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Facino Cane

La bibliothèque libre.


Œuvres complètes de H. de Balzac, XA. Houssiaux (p. 61-73).


FACINO CANE.


À LOUISE,
Comme un témoignage d’affectueuse reconnaissance.

Je demeurais alors dans une petite rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue de Lesdiguières : elle commence à la rue Saint-Antoine, en face d’une fontaine près de la place de la Bastille et débouche dans la rue de La Cerisaie. L’amour de la science m’avait jeté dans une mansarde où je travaillais pendant la nuit, et je passais le jour dans une bibliothèque voisine, celle de MONSIEUR. Je vivais frugalement, j’avais accepté toutes les conditions de la vie monastique, si nécessaire aux travailleurs. Quand il faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon. Une seule passion m’entraînait en dehors de mes habitudes studieuses ; mais n’était-ce pas encore de l’étude ? j’allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mal vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi ; je pouvais me mêler à leurs groupes, les voir concluant leurs marchés, et se disputant à l’heure où ils quittent le travail. Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais à les suivre depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu’au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d’abord de la pièce qu’ils avaient vue ; de fil en aiguille, ils arrivaient à leurs affaires ; la mère tirait son enfant par la main, sans écouter ni ses plaintes ni ses demandes ; les deux époux comptaient l’argent qui leur serait payé le lendemain, ils le dépensaient de vingt manières différentes. C’était alors des détails de ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes de terre, ou sur la longueur de l’hiver et le renchérissement des mottes, des représentations énergiques sur ce qui était dû au boulanger ; enfin des discussions qui s’envenimaient, et où chacun d’eux déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé. Je m’échauffais avec eux contre les chefs d’atelier qui les tyrannisaient, ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. À quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la folie ? Je n’ai jamais recherché les causes de cette puissance ; je la possède et m’en sers, voilà tout. Sachez seulement que, dès ce temps, j’avais décomposé les éléments de cette masse hétérogène nommée le peuple, que je l’avais analysée de manière à pouvoir évaluer ses qualités bonnes ou mauvaises. Je savais déjà de quelle utilité pourrait être ce faubourg, ce séminaire de révolutions qui renferme des héros, des inventeurs, des savants pratiques, des coquins, des scélérats, des vertus et des vices, tous comprimés par la misère, étouffés par la nécessité, noyés dans le vin, usés par les liqueurs fortes. Vous ne sauriez imaginer combien d’aventures perdues, combien de drames oubliés dans cette ville de douleur ! Combien d’horribles et belles choses ! L’imagination n’atteindra jamais au vrai qui s’y cache et que personne ne peut aller découvrir ; il faut descendre trop bas pour trouver ces admirables scènes ou tragiques ou comiques, chefs-d’œuvre enfantés par le hasard. Je ne sais comment j’ai si long-temps gardé sans la dire l’histoire que je vais vous raconter, elle fait partie de ces récits curieux restés dans le sac d’où la mémoire les tire capricieusement comme des numéros de loterie : j’en ai bien d’autres, aussi singuliers que celui-ci, également enfouis ; mais ils auront leur tour, croyez-le.

Un jour ma femme de ménage, la femme d’un ouvrier, vint me prier d’honorer de ma présence la noce d’une de ses sœurs. Pour vous faire comprendre ce que pouvait être cette noce il faut vous dire que je donnais quarante sous par mois à cette pauvre créature, qui venait tous les matins faire mon lit, nettoyer mes souliers, brosser mes habits, balayer la chambre et préparer mon déjeuner ; elle allait pendant le reste du temps tourner la manivelle d’une mécanique, et gagnait à ce dur métier dix sous par jour. Son mari, un ébéniste, gagnait quatre francs. Mais comme ce ménage avait trois enfants, il pouvait à peine honnêtement manger du pain. Je n’ai jamais rencontré de probité plus solide que celle de cet homme et de cette femme. Quand j’eus quitté le quartier, pendant cinq ans, la mère Vaillant est venue me souhaiter ma fête en m’apportant un bouquet et des oranges, elle qui n’avait jamais dix sous d’économie. La misère nous avait rapprochés. Je n’ai jamais pu lui donner autre chose que dix francs, souvent empruntés pour cette circonstance. Ceci peut expliquer ma promesse d’aller à la noce, je comptais me blottir dans la joie de ces pauvres gens.

