Factum servant de réponse au livre intitulé Abrégé du procès fait aux Juifs de Metz

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Factum servant de réponse au livre intitulé Abrégé du procès fait aux Juifs de Metz
Librairie Ch. Delagrave (p. 122-138).

FACTUM
servant de réponse au livre intitulé
ABRÉGÉ DU PROCÈS FAIT AUX JUIFS DE METZ[1]

par
Richard Simon
Oratorien.

L’auteur du libelle contre les Juifs de Metz témoigne sa mauvaise volonté contre la nation juive, lorsque nonobstant l’arrêt du Conseil qui portait très expressément défense de faire aucunes poursuites contres les Juifs de Metz, le Roi se réservant la connaissance de cette affaire, il a fait imprimer son livre, pour rendre odieuse toute cette nation, qui est plutôt aujourd’hui en état de faire pitié que d’être l’objet de la vengeance de quelques Chrétiens ; mais les preuves dont il se sert pour appuyer le jugement rendu contre Raphaël Lévy, et pour prévenir en même temps la justice du Roi par ses médisances, sont si faibles, qu’on n’aurait point besoin de les réfuter, si l’on avait dessein de faire voir la fausseté des crimes dont on accuse les Juifs depuis longtemps.

Le Parlement de Metz a condamné au feu un misérable Juif, appelé Raphaël Lévy, de Boulay, en Lorraine, accusé d’avoir enlevé et tué un enfant chrétien ; et pour faire voir la justice de son arrêt, l’auteur de l’Abrégé du procès dit premièrement que ce crime était déjà parmi les Juifs du temps de Moïse, et il prétend le prouver par ces paroles de l’Exode, chap. XXI : « Qui furatus fuerit hominem et vendiderit eum, convictus noxæ, morte moriatur. » Mais il faut être malicieux ou ignorant pour ne point voir que Moïse, entre plusieurs lois qu’il établit dans ce chapitre contre les vices qui règnent ordinairement dans les États, en fait une contre l’avarice de ceux qui, pour avoir de l’argent, vendraient leurs frères à leurs voisins. Cette loi était alors nécessaire aux Hébreux qui étaient au milieu de plusieurs peuples ennemis. Tostat, savant évêque espagnol, dans son commentaire sur ce passage, reprend fortement la méchante coutume de quelques Chrétiens, voisins du Turc, qui par une semblable avarice vendent leurs frères à ces infidèles. Si le sens de ce passage était celui que l’auteur du libelle s’est imaginé, il serait bien plus à propos de conclure le contraire, et de dire que les Juifs sont bien éloignés du crime dont on les accuse, puisque Moïse le leur défend expressément. Et c’est pour cette raison que plusieurs grands papes, ainsi que nous le verrons dans la suite, ont pris justement la défense des Juifs lorsqu’ils les ont vus injustement persécutés.

La seconde preuve que cet auteur met en avant est tirée de l’Histoire ecclésiastique de Baronius, qui rapporte, dit-il, quantité d’exemples de crimes de plagiaire suivis d’extraordinaires cruautés exercées sur des enfants chrétiens par des Juifs. Il veut sans doute parler des continuateurs de Baronius, qui fournissent à la vérité plusieurs exemples de ces prétendues cruautés. Mais aussi devrait-il avouer que ces mêmes écrivains sont remplis d’un grand nombre d’histoires en faveur des Juifs, et l’on peut dire en examinant les choses avec sincérité, que les derniers livres font douter de la vérité des premiers, comme nous allons le démontrer : Baronius ayant fini ses annales au XIIe siècle, n’a pu produire beaucoup d’exemples de ces cruautés imaginaires, puisqu’on n’a principalement commencé à accuser les Juifs de ces sortes de crimes que lorsque les Chrétiens songèrent à la conquête de la Terre Sainte. Avant ce temps-là on les chargeait plutôt d’impiété contre les images que contre les hommes, parce que c’était la dispute d’alors. Au commencement du XIe siècle on accusa les Juifs de France, et particulièrement ceux d’Orléans, d’avoir donné des avis secrets au prince de Babylone, à qui ils avaient fait savoir que s’il ne détruisait au plus tôt l’église des Chrétiens qui était à Jérusalem, ils se rendraient en peu de temps les maîtres de ses États.

