. Cecil Rhodes étaient au fort de leurs difficultés au Transvaal ; ils entraînaient le public à l’idée d’une guerre dans l’Afrique du Sud, sans craindre de la faire coïncider, peut-être, avec une tension générale européenne.

Il serait pénible pour tous, et surtout pour ceux qui se sont laissés aller, en ces temps-là, à des violences si disproportionnées, d’en évoquer aujourd’hui le souvenir trop précis…

Lord Salisbury annonça, en ces termes, dans un discours qu’il prononça le 4 novembre, la conclusion de l’affaire : « J’ai reçu, cet après-midi, de l’ambassadeur de France, l’information que le gouvernement français était arrivé à la conclusion que l’occupation de Fachoda n’était d’aucune valeur pour la République française ; et il a fait, ce que, je crois, le gouvernement de tout autre pays aurait fait dans la même position : il a résolu que cette occupation devait cesser. Avis formel de ce fait m’a été donné cet après-midi et a été envoyé aux autorités du Caire… Je ne désire pas que l’on tire un malentendu de mes paroles en croyant que je dis que toutes les causes de controverse ont été écartées, par-là, entre le gouvernement français et nous-mêmes. Il n’en est probablement pas ainsi et j’avance que nous aurons encore beaucoup de discussions dans l’avenir. Mais une cause de controverse d’une nature quelque peu aiguë et dangereuse a disparu et nous ne pouvons que nous en féliciter[15]… »

On sait le reste : la décision du gouvernement français de rappeler Marchand, le refus du capitaine de rentrer par le Nil et l’Egypte, l’impossibilité où il était de reprendre le chemin du Bahr-El-Ghazal, sa marche intrépide à travers l’Abyssinie, l’hommage public qui lui fut rendu par l’Europe entière et par l’Angleterre même. Encore une fois, je n’ai pas à raconter la partie la plus glorieuse de ces événemens, c’est-à-dire la mission, mais seulement la partie la plus pénible, la négociation.


Cette négociation achevée en fait, vers le milieu d’octobre, eut, pourtant, un épilogue : ce fut la conclusion de la déclaration additionnelle du 21 mars 1899, complétant la Convention de juin 1898.

M. le baron de Courcel avait quitté Londres, sur la fin de l’année 1898 : il avait été remplacé, à l’ambassade, par M. Paul Cambon. Dès le 12 janvier 1899, le nouvel ambassadeur, d’après les instructions verbales qu’il a reçues à son départ de Paris, rappelle à lord Salisbury la dernière conversation que celui-ci a eue avec le baron de Courcel relativement aux questions africaines et déclare qu’il est en situation de la reprendre. Le noble lord accepte l’entretien. Bientôt il est entendu, sur la proposition de la France, « que l’accord qui terminerait les négociations actuelles serait rattaché à la Convention du 14 juin 1898. »

La Grande-Bretagne reconnaît, en principe, à la France une route commerciale vers le Nil.

La délimitation intervenue suit, comme on le sait, la ligne de partage des eaux du Congo et du Nil, depuis les sources du M’Bomou jusqu’au 15e degré, en laissant le Ouadaï à la France et le Darfour à l’Angleterre ; elle rejoint, ensuite, en s’inclinant, à l’Ouest, vers, la Tripolitaine, le Tropique du Capricorne. Le Bahr-El-Ghazal, ainsi que le Darfour et le Kordofan jusqu’au Nil, font partie de la zone commerciale laissée libre entre les deux puissances.

Délimitation amiable, extension de la Convention de juin 1898, accès commercial au Nil, c’étaient, en somme, les principes que M. de Courcel avait exposés en octobre. Si la délimitation eût laissé à la France certains des postes établis dans le Bahr-El-Ghazal, comme cela fut suggéré, à diverses reprises, au cours des pourparlers, « la question de Fachoda, selon l’expression de M. de Courcel, se serait réglée d’elle-même. »

Ne peut-on pas admettre, maintenant, que si le débat se fût engagé avant le succès de l’expédition de Kitchener, l’arrangement eût consacré des satisfactions suffisantes pour les intérêts et pour l’honneur français et que la crise, — bien exagérée, — qui s’est produite, eût été évitée ?

Peut-être même qu’un tel accord, couronnant celui de juin 1898, eût eu pour effet de confirmer dès lors, entre les deux pays, un état de confiance et d’harmonie qui est dans la nature des choses et eût permis de renouer les relations heureuses et confiantes reprises par la suite. Car, le but visé depuis si longtemps et poursuivi, sous des formes si diverses, était, en somme, atteint : la période des discussions coloniales entre les deux pays était close.

Puisque les événemens n’ont pas permis que ce résultat fût obtenu alors, selon les espoirs conçus et les plans préparés, en tenant compte du droit européen, des traités et des intérêts respectifs, il n’y a qu’à s’incliner : l’histoire a passé. Mais, à prendre les choses dans leur sens profond, la France ne doit pas être la seule à le regretter.