Le festin, le bal, tout eut lieu chez un marchand de vin de la rue de Charenton, au premier étage, dans une grande chambre éclairée par des lampes à réflecteurs en fer-blanc, tendue d’un papier crasseux à hauteur des tables, et le long des murs de laquelle il y avait des bancs de bois. Dans cette chambre, quatre-vingts personnes endimanchées, flanquées de bouquets et de rubans, toutes animées par l’esprit de la Courtille, le visage enflammé, dansaient comme si le monde allait finir. Les mariés s’embrassaient à la satisfaction générale, et c’étaient des hé ! hé ! des ha ! ha ! facétieux mais réellement moins indécents que ne le sont les timides œillades des jeunes filles bien élevées. Tout ce monde exprimait un contentement brutal qui avait je ne sais quoi de communicatif.

Mais ni les physionomies de cette assemblée, ni la noce, ni rien de ce monde n’a trait à mon histoire. Retenez seulement la bizarrerie du cadre. Figurez-vous bien la boutique ignoble et peinte en rouge, sentez l’odeur du vin, écoutez les hurlements de cette joie, restez bien dans ce faubourg, au milieu de ces ouvriers, de ces vieillards, de ces pauvres femmes livrés au plaisir d’une nuit !

L’orchestre se composait de trois aveugles des Quinze-Vingts ; le premier était violon, le second clarinette, et le troisième flageolet. Tous trois étaient payés en bloc sept francs pour la nuit. Sur ce prix-là, certes, ils ne donnaient ni du Rossini, ni du Beethoven, ils jouaient ce qu’ils voulaient et ce qu’ils pouvaient ; personne ne leur faisait de reproches, charmante délicatesse ! Leur musique attaquait si brutalement le tympan, qu’après avoir jeté les yeux sur l’assemblée, je regardai ce trio d’aveugles, et fus tout d’abord disposé à l’indulgence en reconnaissant leur uniforme. Ces artistes étaient dans l’embrasure d’une croisée ; pour distinguer leurs physionomies, il fallait donc être près d’eux : je n’y vins pas sur-le-champ ; mais quand je m’en rapprochai, je ne sais pourquoi, tout fut dit, la noce et sa musique disparut, ma curiosité fut excitée au plus haut degré, car mon âme passa dans le corps du joueur de clarinette. Le violon et le flageolet avaient tous deux des figures vulgaires, la figure si connue de l’aveugle, pleine de contention, attentive et grave ; mais celle de la clarinette était un de ces phénomènes qui arrêtent tout court l’artiste et le philosophe.

Figurez-vous le masque en plâtre de Dante, éclairé par la lueur rouge du quinquet, et surmonté d’une forêt de cheveux d’un blanc argenté. L’expression amère et douloureuse de cette magnifique tête était agrandie par la cécité, car les yeux morts revivaient par la pensée ; il s’en échappait comme une lueur brûlante, produite par un désir unique, incessant, énergiquement inscrit sur un front bombé que traversaient des rides pareilles aux assises d’un vieux mur. Ce vieillard soufflait au hasard, sans faire la moindre attention à la mesure ni à l’air, ses doigts se baissaient ou se levaient, agitaient les vieilles clefs par une habitude machinale, il ne se gênait pas pour faire ce que l’on nomme des canards en termes d’orchestre, les danseurs ne s’en apercevaient pas plus que les deux acolytes de mon Italien ; car je voulais que ce fût un Italien, et c’était un Italien. Quelque chose de grand et de despotique se rencontrait dans ce vieil Homère qui gardait en lui-même une Odyssée condamnée à l’oubli. C’était une grandeur si réelle qu’elle triomphait encore de son abjection, c’était un despotisme si vivace qu’il dominait la pauvreté. Aucune des violentes passions qui conduisent l’homme au bien comme au mal, en font un forçat ou un héros, ne manquait à ce visage noblement coupé, lividement italien, ombragé par des sourcils grisonnants qui projetaient leur ombre sur des cavités profondes où l’on tremblait de voir reparaître la lumière de la pensée, comme on craint de voir venir à la bouche d’une caverne quelques brigands armés de torches et de poignards. Il existait un lion dans cette cage de chair, un lion dont la rage s’était inutilement épuisée contre le fer de ses barreaux. L’incendie du désespoir s’était éteint dans ses cendres, la lave s’était refroidie ; mais les sillons, les bouleversements, un peu de fumée attestaient la violence de l’éruption, les ravages du feu. Ces idées, réveillées par l’aspect de cet homme, étaient aussi chaudes dans mon âme qu’elles étaient froides sur sa figure.

