Famille sans nom/I/Chapitre IV

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Hetzel (p. 66-86).

IV

la villa montcalm.


L’île Jésus, couchée entre les deux bras supérieurs du Saint-Laurent, moins étendue que l’île Montréal, renferme un certain nombre de paroisses. Elle circonscrit dans son périmètre le comté de Laval — dont le nom appartient aussi à la grande Université catholique de Québec, en souvenir du premier évêque institué dans le pays canadien.

Laval est également le nom de la principale bourgade de l’île Jésus, située sur sa rive méridionale. L’habitation de M. de Vaudreuil, bien qu’elle fît partie de cette paroisse, se trouvait à une lieue en descendant le cours du Saint-Laurent.

C’était une maison d’agréable aspect, entourée d’un parc qui couvrait une cinquantaine d’acres[1], couvert de prairies et de hautes futaies, et dont la berge du fleuve formait la lisière.

Par sa disposition architecturale comme par les détails de son ornementation, elle contrastait avec cette mode anglo-saxonne du pseudo-gothique, si en honneur dans la Grande-Bretagne. Le goût français y dominait, et, n’eût été le cours rapide et tumultueux du Saint-Laurent qui grondait à ses pieds, on aurait pu penser que la villa Montcalm — ainsi s’appelait-elle — s’élevait sur les bords de la Loire, dans le voisinage de Chenonceaux ou d’Amboise.

Très mêlé aux dernières insurrections réformistes du Canada, M. de Vaudreuil avait figuré dans le complot auquel la trahison de Simon Morgaz avait donné un dénouement si tragique, la mort de Walter Hodge, de Robert Farran et de François Clerc, l’emprisonnement des autres conjurés. Quelques années plus tard, une amnistie ayant rendu ceux-ci à la liberté, M. de Vaudreuil était revenu à son domaine de l’île Jésus.

La villa Montcalm était bâtie sur le bord du fleuve. Dans le courant du flux et du reflux, se baignaient les premiers degrés de sa terrasse antérieure, qu’une élégante véranda abritait en partie devant la façade de l’habitation. En arrière, sous les tranquilles ombrages du parc, la brise du fleuve entretenait une fraîcheur aérienne, qui rendait très supportables les chaudes journées de l’été canadien. Pour qui eût aimé la chasse ou la pêche, il y aurait eu à s’occuper du matin au soir. Le gibier abondait dans les plaines de l’île, le poisson au fond des criques du Saint-Laurent, auquel les lointaines ondulations de la chaîne des Laurentides faisaient, sur la rive gauche, un large cadre de verdure.

Là, pour des Franco-Canadiens, en ce pays resté si français, c’était comme si le Canada se fût encore appelé la Nouvelle-France. Les mœurs y étaient toujours celles du xviie siècle. Un auteur anglais, Russel, a très justement pu dire : « Le bas Canada, c’est plutôt une France du vieux temps où régnait le drapeau blanc fleurdelisé. » Un auteur français, Eugène Réveillaud, a écrit : « C’est le champ d’asile de l’ancien régime. C’est une Bretagne ou une Vendée d’il y a soixante ans, qui se prolonge au delà de l’Océan. Sur ce continent d’Amérique, l’habitant a conservé avec un soin jaloux les habitudes d’esprit, les croyances naïves et les superstitions de ses pères. » Ceci est encore vrai, à l’époque actuelle, comme il est vrai également que la race française s’est conservée très pure au Canada, et sans mélange de sang étranger.

De retour à la villa Montcalm, vers 1829, M. de Vaudreuil se trouvait dans des conditions à vivre heureux. Bien que sa fortune ne fût pas considérable, elle lui assurait une aisance, dont il aurait pu jouir en repos, si son patriotisme, toujours ardent, ne l’eût jeté dans les agitations de la politique militante.