La mission Marchand engagée en pleine crise, entravée par des difficultés inouïes, coïncidant avec des embarras extérieurs et intérieurs très graves, se heurtant enfin au formidable effort de la campagne Kitchener, n’a pas donné tous les résultats qu’il était permis d’espérer. La « grande négociation africaine » entre la France et l’Angleterre, heureusement poursuivie pendant plusieurs années, s’est enlizée brusquement et fâcheusement sur la fin.

Doit-on dire, pourtant, qu’un tel effort colonial et diplomatique ait été inutile ? Il suffit de comparer les situations en juin 1894 et en mars 1899. Par l’arrangement de juin 1894, la France était rejetée non seulement loin du Nil, mais au-delà du 4e parallèle sur le M’Bomou et sur l’Oubanghi. Le sort de toutes les entreprises coloniales françaises en Afrique était en suspens. La question d’Egypte comme la question du Nil était réglée par un simple acte de la volonté de l’Angleterre, ses « déclarations » ayant été successivement acceptées par l’Italie, par l’Allemagne, par l’Etat Indépendant.

La résistance opposée à cette procédure un peu trop succincte et l’échec éclatant de la tentative de lord Rosebery remirent la négociation africaine sur ses véritables bases. Partout, l’impérialisme anglais dut compter avec la France, à Madagascar, au Siam, sur le Mékong, en Tunisie, à la Côte occidentale, sur le Niger, au lac Tchad. Et ces conflits furent réglés à l’avantage de la France. La Convention de juin 1898, arrachée à la résistance la plus tenace, et en dépit d’une pression menaçante, couvrit la carte du continent de son tracé magistral et porta les frontières françaises jusqu’au bassin du Nil ; au-delà même, puisque la zone commerciale reconnue par l’arrangement de mars 1899 couvre, en somme, une partie importante de ce bassin d’où la France paraissait, pour toujours, écartée.

La mission Marchand n’avait nullement pour objet, comme on l’a répété, de couper la ligne du Cap au Caire, à supposer même que l’intérêt de cette ligne n’ait pas été singulièrement gonflé et qu’elle doive réussir jamais. Compter sur cette mission avec son faible effectif et ses ressources nécessairement restreintes pour entraver, dans ces régions, les projets de l’Angleterre, du moment où celle-ci se décidait à les soutenir par une armée, eût été une absurdité dont la polémique a triomphé trop facilement : les instructions données par M. Lebon à M. Liotard signalent et écartent une telle pensée. Il ne s’agissait pas de cela, mais bien d’obtenir, par une exploration française, pareille à tant d’autres qui se sont produites en Afrique, les élémens d’une négociation et d’assurer finalement, par une entente semblable à celles qui étaient intervenues à la suite de concurrences analogues sur le Niger et au lac Tchad, l’exploitation commune des deux grands réservoirs de richesse africaine, les bassins du Congo et du Nil. Cet avenir a été compromis peut-être ; mais il n’est pas perdu.

Quant à la question d’Egypte, malgré l’échec de la mission Marchand, elle fut arrachée, par ces contacts positifs et ces revendications précises, aux brouillards des revendications juridiques. Les frontières communes du Bahr-El-Ghazal, en faisaient désormais un débat de réalité. Aussi, quand l’Angleterre, quelques années plus tard, voulut la régler, elle dut, pour obtenir le désistement de la France, le payer par les engagemens qu’elle prit, elle-même, au sujet du Maroc. Ainsi, cette question resta, tout au moins, comme un élément de compensation, une monnaie d’échange. Seulement, elle fut reportée sur d’autres comptes que ceux qui étaient en cause lors de la mission Marchand. On ne l’eût pas retrouvée plus tard, si, en 1894 et en 1898, elle n’avait été si soigneusement préservée.

Les relations générales des deux pays furent, il est vrai, gravement troublées : mais l’opération était risquée, la négociation, engagée partout à la fois, laborieuse et irritante. Il y eut des circonstances fatales ; il y eut des fautes, des violences inutiles ; mais (encore une fois) non pas d’un seul côté. L’incident, démesurément grossi à l’époque, fut, en somme, assez superficiel pour ne laisser dans l’âme des peuples aucun venin : on s’efforça, bien à tort, d’en faire une question d’honneur national et de drapeau.

La France n’avait pas provoqué cette difficulté : elle remontait à l’arrangement anglo-congolais de 1894. En agissant dans ces régions, la France usait d’un droit qui lui avait été reconnu par les déclarations formelles des ministres anglais. Décidée à tirer le meilleur parti d’une situation difficile, elle fit là ce que toutes les puissances faisaient, en Afrique, depuis dix ans, — sans esprit d’agression, comme en témoignent les secondes instructions à M. Liotard et au capitaine Marchand. Elle aborda la question du Nil selon ses moyens, mais avec la volonté persévérante de la résoudre à l’amiable comme un complément de la question africaine.

