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L’Année terrible/Falkenfels

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(Redirigé depuis Falkenfels)
L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 290-293).


                           V

Falkenfels, qu’on distingue au loin dans la bruine,
Est le burg démoli d’un vieux comte en ruine.
Je voulus voir le burg et l’homme. Je montai
La montagne, à travers le bois, un jour d’été.
On rencontre à mi-côte, en un ravin tombée,
Une vieille chapelle où court le scarabée ;
Nul curé n’y venant prier, elle croula ;
Car tous sont appauvris dans ce dur pays-là,
Hélas, c’est en haillons qu’on danse à la kermesse,
Et personne n’a plus de quoi payer la messe.
Or, pas d’argent, voilà ce que le prêtre craint ;
Une niche indigente effarouche le saint,
Il déserte ; au moment d’entrer, le dieu renâcle
Sur le seuil dédoré du pauvre tabernacle ;
C’est pourquoi la chapelle est morte. Je laissai


Ce cadavre d’église au fond du noir fossé,
Et je continuai ma route vers la cime.
J’arrivai. Je parvins au burg fauve et sublime.
Même en plein jour, une ombre effrayante est dessus.
Sur la brèche qui sert de porte, j’aperçus
Au pied des larges tours qu’un haut blason surmonte,
Un grand vieux paysan pensif, c’était le comte.

Cet homme était assis ; au bruit que fit mon pas,
Grave, il tourna la tête et ne se leva pas.
Il avait près de lui son fils, un enfant rose.
Saluer un vaincu, c’est déjà quelque chose,
Je saluai ce comte aboli. Je lui dis :
— Vous voilà pauvre, vous qui fûtes grand jadis.
Comte, je viens à vous d’une façon civile.
Donnez-moi votre fils pour qu’il vienne à la ville.
Redevenir sauvage est bon pour le vieillard
Et mauvais pour l’enfant ; l’aube craint le brouillard ;
La rose meurt dans l’ombre où se plaît la chouette.
Certe, avoir sur le front l’altière silhouette
De ces tours qu’aujourd’hui garde la ronce en fleur,
C’est beau ; mais habiter dans son siècle est meilleur.
Votre fils s’éteindrait dans ces brumes, vous dis-je.
Le monstre est dans nos temps à côté du prodige ;
Mais le prodige est sûr de vaincre. Donnez-nous,
O sombre aïeul, l’enfant charmant, farouche et doux,
Pour qu’il aille à Paris comme on allait à Rome,
Pour que, ne pouvant plus être comte, il soit homme,


Et pour qu’à son beau nom il ajoute un beau sort.
Il faut laisser entrer les autres quand on sort ;
L’aigle laisse envoler l’aiglon ; et que l’arbuste
Ne soit pas étouffé par le chêne, c’est juste.

Le sinistre vieillard sourit superbement,
Et me dit : — La ruine aime l’isolement.
Si je fus grand jadis, il me sied de m’en taire.
Les gens sont curieux de voir un homme à terre.
Vous m’avez vu, c’est bien. Pas de mots superflus.
Je ne connais personne et je n’existe plus.
Allez-vous-en.

— Mais quoi ! dis-je, cette jeune aile
N’est pas faite, ô vieillard, pour la nuit éternelle.
L’enfant sans avenir laisse au père un remord.

Il répondit : — J’entends dire, moi qui suis mort,
De vous autres vivants, des choses misérables ;
Que chez vous le triomphe est aux inexorables,
Que les hommes en sont encore au talion,
Qu’ils trouvent le renard plus grand que le lion,
Que leur vérité louche et que leur raison boite,
Et qu’on fusille à gauche et qu’on mitraille à droite,
Et qu’au milieu du sang, de l’horreur et des cris,
C’est un forfait d’offrir un asile aux proscrits.
Est-ce vrai ? je le crains. Est-ce faux ? je l’espère.
Mais laissez-moi, je suis honnête en mon repaire.


Mon fils boira la même eau pure que je bois.
Vous m’offrez la cité, je préfère les bois ;
Car je trouve, voyant les hommes que vous êtes,
Plus de cœur aux rochers, moins de bêtise aux bêtes.