À l’époque où commence cette histoire, M. de Vaudreuil avait quarante-sept ans. Ses cheveux grisonnants le faisaient paraître un peu plus âgé peut-être ; mais son regard vif, ses yeux bleu-foncé d’un grand éclat, sa taille au-dessus de la moyenne, sa robuste constitution, qui lui assurait une santé à toute épreuve, sa physionomie sympathique et prévenante, son allure un peu fière sans être hautaine, en faisaient le type par excellence du gentilhomme français. C’était le véritable descendant de cette audacieuse noblesse qui traversa l’Atlantique au xviiie siècle, le fils de ces fondateurs de la plus belle des colonies d’outre-mer, que l’odieuse indifférence de Louis XV avait abandonnée aux exigences de la Grande-Bretagne.

M. de Vaudreuil était veuf depuis une dizaine d’années. La mort de sa femme, qu’il aimait d’une affection profonde, laissa un irréparable vide dans son existence. Toute sa vie se reporta dès lors sur sa fille unique, en laquelle revivait l’âme vaillante et généreuse de sa mère.

À cette époque, Clary de Vaudreuil avait vingt ans. Sa taille élégante, son épaisse chevelure presque noire, ses grands yeux ardents, son teint chaud sous sa pâleur, son air un peu grave la rendaient peut-être plus belle que jolie, plus imposante qu’attirante, comme certaines héroïnes de Fenimore Cooper. Le plus habituellement, elle se tenait dans une froide réserve, ou, pour mieux dire, son existence entière se concentrait sur le seul amour qu’elle eût ressenti jusqu’alors, — l’amour de son pays.

En effet, Clary de Vaudreuil était une patriote. Pendant la période des mouvements qui se produisirent en 1832 et en 1834, elle suivit de près les diverses phases de l’insurrection. Les chefs de l’opposition la regardaient comme la plus vaillante de ces nombreuses jeunes filles, dont le dévouement était acquis à la cause nationale. Aussi, lorsque les amis politiques de M. de Vaudreuil se réunissaient à la villa Montcalm, Clary prenait-elle part à leurs conférences, ne s’y mêlant que discrètement en paroles, mais écoutant, observant, s’employant à la correspondance avec les comités réformistes. Tous les Franco-Canadiens avaient en elle la plus absolue confiance, parce qu’elle la méritait, et la plus respectueuse amitié, parce qu’elle en était digne.

Cependant, en ce cœur passionné, un autre amour était venu se confondre depuis quelque temps avec l’amour que lui inspirait son pays — amour idéal et vague, qui ne connaissait même pas celui auquel il s’adressait.

En 1831 et 1834, un personnage mystérieux était venu jouer un rôle prépondérant au milieu des tentatives de rébellion de cette époque. Il y avait risqué sa tête avec une audace, un courage, un désintéressement, bien faits pour agir sur les imaginations sensibles. Dès lors, dans toute la province du Canada, on répétait son nom avec enthousiasme, — ou plutôt, ce qui lui en restait, puisqu’on ne l’appelait pas autrement que Jean-Sans-Nom. Aux jours d’émeutes, il surgissait au plus fort de la mêlée ; puis, à l’issue de la lutte, il disparaissait. Mais on sentait qu’il agissait dans l’ombre, que sa main ne cessait de préparer l’avenir. Vainement, les autorités avaient essayé de découvrir sa retraite. La maison Rip and Co elle-même avait échoué dans ses recherches.

D’ailleurs, on ne savait rien de l’origine de cet homme, non plus que de sa vie passée ni de sa vie présente. Néanmoins, ce qu’il fallait bien reconnaître, c’est que son influence était toute-puissante sur la population franco-canadienne. Par suite, une légende s’était faite autour de sa personne, et les patriotes s’attendaient toujours à le voir apparaître, agitant le drapeau de l’indépendance.