Ce prince ayant fait démolir leur église, on commença pour lors à exercer d’étranges cruautés contre les Juifs, et toutes les accusations qu’on fit dans la suite contre eux furent très bien reçues. Baronius rapporte, après Otton de Frising, qu’un certain moine, nommé Radulphe, homme de bien en apparence, et plus zélé que savant, tâcha d’attirer à lui les peuples de Cologne, de Mayence, de Spire et de Strasbourg, pour se croiser contre les Juifs. Il enseignait publiquement qu’il les fallait tous mettre à mort, comme ennemis de la religion chrétienne, ce qui réussit si bien dans plusieurs villes de France et d’Allemagne, où l’on vit le sang innocent des Juifs répandu par ces séditieux, qu’il furent obligés de se mettre sous la protection du Roi des Romains, et de chercher leur sûreté dans Nuremberg. Nous avons encore aujourd’hui une lettre de saint Bernard, sur ce sujet, adressée à Henry, archevêque de Mayence, dans laquelle il réfute cette pernicieuse hérésie du moine Radulphe, qu’il appelle homicide et père du mensonge (homicida et pater mendacii). Il traite la doctrine de ce moine de ruse infernale qui détruit toute la religion (sapientia infernalis, contraria prophetis et apostolis inimica submersio pietatis et gratiæ). Il fait voir par l’Écriture sainte le retour des Juifs que l’Église souhaite dans ses prières : « Cum plenitudo gentium intraverit, tunc omnis Israel salvus fuit ». Pierre, abbé de Cluny, qui fut plus adroit, écrivit à Louis, roi de France, qu’il fallait plutôt punir les Juifs par la bourse que les mettre à mort. Ce fut alors que les prédicateurs firent de grandes invectives contre la nation juive, en exagérant le péché de leurs pères qui avaient crucifié Jésus-Christ ; en sorte que le crime des pères fut attribué aux enfants. Cela donna lieu aux moines, non seulement de prêcher, mais de remplir leurs livres de ces histoires tragiques qui furent peu après répandues dans toutes les villes. Elles firent une si vive impression sur le peuple que les papes et les princes eurent besoin de toute leur autorité pour arrêter le cours des cruautés qu’on exerçait contre ces malheureux.

En l’an 1235, le pape Grégoire IX se vit obligé de protéger les Juifs qui étaient injustement tourmentés dans toute l’Europe. Il témoigna qu’il avait été fléchi par leurs pleurs, sachant bien, dit-il, qu’ils ne sont nullement coupables des crimes que les Chrétiens leur imputent pour avoir leur bien, en abusant de la religion pour donner quelque couleur à leur avarice. On peut lire là-dessus, dans Raynaldus, la lettre de ce pape adressée à tous les Chrétiens : elle est écrite de Pérouse, la neuvième année de son pontificat, et, afin qu’elle ait plus d’autorité, il propose l’exemple de ses prédécesseurs Calliste, Eugène, Alexandre, Clément, Célestin, Innocent et Honorius, qui avaient aussi pris la défense des Juifs et prononcé anathème contre ceux qui continueraient de les persécuter.

Le même pape écrivit l’année suivante, de Rietti, une lettre datée du neuvième de septembre, qui commence par ces paroles : « Lacrimabilem Judæorum Franciæ ». Il y déplore le pitoyable état des Juifs de France, affligés injustement par les Chrétiens, qui, au lieu de se disposer à la guerre sainte par les voies de la piété et de la justice, inventaient toutes sortes de malices contres les Juifs pour les perdre, et exerçaient envers eux des cruautés inouïes, ne prenant pas garde que les Chrétiens sont redevables aux Juifs des fondements de leur religion. Ce sont les paroles de ce pape qu’on peut voir plus au long dans le même Raynaldus, qui reproche à ces faux zélés le prétexte de la religion, dont ils abusaient pour ravir avec plus de liberté le bien de ces pauvres innocents. Il écrivit aussi à saint Louis une lettre sur le même sujet.

