Faits curieux de l’histoire de Montréal/8

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L’ORIGINE DU NOM DES SŒURS GRISES


On m’écrivait, récemment des États-Unis, pour me prier de relever une vilaine calomnie qui s’étalait dans l’Appelton’s Canadian Guide et qui, au dire du correspondant, avait dû germer dans le cerveau de quelque francophobe.

Il s’agissait de l’origine du nom de sœurs Grises donné aux membres de la communauté fondée par la vénérable mère Youville.

Voici le passage en question :

The famous Grey Nunnery founded in 1738 is not a convent but a hospital under the management of the Grey Nuns. According to Murray’s Guide to Montreal :

The Name “Grey Nuns” was first given them in derision. The malicious reports circulated against the ladies, especially that of furnishing the Indians with alcohol and making too free a use of it themselves gave use to the epithet “Sœurs Grises” the word grise bearing a double meaning in French, viz : A grey color, or tipsy. The Sisters who were thus cruelly assailed have made the once opprobrious epithet a title of the highest honor." (Appleton’s Guide, pp. 68, 69.)

Si l’on se reporte, maintenant, au Murray’s Illustrated Guide and Pocket Business Directory to Montréal and Ottawa for 1893, p. 25, on y trouve, en effet, le paragraphe ci-dessus, mais accompagné d’autres notes assez exactes.

Dans sa 20th Century Edition du même ouvrage, p. 31, M. Murray a cependant fait disparaître l’entrefilet ci-dessus ; il se contente du renseignement suivant : “The name “Grey Nuns” was first given them in dérision (see Appleton’s Canadian Guide Book)”, et c’est tout.

N’est-ce pas que ce jeu de renvoi est agaçant et semble louche ? Mais, en justice, il faut avouer que ces auteurs n’ont pas inventé la calomnie qu’ils colportent avec une certaine complaisance, dirait-on.

L’injure date du régime français, à l’époque où Montréal se divisa en deux camps au sujet de l’hôpital dirigé par les Frères Charon. L’administration de cette institution avait été désastreuse et il s’agissait de savoir à qui leur œuvre passerait. Les uns voulaient la confier à des hommes, les autres à des personnes du sexe féminin.

Comme il parut bientôt évident que ces dernières l’emporteraient, les partisans du camp opposé répandirent les plus vilains racontars sur les honorables femmes qui allaient prendre charge de l’hôpital.

Le gouverneur de Montréal, alors M. Josué Boisberthelot de Beaucours, se prêta au jeu des adversaires de Mme Youville et il fut l’un de ceux qui accusèrent celle-ci, « auprès du Ministre, d’avoir vendu de la boisson aux sauvages. » (Histoire du Monastère des Ursulines des Trois-Rivières, I, 264).

L’abbé Faillon, dans sa vie de Mme Youville (pp. 35 et 36) nous fournit d’autres informations qu’il puise dans les mémoires même de l’accusée.

« Bien plus, dit-il, on inventa contre elles (Mme Youville et ses compagnes) et on répandit dans le public les calomnies les plus injurieuses, jusqu’à assurer qu’au mépris des lois ecclésiastiques et des ordonnances du roi, elles vendaient des liqueurs fortes aux Sauvages et leur fournissaient ainsi le moyen de s’enivrer ; même, ce qui était le comble de la plus grossière extravagance, qu’elles usaient de ces sortes de liqueurs pour s’enivrer elles-mêmes. De là vint qu’on se plut à les nommer par dérision Sœurs Grises, du nom qu’on donnait aux filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul dans plusieurs villes de France, à cause de la couleur de leur habit, mais que la calomnie atroce dont nous parlons faisait prendre dans un sens bien différent. »

Dès que les autorités eurent constaté l’inanité de ces accusations tout rendra dans l’ordre.

Ces propos, on le voit, datent de loin et, comme nous le disions plus haut, sont imputables à quelques-uns de nos ancêtres ; néanmoins, on peut raisonnablement trouver étrange que dans une notice de quelques lignes sur une institution aussi méritoire, des écrivains aient jugé utile d’en consacrer les trois-quarts à la reproduction de mensonges grossiers et de telle façon que le lecteur non averti, le touriste de mentalité différente à la nôtre et incapable de remonter aux sources, soient exposés à rester sous l’impression que la chose a pu être vraie quoique sa fausseté soit maintenant reconnue.