Les actes de ce héros anonyme avaient fait une empreinte si vive et si profonde sur l’esprit de Clary de Vaudreuil. Ses plus intimes pensées allaient invariablement à lui. Elle l’évoquait comme un être surnaturel. Elle vivait tout entière dans cette communauté mystique. En aimant Jean-Sans-Nom du plus idéal des amours, il lui semblait qu’elle aimait plus encore son pays. Mais, ce sentiment, elle l’enfermait étroitement dans son cœur. Et, lorsque son père la voyait s’éloigner à travers les allées du parc, s’y promener toute pensive, il ne pouvait se douter qu’elle rêvait du jeune patriote qui symbolisait à ses yeux la révolution canadienne.

Parmi les amis politiques, le plus souvent réunis à la villa Montcalm, se rencontraient dans une complète intimité quelques-uns de ceux dont les parents avaient pris part avec M. de Vaudreuil au funeste complot de 1825.

Au nombre de ces amis, il convient de citer André Farran et William Clerc, dont les frères, Robert et François, étaient montés sur l’échafaud, le 28 septembre 1825 ; puis, Vincent Hodge, fils de Walter Hodge, le patriote américain, mort pour la cause du Canada, après avoir été livré avec ses compagnons par Simon Morgaz. En même temps qu’eux, un avocat de Québec, le député Sébastien Gramont — celui-là même dans la maison duquel la présence de Jean-Sans-Nom avait été faussement signalée à l’agence Rip — venait quelquefois aussi chez M. de Vaudreuil.

Le plus ardent contre les oppresseurs était certainement Vincent Hodge, alors âgé de trente-deux ans. De sang américain par son père, il était de sang français par sa mère, morte de douleur, peu de temps après le supplice de son mari. Vincent Hodge n’avait pu vivre près de Clary, sans s’être laissé aller à l’admirer d’abord, à l’aimer ensuite, — ce qui n’était point pour déplaire à M. de Vaudreuil. Vincent Hodge était un homme distingué, d’abord sympathique, de tournure agréable, quoiqu’il eût l’allure décidée du Yankee des frontières. Pour la sûreté des sentiments, la solidité des affections, le courage à toute épreuve, Clary de Vaudreuil n’eût pu choisir un mari plus digne d’elle. Mais la jeune fille n’avait même pas remarqué la recherche dont elle était l’objet. Entre Vincent Hodge et elle, il ne pouvait y avoir qu’un lien, — celui du patriotisme. Elle appréciait ses qualités : elle ne pouvait l’aimer. Sa vie, ses pensées, ses aspirations appartenaient à un autre, à l’inconnu qu’elle attendait et qui apparaîtrait un jour.

Cependant M. de Vaudreuil et ses amis observaient avec attention le mouvement des esprits dans les provinces canadiennes. L’opinion y était extrêmement surexcitée au sujet des loyalistes. Il ne se tramait pas encore de complot proprement dit, comme en 1825, entre personnages politiques, ayant pour objet de tenter un coup de force contre le gouverneur général. Non ! C’était plutôt comme une conspiration universelle, à l’état latent. Pour que la rébellion éclatât, il suffirait qu’un chef appelât à lui les libéraux en soulevant les paroisses des divers comtés. Nul doute, alors, que les députés réformistes, M. de Vaudreuil et ses amis, se jetassent aux premiers rangs de l’insurrection.

Et, en effet, jamais les circonstances n’avaient été plus favorables. Les réformistes, poussés à bout, faisaient entendre de violentes protestations, dénonçant les exactions du gouvernement, qui se disait autorisé par le cabinet britannique à mettre la main sur les deniers publics, sans le consentement de la législature. Les journaux, — entre autres le Canadien, fondé en 1806, et le Vindicator, de création plus récente — fulminaient contre la Couronne et les agents nommés par elle. Ils reproduisaient les discours prononcés au Parlement ou dans les comices populaires par les Papineau, les Viger, les Quesnel, les Saint-Réal, les Bourdages, et tant d’autres, qui rivalisaient de talent et d’audace dans leurs patriotiques revendications. En ces conditions, une étincelle suffirait à provoquer l’explosion populaire. C’était bien ce que savait lord Gosford, et ce que les partisans de la réforme n’ignoraient pas plus que lui.

