Faire faire mon portrait

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Conte VI
Imprimerie Bénard.

LES CEUX DE CHEZ NOUS

QUAND J’ÉTAIS P’TIT

MARCEL REMY

Faire faire faire
mon portait

CONTE VI

LIÈGE

IMPRIMERIE BÉNARD, SOCIÉTÉ ANONYME

Rue Lambert-le-Bègue, 13

1916

VI

FAIRE FAIRE FAIRE MON PORTRAIT

Thoumas est bête.

Il est fort bête, Thoumas. D’abord c’est un Flamand ; quand il veut dire en wallon des Monsieurs, au lieu de dire des Mècheux, il dit des Meskeutes. Comme c’est malin !

Thoumas, c’est notre marlachat. C’est lui qui va moude les vaches comme une femme, puis il balye très bien la cour avec un grand ramon, le samedi au soir. Et il est si fort qu’avec une berwette toute pleine d’ensenne il court jusqu’à la copette du hopai, malgré que la roue enfonce qu’on ne la voit presque plus. Mais il ne sait pas aller autour des chevaux et les atteler, les faire marcher en leur disant des mots : tirer, hire ou faire hotte ! hotte ! hotte ! avec le l’â-filet. C’est pour ça que le Vieux Jean, celui qui mène les charrettes et les carmannes et qui sait faire un si beau carillon avec sa corixhe qu’on l’ entend claper bien une heure d’ici, Vieux Jean ne veut pas aller avec Thoumas et ne lui parle presque jamais.

— Est par trop bâbo, noss marlachat, qu’il dit, en suçant lentement le tuyau de sa pipe qu’il fume en la laissant enfermée dans une drolle de boîte, pour ne pas la gâter. Puis il fait aller sa grosse moustache à droite et à gauche en la frottant avec la pointe du tuyau. J’aime bien d’aller avec les chevaux et Vieux Jean et pas aller avec les vaches et les cochons et Thoumas.

Tous les dimanches presque, après bassemesse, Vieux Jean descend sur Liège pour s’aller acheter quelque chose, une belle haute noire casquette, ou un flemtai ou des nâlix ; il a une fois rapporté un livre de sur la Batte, dit-il, la Clef des Songes, que je lui lis dedans, et je ne comprends rien et lui non plus, mais c’est bien beau.

Un dimanche, j’ai été avec Thoumas, parce qu’il fallait m’acheter un nouveau chapeau. Les ceux que l’homme vend ne sont pas beaux assez, qu’elle dit ma tante. C’est un homme qui passe de temps en temps avec sa charrette et un petit cheval et qui vend toutes sortes d’affaires, de la moutonne rouge pour les robes, de la printagnère pour des costumes, du coutil pour les pantalons, des vertes cravates, des bleus courts sâros, des sabots noirs pour les femmes et des bruns pour les hommes. Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas une couleur exprès pour les sabots des enfants ? Jaune, ou bien pommelé, par exemple. Le marchand a bien des chapeaux aussi, mais c’est des grands plats chapeaux tout mois pour les vieux hommes, ou bien des ronds comme les Monsieurs, mais pas plus hauts qu’un pain, et tout gris clair ou violets comme les terrassiers du chemin de fer ont quand ils sont bien renettoyés et qu’ils vont hanter ou boire leur argent.

C’est dans une petite boutique où il fait tout noir que nous avons été avec Thoumas pour mon nouveau chapeau. Ma tante l’avait dit comme ça... C’est tout près du vieux Pied du vieux Pont-des-Arches, qu’elle dit. Il y a beaucoup des beaux chapeaux et même des buses à l’étalage, mais ce qui me plaît le mieux, moi, c’est des belles casquettes vertes, roses ou tricolores, avec dessus une lyre comme un drolle de peigne pour les fanfares et les crâmignons.

Thoumas entre le premier en poussant la porte qui ne va pas bien ; il y a une petite sonnette qui fait kikekikekike, lik, lik, lik, puis s’arrête ; il ne vient personne. Je m’embête, moi, et je regarde tous côtés, et je vois qu’on a mis un tout petit bon Dieu, pas plus grand que ça, en haut, près des boîtes avec des chapeaux qu’on n’y va qu’avec une escabelle.

— Botique, botique, que Thoumas crie comme s’il était fâché.

— Awet, binamé, on s’y va, que répond la vieille femme avec des lunettes et une gâmette, en venant de l’autre côté du comptoir par une petite porte.

— Est-ce on chapai po v’marier qui v’fareut mutwet ? qu’elle demande à Thoumas.

— Ji n’a mesahe di rin, mi, qu’il dit tout fâché. C’est j’ône moncheu chal qu’il fât ahessi.

— Ah! c’est pour toi, fis.Qu’est-ce qu'il te faut donc, fils ? Raconte un petit peu.

— Un nouveau chapeau qu’il me faut.

— N’aimes-tu pas mieux un bonnet écossais, fils, avec deux beaux rubans qui pendent ?

— Un nouveau chapeau qu’il me faut, moi.

— Pas besoin de crier comme ça, t’en aura un, fils.