Entre chaque contredanse, le violon et le flageolet, sérieusement occupés de leur verre et de leur bouteille, suspendaient leur instrument au bouton de leur redingote rougeâtre, avançaient la main sur une petite table placée dans l’embrasure de la croisée où était leur cantine, et offraient toujours à l’Italien un verre plein qu’il ne pouvait prendre lui-même, car la table se trouvait derrière sa chaise ; chaque fois, la clarinette les remerciait par un signe de tête amical. Leurs mouvements s’accomplissaient avec cette précision qui étonne toujours chez les aveugles des Quinze-Vingts, et qui semble faire croire qu’ils voient. Je m’approchai des trois aveugles pour les écouter ; mais quand je fus près d’eux, ils m’étudièrent, ne reconnurent sans doute pas la nature ouvrière, et se tinrent cois.

— De quel pays êtes-vous, vous qui jouez de la clarinette ?

— De Venise, répondit l’aveugle avec un léger accent italien.

— Êtes-vous né aveugle, ou êtes-vous aveugle par…

— Par accident, répondit-il vivement, une maudite goutte sereine.

— Venise est une belle ville, j’ai toujours eu la fantaisie d’y aller.

La physionomie du vieillard s’anima, ses rides s’agitèrent, il fut violemment ému.

— Si j’y allais avec vous, vous ne perdriez pas votre temps, me dit-il.

— Ne lui parlez pas de Venise, me dit le violon, ou notre doge va commencer son train ; avec ça qu’il a déjà deux bouteilles dans le bocal, le prince !

— Allons, en avant, père Canard, dit le flageolet.

Tous trois se mirent à jouer ; mais pendant le temps qu’ils mirent à exécuter les quatre contredanses, le Vénitien me flairait, il devinait l’excessif intérêt que je lui portais. Sa physionomie quitta sa froide expression de tristesse ; je ne sais quelle espérance égaya tous ses traits, se coula comme une flamme bleue dans ses rides ; il sourit, et s’essuya le front, ce front audacieux et terrible ; enfin il devint gai comme un homme qui monte sur son dada.

— Quel âge avez-vous ? lui demandai-je.

— Quatre-vingt deux ans !

— Depuis quand êtes-vous aveugle ?

Voici bientôt cinquante ans, répondit-il avec un accent qui annonçait que ses regrets ne portaient pas seulement sur la perte de sa vue, mais sur quelque grand pouvoir dont il aurait été dépouillé.

— Pourquoi vous appellent-ils donc le doge ? lui demandai-je.

— Ah ! une farce, me dit-il, je suis patricien de Venise, et j’aurais été doge tout comme un autre.

— Comment vous nommez-vous donc ?

— Ici, me dit-il, le père Canet. Mon nom n’a jamais pu s’écrire autrement sur les registres ; mais, en italien, c’est Marco Facino Cane, principe de Varese.

— Comment ? vous descendez du fameux condottiere Facino Cane dont les conquêtes ont passé aux ducs de Milan ?

E vero, me dit-il. Dans ce temps-là, pour n’être pas tué par les Visconti, le fils de Cane s’est réfugié à Venise et s’est fait inscrire sur le Livre d’or. Mais il n’y a pas plus de Cane maintenant que de livre. Et il fit un geste effrayant de patriotisme éteint et de dégoût pour les choses humaines.

— Mais si vous étiez sénateur de Venise, vous deviez être riche ; comment avez-vous pu perdre votre fortune ?

À cette question il leva la tête vers moi, comme pour me contempler par un mouvement vraiment tragique, et me répondit : — Dans les malheurs !