Or, les choses en étaient à ce point, quand, dans la matinée du 3 septembre, une lettre arriva à la villa Montcalm. Cette lettre, déposée la veille au bureau du post-office de Montréal, prévenait M. de Vaudreuil que ses amis Vincent Hodge, André Farran et William Clerc étaient invités à se rendre près de lui dans la soirée dudit jour. M. de Vaudreuil ne reconnaissait pas la main qui l’avait écrite et signée de ces seuls mots : Un fils de la Liberté.

M. de Vaudreuil fut assez surpris de cette communication, et aussi de la manière dont elle lui était faite. La veille, il avait vu ses amis à Montréal, chez l’un d’eux, et l’on s’était séparé sans prendre de rendez-vous pour le lendemain. Vincent Hodge, Farran, Clerc, avaient-ils donc reçu une lettre de même provenance, qui leur donnait rendez-vous à la villa Montcalm ? Cela devait être ; mais on pouvait craindre qu’il y eût là-dessous quelque machination de police. Cette méfiance ne s’expliquait que trop depuis l’affaire Simon Morgaz.

Quoiqu’il en soit, M. de Vaudreuil n’avait qu’à attendre. Lorsque Vincent Hodge, Farran et Clerc seraient arrivés à la villa, — s’ils y venaient, — ils lui expliqueraient sans doute ce qu’il y avait d’inexplicable dans ce singulier rendez-vous. Ce fut l’avis de Clary, lorsqu’elle eut pris connaissance de la lettre. Les yeux attachés sur cette mystérieuse écriture, elle l’examinait attentivement. Étrange disposition de son esprit. Là où son père pressentait un piège tendu à ses amis politiques et à lui, elle semblait, au contraire, croire à quelque intervention puissante dans la cause nationale. Allait-elle se montrer enfin, la main qui saisirait les fils d’un nouveau soulèvement, qui le dirigerait et le mènerait au but.

« Mon père, dit-elle, j’ai confiance ! » Cependant, comme le rendez-vous n’était indiqué que pour le soir, M. de Vaudreuil voulut préalablement se rendre à Laval. Peut-être y apprendrait-il quelque nouvelle qui eût motivé l’urgence de la conférence projetée. Il se trouverait là, d’ailleurs, pour recevoir Vincent Hodge et ses deux amis, lorsqu’ils débarqueraient à l’appontement de l’île Jésus. Mais, au moment où il allait donner l’ordre d’atteler, son domestique vint le prévenir qu’un visiteur venait d’arriver à la villa Montcalm.

« Quelle est cette personne ? demanda vivement M. de Vaudreuil.

— Voici sa carte, » répondit le domestique.

M. de Vaudreuil prit la carte, lut le nom qu’elle portait, et s’écria aussitôt :

« Cet excellent maître Nick ?… Il est toujours le bienvenu !… Faites entrer ! »
La Place du marché Bon Secours, à Montréal.

Un instant après, le notaire se trouvait en présence de M. de Vaudreuil et de sa fille.

« Vous, maître Nick ! dit M. de Vaudreuil.

— En personne, et prêt à vous rendre mes devoirs, ainsi qu’à mademoiselle Clary ! » répondit le notaire.

Et il serra la main de M. de Vaudreuil, après avoir fait à la jeune fille un de ces saluts officiels, dont les anciens tabellions semblent avoir gardé la tradition surannée.

« Maître Nick, reprit M. de Vaudreuil, voilà une visite inattendue, mais qui n’en est que plus agréable.

— Agréable surtout pour moi ! répondit maître Nick. Et comment vous portez-vous, mademoiselle ?… Et vous, monsieur de Vaudreuil ? Vous avez des mines florissantes !… Décidément, il fait bon vivre à la villa Montcalm !… Il faudra que j’emporte à ma maison du marché Bon-Secours un peu de l’air qu’on y respire.