Le but ne fut pas absolument atteint ; mais l’Afrique n’en reste pas moins, dans sa plus grande largeur, terre française. En 1894, on nous disputait les frontières du Sénégal ; en 1898, nous étions au bassin du Nil, et nous nous en ouvrions l’accès. Les contacts sont maintenus, désormais, entre les deux grands fleuves africains. Et ces résultats ont été acquis, en fait, par l’énergie de quelques hommes, sans que le bon renom et la bonne foi du pays aient reçu nulle atteinte.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Ces négociations s’étaient ouvertes au quai d’Orsay, conformément à la déclaration échangée entre les deux puissances, le 15 janvier 1896. Voyez le Livre Jaune relatif à la Convention du 14 juin 1898, p. 8 et suiv.
  3. Bulletin de l’Afrique française, p. 48 et 77.
  4. Bulletin de l’Afrique française, p. 335. — Voyez correspondance du Times à la même époque.
  5. De Caix, Fachoda, p. 187.
  6. Bulletin de l’Afrique française, mai 1898, p. 164.
  7. Sur les origines et le caractère de cette politique, voyez notre Histoire de la France contemporaine, t. IV, p. 492.
  8. Vers Fachoda à la rencontre de la mission Marchand. — Mission de Bonchamps, par M. Ch. Michel, second de la mission ; Plon, in-8.
  9. De Caix, Fachoda, p. 241.
  10. Le retard de huit mois de la mission Marchand est dû à la baisse prématurée des eaux du Bahr-El-Ghazal. Le 23 août 1897, Marchand écrivait de Diabéré : « Le Faidherbe est arrivé en bon état… Quand vous lirez ceci, il aura porté, à l’allure de quatorze nœuds, le pavillon au Nil, là où il doit être porté. »
  11. Allusion à un passage du premier entretien dont le Livre Jaune rend compte en ces termes : « Le seul chef de la mission est M. Liotard, et cette mission qui lui a été confiée par moi-même, comme ministre des Colonies, remonte à 1893, c’est-à-dire à une date bien antérieure aux déclarations de sir Edward Grey. »
  12. M. de Courcel revient sur ce passage de l’entretien dans sa lettre du 10 octobre : « Pour en revenir aux argumens tirés des droits de l’Egypte et du caractère de général égyptien revêtu par sir Herbert Kitchener, j’ai demandé à lord Salisbury comment il se faisait qu’ils nous fussent opposés, non par un ministre égyptien ou un représentant de la souveraineté du Sultan, mais par le premier ministre d’Angleterre discutant avec l’ambassadeur de France. »
  13. Discours prononcé à Surrey, le 12 octobre.
  14. Rien de plus curieux, à ce point de vue, qu’un incident qui, dans la tempête, a passé inaperçu. La publication, en France, vers le milieu d’octobre, du Livre Jaune où se trouvaient reproduits les entretiens concilians de lord Salisbury et de M. de Courcel, produisit un tel effet, à Londres, que le gouvernement anglais dut faire paraître, en toute hâte, un Livre Bleu où ces mêmes entretiens étaient présentés sous un tout autre aspect. M. Ritchie, ministre du Commerce, fait allusion à cet incident dans un discours prononcé le 26 octobre : « La presse et le public ont témoigné d’une façon irrécusable que le gouvernement a pris la position convenable et qu’il ne doit pas reculer. Le gouvernement n’a aucune intention d’abandonner cette position ; s’il y renonçait, il ne conserverait pas longtemps la confiance du pays… Je ne doute pas qu’un grand nombre de personnes n’aient lu le Livre Jaune avec quelque appréhension que le gouvernement cédait, à un degré quelconque, et abandonnait la position qu’il avait prise. Mais nous avons pu donner la suite dans le Livre Bleu, qui a complètement modifié la soi-disant « négociation » entre l’ambassadeur français et lord Salisbury. »
  15. Voici les dates, d’après la presse, en l’absence de documens officiels publiés : Le Temps, 2 novembre : On télégraphie de Londres : « On affirme que le gouvernement français aurait indiqué au gouvernement anglais qu’il consentirait à faire coïncider le départ de la mission Marchand avec l’ouverture de négociations ayant pour objet de faire accorder à la France un débouché dans la vallée du Nil. C’est dans le Conseil de jeudi (27 octobre) que le Cabinet de lord Salisbury a examiné cette éventualité. Ce qui se dit et se fait en Angleterre montre que le gouvernement anglais n’est pas disposé à les accepter. — 6 nov. Note Havas : « Le gouvernement a résolu de ne pas maintenir à Fachoda la mission Marchand. Cette décision a été prise par le Conseil des ministres après un examen approfondi de la question. »