Il ne songeait plus à boire, il refusa par un geste le verre de vin que lui tendit en ce moment le vieux flageolet, puis il baissa la tête. Ces détails n’étaient pas de nature à éteindre ma curiosité. Pendant la contredanse que jouèrent ces trois machines, je contemplai le vieux noble vénitien avec les sentiments qui dévorent un homme de vingt ans. Je voyais Venise et l’Adriatique, je la voyais en ruines sur cette figure ruinée. Je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, j’allais du Rialto au grand du quai des Esclavons au Lido, je revenais à sa cathédrale, si originalement sublime ; je regardais les fenêtres de la Casa Doro, dont chacune a des ornements différents ; je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise d’autant plus qu’il les colore à son gré, et ne dépoétise pas ses rêves par le spectacle de la réalité. Je remontais le cours de la vie de ce rejeton du plus grand des condottieri, en y cherchant les traces de ses malheurs et les causes de cette profonde dégradation physique et morale qui rendait plus belles encore les étincelles de grandeur et de noblesse ranimées en ce moment. Nos pensées étaient sans doute communes, car je crois que la cécité rend les communications intellectuelles beaucoup plus rapides en défendant à l’attention de s’éparpiller sur les objets extérieurs. La preuve de notre sympathie ne se fit pas attendre. Facino Cane cessa de jouer, se leva, vint à moi et me dit un : — Sortons ! qui produisit sur moi l’effet d’une douche électrique. Je lui donnai le bras, et nous nous en allâmes.

Quand nous fûmes dans la rue, il me dit : — Voulez-vous me mener à Venise, m’y conduire, voulez-vous avoir foi en moi ? vous serez plus riche que ne le sont les dix maisons les plus riches d’Amsterdam ou de Londres, plus riches que les Rotschild, enfin riche comme les Mille et une Nuits.

Je pensai que cet homme était fou ; mais il y avait dans sa voix une puissance à laquelle j’obéis. Je me laissai conduire et il me mena vers les fossés de la Bastille comme s’il avait eu des yeux. Il s’assit sur une pierre dans un endroit fort solitaire où depuis fut bâti le pont par lequel le canal Saint-Martin communique avec la Seine. Je me mis sur une autre pierre devant ce vieillard dont les cheveux blancs brillèrent comme des fils d’argent à la clarté de la lune. Le silence que troublait à peine le bruit orageux des boulevards qui arrivait jusqu’à nous, la pureté de la nuit, tout contribuait à rendre cette scène vraiment fantastique.

— Vous parlez de millions à un jeune homme, et vous croyez qu’il hésiterait à endurer mille maux pour les recueillir ! Ne vous moquez-vous pas de moi ?

— Que je meure sans confession, me dit-il avec violence, si ce que je vais vous dire n’est pas vrai. J’ai eu vingt ans comme vous les avez en ce moment, j’étais riche, j’étais beau, j’étais noble, j’ai commencé par la première des folies, par l’amour. J’ai aimé comme l’on n’aime plus, jusqu’à me mettre dans un coffre et risquer d’y être poignardé sans avoir reçu autre chose que la promesse d’un baiser. Mourir pour elle me semblait toute une vie. En 1760 je devins amoureux d’une Vendramini, une femme de dix-huit ans, mariée à un Sagredo, l’un des plus riches sénateurs, un homme de trente ans, fou de sa femme. Ma maîtresse et moi nous étions innocents comme deux chérubins, quand le sposo nous surprit causant d’amour ; j’étais sans armes, il me manqua, je sautai sur lui, je l’étranglai de mes deux mains en lui tordant le cou comme à un poulet. Je voulus partir avec Bianca, elle ne voulut pas me suivre. Voilà les femmes ! Je m’en allai seul, je fus condamné, mes biens furent séquestrés au profit de mes héritiers ; mais j’avais emporté mes diamants, cinq tableaux de Titien roulés, et tout mon or. J’allai à Milan, où je ne fus pas inquiété : mon affaire n’intéressait point l’État.

— Une petite observation avant de continuer, dit-il après une pause. Que les fantaisies d’une femme influent ou non sur son enfant pendant qu’elle le porte ou quand elle le conçoit, il est certain que ma mère eut une passion pour l’or pendant sa grossesse. J’ai pour l’or une monomanie dont la satisfaction est si nécessaire à ma vie que, dans toutes les situations où je me suis trouvé, je n’ai jamais été sans or sur moi ; je manie constamment de l’or ; jeune, je portais toujours des bijoux et j’avais toujours sur moi deux ou trois cents ducats.

En disant ces mots, il tira deux ducats de sa poche et me les montra.