En l’année 1247, le pape Innocent IV écrivit aussi en faveur des Juifs de France et d’Allemagne, contre les faux bruits qui s’étaient semés parmi les peuples, que les Juifs, aux fêtes de Pâques, mangeaient le cœur d’un enfant, et qui furent cause qu’on les dépouilla de leurs biens, qu’on les emprisonna et que même on leur fit souffrir toutes sortes de cruautés, sans garder aucune forme de jugement. C’est ce qu’on peut voir dans la lettre que ce pape envoya aux archevêques et aux évêques d’Allemange et de France, où il reprend fortement tant les personnes ecclésiastiques que séculières, princes, nobles et autres puissants, qui imputaient aux Juifs, malicieusement et par des artifices diaboliques, des crimes dont ils n’étaient point coupables, comme de manger à Pâques le cœur d’un enfant chrétien. Il montre que leur loi est tout à fait contraire à ces prétendus infanticides ; ajoutant que l’état présent des Juifs sous ces princes est beaucoup plus malheureux que celui de leurs pères sous Pharaon.

Ce qui se passa au regard des mêmes Juifs en l’année 1338, sous le pontificat de Benoît XII, mérite d’être remarqué. On trouva près de la porte d’un Juif, dans une ville du diocèse de Passau, une hostie teinte de sang. Le peuple, suivant ses préjugés ordinaires, crut que les Juifs lui avaient donné des coups de couteau ; l’affaire fut portée à Albert, duc d’Autriche, qui, étant bien instruit par plusieurs exemples de la malice et du faux zèle de quelques Chrétiens contre les Juifs, commença à douter que l’hostie fût véritablement consacrée : c’est pourquoi il consulta le pape, qui commit cette affaire à l’évêque de Passau. La réponse que le pape fit au duc contient plusieurs histoires, qui avaient fait douter le même duc de la vérité de cette accusation, d’autant que depuis quelque temps, dans une ville d’Autriche, un certain clerc avait mis dans l’église une hostie qui n’était point consacrée, toute teinte de sang, et qu’ensuite en ayant été convaincu en présence de l’évêque de Passau et de plusieurs autres personnes dont une partie vivait encore, il confessa qu’il avait lui-même arrosé cette hostie de sang pour faire croire au peuple que les Juifs étaient les auteurs de cette méchanceté. Un autre clerc enchérit par-dessus la malice du premier ; car voyant que cette hostie qu’on adorait publiquement dans l’église se corrompait et était rongée par les vers, il en mit une autre qui n’était point aussi consacrée, et qui fut pareillement l’adoration du peuple. Ce second clerc avoua, comme le premier, qu’il l’avait fait en haine de la nation juive. Les Juifs n’ont pas été seulement accusés d’infanticide et de crucifiement ; mais lorsqu’il est quelque fléau du Ciel pour punir les hommes de leur méchanceté, on a rejeté aussitôt la cause de tous ces maux sur cette misérable nation. Une grande peste affligea presque tout l’Occident en 1348, et après plusieurs prières des Chrétiens faites pour détourner la colère de Dieu, l’on accusa les Juifs comme auteurs de cette misère publique. Il se répandit un bruit parmi le peuple que les Juifs s’étaient assemblés en grand nombre en Espagne pour composer des poisons très subtils afin d’éteindre entièrement le nom chrétien, et qu’ils avaient jeté dans les puits et dans les fontaines de petits sacs remplis d’un poison mortel. Les méchants furent bien aises de rencontrer cette occasion pour avoir quelque prétexte de ravir le bien des Juifs ; et les simples trouvèrent une matière propre à leur zèle. Le pape Clément VI, touché des persécutions injustes qu’on faisait aux Juifs, publia un décret en leur faveur l’année septième de son pontificat, dans lequel il défend toutes ces violences. Mais la fureur du peuple continuant toujours, il fit un second décret dans lequel il reprend avec des paroles très fortes la cruauté des Chrétiens, et dit que bien loin de persécuter les Juifs, il est de la justice de les assister, Jésus-Christ ayant tiré d’eux son origine. Il commande même aux archevêques, évêques et aux autres prélats de l’Église qu’ils aient à déclarer, dans les assemblées, aux peuples, que s’ils ne se désistent de leurs injustes persécutions, ils sont excommuniés. Mais il fut impossible d’empêcher la haine dont on était préoccupé contre les Juifs : il n’y eut que le comtat d’Avignon, où était alors le pape, qui fût exempt de cette inhumanité, et même l’année suivante, dans la seule ville de Mayence, l’on tua 12 000 Juifs.