Pourquoi est-ce qu’elle m’appelle toujours fils. Comment sait-elle ça, et à quoi est-ce qu’elle le voit ?

Elle a pris une ronde boîte bleue où qu’il y a un paquet de chapeaux comme le mien. Je veux le même, un tout pareil, et qu’il soit rouge en dedans, une belle doublure avec des lettres d’or. La vieille femme me les essaye en me mettant toujours le chapeau vers la hanette pour voir à ma figure s’il va bien. Mais moi je le rattire toujours en avant sur mes sourcils parce qu’il me plaît.

Elle veut me faire prendre un qui est doublé blanc en dedans. Et moi je veux le doublé rouge.

— Mais il est trop grand, fils, celui-là. Il ne tient pas sur ta tête, et quand il fera du vent, fils...

— Gn’a un élastique pour la ratnir, que je dis.

— Et nos mettran on boquet d’gazette à d’vins dè cur po l’fé strinde, dit Thoumas en tirant une bourse de bleuve toile avec des longs cordons pour payer.

Mais il se tourne d’un autre côté pour chercher après les francs et les cennes qu’il faut ; il ne veut pas qu’on voie ce qu’il y a dans sa bourse. Quand j’aurai un porte-monnaie avec du vrai argent, je ferai comme ça aussi.

Nous sommes revenus par des rues où il y a tellement des gens qu’on va à stock dessus sans le savoir. Comme j’avais justement deux cennes et demie que je gardais depuis bien longtemps, j’ai acheté une orange à la femme qui les vend sur la rue, un grand panier tout plein, avec un grand long chignon, des cheveux derrière sa tête. J’ai pris la plus grosse orange que je pouvais, j’ai fait un trou avec mon doigt, puis je tire avec ma bouche en tinglant mes chiffes. Thoumas marche devant avec mon vieux chapeau dans une gazette, et moi je fais tout plein des petits pas derrière pour le rattraper en suçant mon orange qui est déjà presque finie ; alors je la déchire et je mange le jaune en soufflant les pépins, mais je gratte encore un peu avec mes dents pour avoir le blanc qui est en dedans de la pelure. Il y a encore un autre pont plus loin, à Bavîre, où qu’on voit toujours beaucoup des lècheux de baille qui regardent après les pigeons, qu’on ne voit jamais revenir ; on entend aussi une grosse musique de Barbarie qui joue tout près de la sale eau qui coule lentement. Il y a un bateau vert avec une mohinette dessus et un homme qui pêche avec un filet carré et qui ne prend jamais rien, et des gamins sur le bord qui le regardent faire.

C’est là tout près qu’un homme a venu parler à Thoumas qui me donnait une main tandis que je frottais mon autre main sur la baille du pont. C’est un homme qui avait un paletot, mais pas de col malgré qu’il avait déjà un bouton de col en cuivre. Une casquette avec des carreaux qu’il avait tiré fort dans sa tête jusqu’à la hanette. Et des vertes pantoufles avec une rouge tête de lion dessus. Dans sa main, il montrait une image brune à Thoumas en le tirant fort par le bras.

— Si, si, parfaitement, le portrait du jeune homme, bon marché, cinq minutes...

Bogive, vi dis-je, qu’il fait Thoumas en levant son coude. Mais l’homme se met devant lui et ne le laisse pas passer.

— Veuillez entrer par ici. Un joli souvenir, agréable et utile !

Enn n’alléve à c’t'heure ; lairez-ve les gins à paye !

— Permettez, au fond du colidor, montez deux escaliers, s’il vous plaît.

Et il tire toujours Thoumas qui se laisse hairi. Moi, je dois bien suivre et je viens le dernier, mais ça m’amuse un peu ; pourtant j’ai peur aussi, parce que Thoumas fait une drolle de figure et puis je ne sais pas ce qu’on va faire dans cette maison-là, que nous ne connaissons pas.

— Montez, montez, que l’homme fait en nous poussant tous les deux dans les escaliers que Thoumas bardouhaye avec ses gros souliers et que moi je tombe à quatre pattes sur les grés.

Mais l’homme, lui, ne vient pas avec. Il raccourt vite du côté de la rue avec son image brune, en criant fort quelque chose que nous ne comprenons pas. Et alors on entend ouvrir une porte en haut et quelqu’un dit dans l’escalier :

— Par ici, Messieurs et Dames. Comme c’est à eux les escaliers, il nous faut bien y aller, est-ce pas ? Puisqu’on est obligé, nous arrivons en haut. Quelle drolle de place avec des fenêtres dans le plafond, et il sent mauvais ici, comme la bouteille qui est dans l’écurie des chevaux et qu’on leur frotte sur le ventre quand ils sont malades.

C’est une grosse Madame qui est là, avec un gros ventre, puis une ceinture avec une blouque, puis, au-dessus, un gros estomac avec un gros menton qui lui pend comme une barbe.