— Je sens l’or. Quoique aveugle, je m’arrête devant les boutiques de joailliers. Cette passion m’a perdu, je suis devenu joueur pour jouer de l’or. Je n’étais pas fripon, je fus friponné, je me ruinai. Quand je n’eus plus de fortune, je fus pris par la rage de voir Bianca : je revins secrètement à Venise, je la retrouvai, je fus heureux pendant six mois, caché chez elle, nourri par elle. Je pensais délicieusement à finir ainsi ma vie. Elle était recherchée par le Provéditeur ; celui-ci devina un rival, en Italie on les sent : il nous espionna, nous surprit au lit, le lâche ! Jugez combien vive fut notre lutte : je ne le tuai pas, je le blessai grièvement. Cette aventure brisa mon bonheur. Depuis ce jour je n’ai jamais retrouvé de Bianca. J’ai eu de grands plaisirs, j’ai vécu à la cour de Louis XV parmi les femmes les plus célèbres ; nulle part je n’ai trouvé les qualités, les grâces, l’amour de ma chère Vénitienne. Le Provéditeur avait ses gens, il les appela, le palais fut cerné, envahi ; je me défendis pour pouvoir mourir sous les yeux de Bianca qui m’aidait à tuer le Provéditeur. Jadis cette femme n’avait pas voulu s’enfuir avec moi ; mais après six mois de bonheur elle voulait mourir de ma mort, et reçut plusieurs coups. Pris dans un grand manteau que l’on jeta sur moi, je fus roulé, porté dans une gondole et transporté dans un cachot des puits. J’avais vingt-deux ans, je tenais si bien le tronçon de mon épée que pour l’avoir il aurait fallu me couper le poing. Par un singulier hasard, ou plutôt inspiré par une pensée de précaution, je cachai ce morceau de fer dans un coin, comme s’il pouvait me servir. Je fus soigné. Aucune de mes blessures n’était mortelle. À vingt-deux ans, on revient de tout. Je devais mourir décapité, je fis le malade afin de gagner du temps. Je croyais être dans un cachot voisin du canal, mon projet était de m’évader en creusant le mur et traversant le canal à la nage, au risque de me noyer. Voici sur quels raisonnements s’appuyait mon espérance. Toutes les fois que le geôlier m’apportait à manger, je lisais des indications écrites sur les murs, comme : côté du palais, côté du canal, côté du souterrain, et je finis par apercevoir un plan dont le sens m’inquiétait peu, mais explicable par l’état actuel du palais ducal qui n’est pas terminé. Avec le génie que donne le désir de recouvrer la liberté, je parvins à déchiffrer, en tâtant du bout des doigts la superficie d’une pierre, une inscription arabe par laquelle l’auteur de ce travail avertissait ses successeurs qu’il avait détaché deux pierres de la dernière assise, et creusé onze pieds de souterrain. Pour continuer son œuvre, il fallait répandre sur le sol même du cachot les parcelles de pierre et de mortier produites par le travail de l’excavation. Quand même les gardiens ou les inquisiteurs n’eussent pas été rassurés par la construction de l’édifice qui n’exigeait qu’une surveillance extérieure, la disposition des puits, où l’on descend par quelques marches, permettait d’exhausser graduellement le sol sans que les gardiens s’en aperçussent. Cet immense travail avait été superflu, du moins pour celui qui l’avait entrepris, car son inachèvement annonçait la mort de l’inconnu. Pour que son dévouement ne fût pas à jamais perdu, il fallait qu’un prisonnier sût l’arabe ; mais j’avais étudié les langues orientales au couvent des Arméniens. Une phrase écrite derrière la pierre disait le destin de ce malheureux, mort victime de ses immenses richesses, que Venise avait convoitées et dont elle s’était emparée. Il me fallut un mois pour arriver à un résultat. Pendant que je travaillais, et dans les moments où la fatigue m’anéantissait, j’entendais le son de l’or, je voyais de l’or devant moi, j’étais ébloui par des diamants ! Oh ! attendez. Pendant une nuit, mon acier émoussé trouva du bois. J’aiguisai mon bout d’épée, et fis un trou dans ce bois. Pour pouvoir travailler, je me roulais comme un serpent sur le ventre, je me mettais nu pour travailler à la manière des taupes, en portant mes mains en avant et me faisant de la pierre même un point d’appui. La surveille du jour où je devais comparaître devant mes juges, pendant la nuit, je voulus tenter un dernier effort ; je perçai le bois, et mon fer ne rencontra rien au delà. Jugez de ma surprise quand j’appliquai les yeux sur le trou ! J’étais dans le lambris d’une cave où une faible lumière me permettait d’apercevoir un monceau d’or. Le doge et l’un des Dix étaient dans ce caveau, j’entendais leurs voix ; leurs discours m’apprirent que là était le trésor secret de la République, les dons des doges, et les réserves du butin appelé le denier de Venise, et pris sur le produit des expéditions. J’étais sauvé ! Quand le geôlier vint, je lui proposai de favoriser ma fuite et de partir avec moi en emportant tout ce que nous pourrions prendre. Il n’y avait pas à hésiter, il accepta. Un navire faisait voile pour le Levant, toutes les précautions furent prises, Bianca