Si je ne croyais que ces exemples sont plus que suffisants pour faire voir les injustes accusations dont on a chargé la nation juive, j’en produirais plusieurs autres qui ne sont pas moins à son avantage. Je me contenterai d’observer qu’on n’a rien avancé qui ne soit tiré des livres des Chrétiens, et qu’on a choisi exprès Raynaldus qui a composé son Histoire dans Rome, et a pris de la Bibliothèque vaticane la plupart des rescrits des papes en faveur des Juifs. Il est bien vrai que ce même auteur rapporte quelques histoires qui sont à leur désavantage ; mais il n’y a personne, pour peu de réflexion qu’il veuille faire, qui ne juge facilement de la fausseté de ces histoires par celles que nous venons d’exposer, d’autant que si les papes et les princes n’en eussent fait faire eux-mêmes des informations exactes, on aurait aussi bien cru les Juifs coupables de ces crimes que des autres. Si l’on voulait ajouter foi à leurs écrivains, ils se purgeraient aisément de toutes ces sortes de crimes qui n’ont jamais eu d’autre fondement que la haine qu’on portait ordinairement aux Juifs. La France n’a que trop appris, pendant la Ligue, ce que le zèle ou plutôt la fureur de la religion peut faire sur l’esprit du peuple et même sur celui des chefs.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Saepius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.

C’est ce qui a obligé plusieurs princes d’appuyer les Juifs contre la calomnie des esprits populaires ; comme ont fait Jean Galéas et Sfortia, ducs de Milan, Pierre de Moncenigo, duc de Venise, et les Empereurs Frédéric III, Charles V et Maximilien III, se conformant en cela aux souverains pontifes. Si l’on recherchait dans les greffes les actes des procès qui ont été faits aux Juifs, on y trouverait un grand nombre de sentences en leur faveur. À Vérone, en l’an 1603, un Juif nommé Joseph fut accusé d’avoir fait un enlèvement semblable à celui que l’on a imputé à Raphaël Lévy. L’accusateur, qui s’appelait Bernardin, ne manqua pas de produire plusieurs histoires semblables à celles qu’a rapportées l’auteur de l’Abrégé du procès ; mais les juges étant très bien instruits des lois et des coutumes hébraïques, après avoir examiné l’affaire, reconnurent l’innocence de Joseph et l’imposture de Bernardin.

Les Juifs de Metz espèrent aujourd’hui la même justice du Roi très Chrétien et de son Conseil, qui découvrira facilement toutes les calomnies dont on a chargé jusqu’à présent leur nation. Elles ne sont appuyées, ces calomnies, que sur les faux rapports du peuple et sur des histoires faites à plaisir. Ils espèrent de Sa Majesté que loin de les bannir de Metz, elle les confirmera à l’exemple des Rois ses prédécesseurs.

Enfin, si ce qu’allègue l’auteur du libelle fait encore impression sur l’esprit de quelques Chrétiens, après ce qui vient d’être dit, on les prie de se souvenir que leurs pères ont été accusés du même crime, comme on le peut voir dans Minutius Felix, dans Tertullien et dans plusieurs autres de leurs anciens auteurs.