— C’est pour le petit, est-ce pas ? Venez ici, « fils », qu’elle dit, comme quelqu’un qui est si pressé. Et elle me fait aller au bout de la place près d’un tableau où qu’on a peindu une belle balustrade. Elle me prend par les épaules comme le maître d’école, elle me fait tourner et ratourner. Puis voilà qu’elle tire tout près de moi une petite table avec des pieds tout houlés comme la machine à coudre qui est chez mon autre tante. Elle met ma main sur cette table comme si j’avais l’air de dire : « C’est da moi, cette table-là. » Alors derrière moi la grosse femme met une affaire comme un porte manteau avec un fer qui stiche et qui vient m’empoigner comme une fourche dans ma hanette. C’est tout froid et je n’ai pas bon. Je me tiens tout reud et je tâche de voir du côté de Thoumas qui ne vient pas me défendre et qui ne dit rien, sur sa chaise.

— Souriez un peu, que la grosse dame me dit sévèrement. Je ne sais pas ce que c’est ça, moi, et le fer me pousse ma tête que je n’ose pas remuer.

— Et puis surtout, ôtez votre chapeau et tenez-le dans votre main, c’est bien plus comme il faut, que la femme dit encore ; et elle vient pour ôter mon bon chapeau bas de ma tête. Mais moi je tiens fort mon chapeau qui plaque sur mon front.

— Ne plaît pas, moi, que je dis, et je le tire encore plus bas sur mes yeux, que je ne vois presque plus rien.

Alors elle a mis une boîte avec des pieds et des plis comme un harmonica et un trou devant avec un verre comme une pendule et un petit couvercle dessus. Quand elle l’ôte, le couvercle, c’est comme si on prenait la waitroule devant l’œil d’un cheval.

— Ne bougez pas, savez-vous, que la grosse femme crie en se cachant derrière une cliquotte noire comme un vieux domino qu’elle a mis sur la boîte. Moi, je fixe tant que je peux dans le verre de la boîte qui me regarde aussi. Nous restons comme ça bien longtemps, que mes yeux me piquent et que je me sens tout tournisse comme quand je viens bas du carrousel.

— Ça z’y est, qu’elle crie, en remettant le couvercle, puis elle tire une planche hors de la boîte comme un tiroir de côté, et elle va s’enfermer dans une petite mohinette dans un coin de la place. C’est sans doute pour écouter ce que nous dirons avec Thoumas. Mais nous ne disons rien, nous rattendons je ne sais pas quoi ; Thoumas a l’air tout attrapé, et moi aussi, sans doute.

La femme vient dehors avec un carré noir dans sa main, comme de la jujube.

— Maintenant vous allez choisir quel cadre vous voulez, dit-elle à Thoumas, et elle montre une petite table où il y a dessus des beaux cadres en verre avec un bord en papier noir et en dedans un carré plus petit, avec du doré.

— Tot l’maime li quel, qu’il dit tout fâché.

Moi, on ne me demande rien ; c’est pourtant pour mon portrait.

— Un peu voir, habie, que je dis en tirant la manche de la femme qu’à mis le carré noir dans un cadre avec des lignes jaunes et vertes.

C’est tout foncé, on ne voit presque rien, mais je reconnais tout de même les boutons de mon paletot ; il y a un qui manque dans le portrait aussi. Et je vois aussi mon nouveau chapeau qu’est bien ressemblant. Le reste, c’est si noir qu’on dirait un bouname de couque de Verviers, mais j’ai quand même bien bon.

Et je porte le portrait appuyé contre mon estomac pendant que Thoumas a payé la femme et descend les escaliers derrière moi.

Dinez-m’el, vo l’lairez torate tourner.

Et il me le prend et le met dans sa poche. Il est si fâché, Thoumas, je ne sais pas pourquoi, et il répète tout le temps :

On franc et dix-sept cerises et demeie po çoulà ! Ni fât-il nin esse fou d’el grâce dè bon Dieu, nom d’un mille !

Il a dit tout le chemin ça en grognant et faisant comme s’il voulait battre quelqu’un. Et quand nous avons arrivé dans la « Voye del Vètche », il a arrêté et il a crié :

C’est d’mè censes avou, et nos l’allans distrure. Edon, valet, nos l’allans spyi ?

Moi, j’aurais bien voulu le garder, ce portrait, pour le faire voir, comme c’est beau et drolle cette image-là. Mais j’ai dit comme Thoumas.

— Oui, maintenant, cassons-le pour voir. Alors il l’a mis à terre près d’un arbre et a donné des coups de talon dedans. Ça craquait le verre, et les morceaux spitaient et moi je donnais des coups de talon dans les plus petits morceaux. Un moment il y avait un morceau noir, c’était ma figure du portrait qui me regardait. J’ai frappé fort dessus, ça a fait des miettes grises.

No n’dirons rin à personne, èdon, dit Thoumas en marchant vers chez nous. Je le suis sans rien dire ; je crois que je suis triste à cause du portrait que nous avons cassé, on ne sait pas pourquoi ; je voudrais le ravoir à c’t’heure.

Nous avons retourné chez nous, et nous n’avons rien dit de tout ça. Et on m’a encore barboté parce que je ne racontais pas quoi et comme sur mon chapeau.

Je repense toujours au portrait qu’est là en morceaux près de l’arbre ; pauvre laid portrait tout noir que le bête Thoumas a cassé !