favorisa les mesures que je dictais à mon complice. Pour ne pas donner l’éveil, Bianca devait nous rejoindre à Smyrne. En une nuit le trou fut agrandi, et nous descendîmes dans le trésor secret de Venise. Quelle nuit ! J’ai vu quatre tonnes pleines d’or. Dans la pièce précédente, l’argent était également amassé en deux tas qui laissaient un chemin au milieu pour traverser la chambre où les pièces relevées en talus garnissaient les murs à cinq pieds de hauteur. Je crus que le geôlier deviendrait fou ; il chantait, il sautait, il riait, il gambadait dans l’or ; je le menaçai de l’étrangler s’il perdait le temps ou s’il faisait du bruit. Dans sa joie, il ne vit pas d’abord une table où étaient les diamants. Je me jetai dessus assez habilement pour emplir ma veste de matelot et les poches de mon pantalon. Mon Dieu ! je n’en pris pas le tiers. Sous cette table étaient des lingots d’or. Je persuadai à mon compagnon de remplir d’or autant de sacs que nous pourrions en porter, en lui faisant observer que c’était la seule manière de n’être pas découverts à l’étranger. — Les perles, les bijoux, les diamants nous feraient reconnaître, lui dis-je. Quelle que fût notre avidité, nous ne pûmes prendre que deux mille livres d’or, qui nécessitèrent six voyages à travers la prison jusqu’à la gondole. La sentinelle à la porte d’eau avait été gagnée moyennant un sac de dix livres d’or. Quant aux deux gondoliers, ils croyaient servir la République. Au jour, nous partîmes. Quand nous fûmes en pleine mer, et que je me souvins de cette nuit ; quand je me rappelai les sensations que j’avais éprouvées, que je revis cet immense trésor où, suivant mes évaluations, je laissais trente millions en argent et vingt millions en or, plusieurs millions en diamants, perles et rubis, il se fit en moi comme un mouvement de folie. J’eus la fièvre de l’or. Nous nous fîmes débarquer à Smyrne, et nous nous embarquâmes aussitôt pour la France. Comme nous montions sur le bâtiment français, Dieu me fit la grâce de me débarrasser de mon complice. En ce moment je ne pensais pas à toute la portée de ce méfait du hasard, dont je me réjouis beaucoup. Nous étions si complétement énervés que nous demeurions hébétés, sans nous rien dire, attendant que nous fussions en sûreté pour jouir à notre aise. Il n’est pas étonnant que la tête ait tourné à ce drôle. Vous verrez combien Dieu m’a puni. Je ne me crus tranquille qu’après avoir vendu les deux tiers de mes diamants à Londres et à Amsterdam, et réalisé ma poudre d’or en valeurs commerciales. Pendant cinq ans, je me cachai dans Madrid ; puis, en 1770, je vins à Paris sous un nom espagnol, et menai le train le plus brillant. Bianca était morte. Au milieu de mes voluptés, quand je jouissais d’une fortune de six millions, je fus frappé de cécité. Je ne doute pas que cette infirmité ne soit le résultat de mon séjour dans le cachot, de mes travaux dans la pierre, si toutefois ma faculté de voir l’or n’emportait pas un abus de la puissance visuelle qui me prédestinait à perdre les yeux. En ce moment, j’aimais une femme à laquelle je comptais lier mon sort ; je lui avais dit le secret de mon nom, elle appartenait à une famille puissante, j’espérais tout de la faveur que m’accordait Louis XV ; j’avais mis ma confiance en cette femme, qui était l’amie de madame du Barry ; elle me conseilla de consulter un fameux oculiste de Londres : mais, après quelques mois de séjour dans cette ville, j’y fus abandonné par cette femme dans Hyde-Park, elle m’avait dépouillé de toute ma fortune sans me laisser aucune ressource ; car, obligé de cacher mon nom, qui me livrait à la vengeance de Venise, je ne pouvais invoquer l’assistance de personne, je craignais Venise. Mon infirmité fut exploitée par les espions que cette femme avait attachés à ma personne. Je vous fais grâce d’aventures dignes de Gil Blas. Votre révolution vint. Je fus forcé d’entrer aux Quinze-Vingts, où cette créature me fit admettre après m’avoir tenu pendant deux ans à Bicêtre comme fou ; je n’ai jamais pu la tuer, je n’y voyais point, et j’étais trop pauvre pour acheter un bras. Si avant de perdre Benedetto Carpi, mon geôlier, je l’avais consulté sur la situation de mon cachot, j’aurais pu reconnaître le trésor et retourner à Venise quand la république fut anéantie par Napoléon. Cependant, malgré ma cécité, allons à Venise ! Je retrouverai la porte de la prison, je verrai l’or à travers les murailles, je le sentirai sous les eaux où il est enfoui ; car les événements qui ont renversé la puissance de Venise sont tels que le secret de ce trésor a dû mourir avec Vendramino, le frère de Bianca, un doge, qui, je l’espérais, aurait fait ma paix avec les Dix. J’ai adressé des notes au premier consul, j’ai proposé un traité à l’empereur d’Autriche, tous m’ont éconduit comme un fou ! Venez, partons pour Venise, partons mendiants, nous reviendrons millionnaires ; nous rachèterons mes biens, et vous serez mon héritier, vous serez prince de Varese.