Il ne suffisait pas d’avoir accusé les Juifs de cruautés, il fallait encore les faire passer pour magiciens ; mais les personnes savantes n’ignorent pas les lois qui sont contre les magiciens, dans la loi de Moïse et dans les autres livres qui leur servent aujourd’hui de règle. Ils ont toujours puni sévèrement, à l’exemple de Saül, ceux qui sont convaincus du crime de magie. Si Raphaël a prononcé trois fois certains mots hébreux ç’a été en forme de prières, pour souffrir avec plus de patience la question, ainsi qu’autrefois ceux qui mouraient pour la religion chrétienne enduraient les tourments avec une très grande constance en invoquant le saint nom de Dieu. Et quand même il serait vrai que les Juifs attribueraient quelque vertu aux paroles, pourrait-on les blâmer avec justice de l’usage si saint qu’ils en font, ne les prononçant que dans l’esprit de Dieu, dans lequel ils mettent toute leur confiance ? Origène, le plus éclairé de tous les Chrétiens sur cette matière, n’a-t-il pas reconnu cette vertu propre aux mots hébreux ? Mais ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’on a voulu attribuer à la magie ce qui est commandé aux Juifs au chapitre XIII de l’Exode et au chapitre VI du Deutéronome : où il leur est ordonné d’avoir les préceptes de la loi attachés à leur bras et devant leurs yeux, ce qu’ils observent très exactement lorsqu’ils prient avec leurs tephillim ou phylactères, dont il est parlé dans les évangiles des Chrétiens. Jésus-Christ même, étant Juif, s’est servi de ces phylactères que les rabbins appellent tephillim, comme qui dirait precatoria. Au reste, les chrétiens ne devraient pas être si faciles à accuser les Juifs de magie, sachant que c’est un de ces crimes dont on a accusé leurs premiers martyrs. Notre siècle ne voit plus tant de magiciens qu’on en voyait autrefois.

L’auteur du libelle, dans le dessein qu’il a de rendre les Juifs odieux à tout le monde, passe de leurs personnes à leurs livres ; il cite, page 86, l’ordonnance de saint Louis qui fit brûler leur Talmud. Il est vrai que les princes et les papes ont fait brûler plusieurs fois les livres des Juifs ; mais il faut observer que cela est arrivé dans des temps d’ignorance, lorsque les Chrétiens n’en avaient autre connaissance que celle que leur donnèrent ceux qui avaient quitté le judaïsme, et qui, pour être mieux reçus des Chrétiens, ont supposé plusieurs choses. Le procès qui fut, sous Léon X, entre Pheferkorn, Juif qui s’était fait Chrétien, et le célèbre Jean Reuchlin touchant le Talmud, est une preuve évidente que les Chrétiens ont parlé tout autrement des livres juifs, lorsqu’ils en ont pu juger par eux-mêmes. L’histoire de ce procès est rapportée au long dans les commentaires de Jean Sleidan. Les plus savants hommes de ce temps-là se déclarèrent ouvertement en faveur de Reuchlin, comme on peut le voir dans les lettres qui ont été imprimées. La Cour de Rome prit même sa défense. L’Université de Cologne, qui l’avait condamné, fut même le sujet d’une infinité de satires qui se firent alors. L’évêque de Spire que le pape avait commis pour connaître de cette affaire, prononce en faveur de ce même Reuchlin contre cette Université. Enfin l’estime que font aujourd’hui la plupart des Chrétiens des livres juifs, dont les meilleures bibliothèques sont remplies, est une preuve manifeste de leur utilité ; et si l’on ne craignait de faire une digression trop longue on montrerait le grand profit que l’Église des Chrétiens a reçu de ces mêmes livres. Ruffin ayant reproché autrefois à saint Jérôme qu’il conversait trop avec les Juifs et qu’il changeait l’Église en synagogue, ce savant Père sut bien répondre que son adversaire ne connaissait pas l’avantage qu’il y avait de fréquenter les rabbins.