Étourdi de cette confidence, qui dans mon imagination prenait les proportions d’un poème, à l’aspect de cette tête blanchie, et devant l’eau noire des fossés de la Bastille, eau dormante comme celle des canaux de Venise, je ne répondis pas. Facino Cane crut sans doute que je le jugeais comme tous les autres ; avec une pitié dédaigneuse, il fit un geste qui exprima toute la philosophie du désespoir. Ce récit l’avait reporté peut-être à ses heureux jours, à Venise : il saisit sa clarinette et joua mélancoliquement une chanson vénitienne, barcarolle pour laquelle il retrouva son premier talent, son talent de patricien amoureux. Ce fut quelque chose comme le Super flumina Babylonis. Mes yeux s’emplirent de larmes. Si quelques promeneurs attardés vinrent à passer le long du boulevard Bourdon, sans doute ils s’arrêtèrent pour écouter cette dernière prière du banni, le dernier regret d’un nom perdu, auquel se mêlait le souvenir de Bianca. Mais l’or reprit bientôt le dessus, et la fatale passion éteignit cette lueur de jeunesse.

— Ce trésor, me dit-il, je le vois toujours, éveillé comme en rêve ; je m’y promène, les diamants étincellent, je ne suis pas aussi aveugle que vous le croyez : l’or et les diamants éclairent ma nuit, la nuit du dernier Facino Cane, car mon titre passe aux Memmi. Mon Dieu ! la punition du meurtrier a commencé de bien bonne heure ! Ave Maria…

Il récita quelques prières que je n’entendis pas.

— Nous irons à Venise, m’écriai-je quand il se leva.

— J’ai donc trouvé un homme, s’écria-t-il le visage en feu.

Je le reconduisis en lui donnant le bras ; il me serra la main à la porte des Quinze-Vingts, au moment où quelques personnes de la noce revenaient en criant à tue-tête.

— Partirons-nous demain ? dit le vieillard.

— Aussitôt que nous aurons quelque argent.

— Mais nous pouvons aller à pied, je demanderai l’aumône… Je suis robuste, et l’on est jeune quand on voit de l’or devant soi.

Facino Cane mourut pendant l’hiver après avoir langui deux mois. Le pauvre homme avait un catarrhe.

Paris, mars 1836.