C’est avec beaucoup de raisons que les meilleures villes de l’Europe gagnent des professeurs qui enseignent publiquement la langue hébraïque dans leurs écoles, suivant en cela les constitutions du concile de Vienne tenu sous Clément V. Les Juifs ne reconnaissent point, comme on le leur oppose, les rabbins pour auteurs du Talmud ; mais Moïse, lorsqu’il reçut de Dieu la loi écrite, en reçut aussi l’explication qu’ils appellent loi orale ; Moïse la donna à Josué, Josué aux anciens, les anciens au Sanhédrin, et elle vint ainsi aux autres par succession, jusqu’à ce que le rabbi Juda, surnommé le Saint, en fît une compilation, dans la crainte qu’il eut que cette loi orale ne se perdit, à cause de la grande dispersion d’Israël. Les Juifs sont dans cette pensée, qu’on ne peut condamner cette compilation, que les Chrétiens ne condamnent aussi leurs traditions, qui sont l’âme de leur Évangile ; comme le Talmud est l’âme des cinq livres de Moïse.

Pour ne rien oublier de ce qui peut charger les Juifs, on leur reproche encore de ruiner les Chrétiens par leurs usures, de transporter les monnaies hors du Royaume, et de les changer pour des monnaies étrangères ; mais ceux qui connaissent les affaires du commerce en jugeront tout autrement, étant bien plus à propos de donner son argent à profit, que de le garder dans son coffre ; les Juifs, par ce moyen, tirent tous les jours plusieurs Chrétiens de la misère. Il semble que les Chrétiens suivent plutôt aujourd’hui les ordonnances de leurs princes pour ce qui regarde l’usure, que les règles qui leurs sont prescrites par l’Évangile : au lieu que les Juifs ne contreviennent pas à la loi de Moïse, qui leur permet ce profit sur les étrangers. C’est une nécessité qu’il y ait des changeurs. Pour ce qui est du reproche qu’on leur fait d’acheter en Allemagne des chevaux refaits, c’est une chose aussi ridicule que lorsqu’on fait de Raphaël Lévy un autre Moïse, rabbin et chef de synagogue, qui a voyagé en Levant, en Italie, en Allemagne, et qu’ensuite l’on en parle comme d’un homme peu savant dans sa loi. La vérité est qu’il n’était pas homme de lettres et qu’il a seulement fait quelques voyages en Italie, pour acheter des fruits de cèdre et de palmier, dont les Juifs se servent à leur fête des Tentes ou des Tabernacles. Enfin les Juifs sont accusés de proférer tous les jours des paroles d’exécrations contre les Chrétiens, et l’on veut même qu’ils soient obligés à ces sortes de prières qui font une partie de leur religion ; mais loin que ces blasphèmes soient en leur bouche, ils prient tous les samedis et les autres jours solennels dans leurs synagogues pour les rois et pour les princes desquels ils sont sujets. Ils ont en horreur l’idolâtrie : c’est pourquoi ils disent tous les jours la prière qui commence par ces paroles : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est un, etc. ». La loi qui oblige les Juifs à prier Dieu pour leurs princes se trouve dans le texte du Talmud au traité des pères, qu’on appelle Pirke-Avoth, chap. III. Il y est dit en la personne de rabbi Chanina, vicaire du grand sacrificateur : Priez pour la paix du royaume ; parce que si les hommes ne craignaient la justice, ils se mangeraient les uns les autres. On lit de plus dans leur bréviaire, ou formule de prière intitulée : « Seder Tephiloth », la prière qu’ils font pour leurs rois et les princes dans leurs synagogues, en ces termes : « Celui qui donne la victoire aux rois, et qui fait dominer les princes, le royaume duquel est éternel, qui a délivré son serviteur David du glaive de ses ennemis, qui a fait un chemin dans la mer et dans les eaux les plus fortes ; celui-là, dis-je, bénisse, garde, conserve, assiste, élève, agrandisse, et exalte très haut notre Seigneur le Roi tel… ; que le Roi des Rois le conserve selon sa miséricorde et le fasse vivre ; qu’il le délivre de toute affliction, et de tout ce qui lui peut nuire ; que le Roi des Rois exalte et élève selon sa miséricorde son astre dominant, et qu’il prolonge les jours de son règne ; que le Roi des Rois dans sa miséricorde donne à son cœur et à celui de ses princes et conseillers, une pitié qui le porte à nous faire du bien et à nos Israélites, nos frères, pendant sa vie, et qu’en nos jours Juda soit sauvé et qu’Israël vive en assurance, et que le Rédempteur vienne en Sion. » Les Juifs, pour rendre cette prière plus solennelle, la font en embrassant le livre de la loi qu’ils tirent de l’Arche ou armoire, dans laquelle il est enfermé : tout le peuple répond « Amen » sur chaque article.

L’auteur de l’Abrégé aurait bien mieux fait de traiter simplement ce qui regarde l’affaire de Raphaël Lévy, que de charger par ses médisances toute la nation juive. Il suffit présentement de rapporter le sommaire du factum imprimé à Metz, pour la justification dudit Raphaël ; afin que ceux qui n’en ont point fait la lecture en aient au moins une légère connaissance, en attendant une plus ample instruction.

On accuse l’intimé d’avoir fait mourir un enfant. Non seulement il n’y en a point de preuves, mais toutes les présomptions y sont contraires ; cette action qu’on attribue à la dévotion, étant entièrement opposée aux principes de sa religion. On l’accuse de l’avoir du moins enlevé ; mais cela n’est pas vraisemblable, puisqu’il ne pouvait lui en revenir aucun profit ni bénéfice. Il n’y en a point aussi de preuves : plusieurs témoins qui ont été ouïs, disent avoir vu un homme portant un enfant ; cela n’est ni nouveau ni criminel. Quelques-uns disent que cet homme avait la mine d’un Juif ; mais, ayant vu l’accusé, ils ont reconnu que ce n’était pas lui. Une bouchère lui a soutenu que c’était lui ; mais elle s’est coupée, et a dit l’avoir vu passer avant que l’enfant fût perdu. La déposition du nommé Parot, qui dit avoir ouï-dire d’une bouchère qu’elle avait vu passer un Juif avec un enfant, ne fortifie point ce qu’a avancé ladite bouchère : au contraire, cette déposition prouve que ce n’était pas l’accusé, car si ç’avait été l’accusé, elle n’aurait pas parlé en général comme elle l’a fait ; outre que Parot, auquel elle prétendait en avoir parlé, ne cite point le jour ni l’heure quand il l’a ouï dire. Ce n’a pu être le 25 septembre, auquel jour l’enfant a été perdu, puisque, suivant la déposition de son mari, elle était ce même jour au lit, et que sa chambre n’a point de jour sur la rue ; elle ne pouvait donc l’avoir vu ce jour-là. Ainsi, l’on ne peut pas dire qu’il y ait un seul témoin qui le charge. La rencontre inopinée du cadavre dans le bois est un ouvrage de la Providence divine, qui semble avoir travaillé à le sauver, pendant que les hommes conspirent sa perte. Enfin, pour lever tout soupçon, il offre de justifier son alibi, qui est si véritable, qu’il a posé avec plusieurs autres faits servant à sa justification, dans le premier interrogatoire, avant qu’aucun témoin lui ait été confronté, et avant qu’il ait su de quelle heure les témoins parlaient : il a nommé les témoins dans la requête qu’il a présentée au juge, aux fins d’être admis à le justifier dans le temps auquel le crime pouvait avoir été commis.


Suit l’arrêt du Conseil du Roi, rendu en faveur des Juifs établis à Metz, qui porte que le Parlement de Metz enverra incessamment à Sa Majesté, à la diligence de son Procureur général, les motifs de l’arrêt rendu contre Raphaël Lévy, avec très expresse défense audit Parlement de mettre à exécution l’arrêt du 29 mars dernier contre Mayeur Schouabbe et autres.

  1. Ce factum a été imprimé à Paris en 1660 sous le nom des Juifs de Metz, qui sollicitaient alors leur affaire au Conseil. Comme l’on n’en imprima qu’un très petit nombre d’exemplaires pour les juges et pour quelques personnes de qualité, il ne s’en trouve presque point. C’est pourquoi on a jugé à propos d’en donner une nouvelle édition. (Bibliothèque critique, t. I, ch. viii, note de M. de Sainjore.) — Nous suivons le texte de la Bibliothèque critique.