— Il ne tient qu’à vous d’en faire provision, maître Nick. Venez-nous voir plus souvent…

— Et restez quelques jours ! ajouta Clary.

— Et mon étude, et mes actes !… s’écria le loquace notaire. Voilà qui ne me laisse guère de temps pour les loisirs de la villégiature !… Ah ! pas les testaments, par exemple ! Ce que nous avons d’octogénaires, et même de centenaires !… Cela dépasse les bornes habituelles de la statistique !… Mais, par exemple, les contrats de mariage, voilà ce qui me met sur les dents !… Tenez !… Dans six semaines, j’ai rendez-vous à Laprairie, chez un de mes clients, — un de mes bons clients, vous pouvez le croire, — puisque je suis mandé pour dresser le contrat de son dix-neuvième rejeton.

— Ce doit être mon fermier Thomas Harcher, je le parierais ! répondit M. de Vaudreuil.

— Lui-même, et c’est précisément à votre ferme de Chipogan que je suis attendu.

— Quelle belle famille, maître Nick !

— À coup sûr, monsieur de Vaudreuil, et remarquez que je ne suis pas prêt d’en avoir fini avec les actes qui la concernent.

— Eh bien, monsieur Nick, dit Clary, il est probable que nous vous retrouverons à la ferme de Chipogan. Thomas Harcher a tellement insisté pour que nous assistions au mariage de sa fille, que mon père et moi, si rien ne nous retient à la villa Montcalm, nous voulons lui faire ce plaisir !…

— Et ce sera m’en faire un aussi ! répondit maître Nick. N’est-ce pas une joie pour moi de vous voir ? Je n’ai qu’un reproche à vous faire, mademoiselle Clary.

— Un reproche, monsieur Nick.

— Oui ! c’est de ne me recevoir ici qu’à titre d’ami, et de ne jamais me faire appeler comme notaire ! »

La jeune fille sourit à l’insinuation, et, presque aussitôt, ses traits reprirent leur gravité habituelle.

« Et pourtant, fit observer M. de Vaudreuil, si ce n’est pas comme ami, mon cher Nick, c’est comme notaire que vous êtes venu aujourd’hui à la villa Montcalm ?…

— Sans doute !… sans doute… répondit maître Nick, mais ce n’est pas pour le compte de mademoiselle Clary !… Enfin, cela arrivera ! Tout arrive ! — À propos, monsieur de Vaudreuil, j’ai à vous prévenir que je ne suis pas venu seul.

— Quoi, maître Nick, vous avez un compagnon de route, et vous le laissez attendre dans l’antichambre ?… Je vais donner l’ordre de le faire entrer…

— Non !… non !… ce n’est pas la peine ! C’est mon second clerc, tout simplement… un garçon qui fait des vers, — a-t-on jamais vu cela ? — et qui court après les feux follets ! Vous figurez-vous un clerc-poète ou un poète-clerc, mademoiselle Clary ! Comme je désire vous parler en particulier, monsieur de Vaudreuil, je lui ai dit d’aller se promener dans le parc…

— Vous avez bien fait, maître Nick. Mais il faudrait faire rafraîchir ce jeune poète.

— Inutile !… Il ne boit que du nectar, et, à moins qu’il ne vous en reste de la dernière récolte !… »

M. de Vaudreuil ne put s’empêcher de rire aux plaisanteries de l’excellent homme qu’il connaissait de longue date, et dont les conseils lui avaient toujours été si précieux pour la direction de ses affaires personnelles.

« Je vais vous laisser avec mon père, monsieur Nick, dit alors Clary.

— Je vous en prie, restez, mademoiselle ! répliqua le notaire. Je sais que je puis parler devant vous, même de choses qui pourraient avoir quelque rapport avec la politique… du moins, je le suppose, car, vous ne l’ignorez pas, je ne me mêle jamais…

— Bien… bien… maître Nick !… répondit M. de Vaudreuil. Clary assistera à notre entretien. Asseyons-nous d’abord, puis, vous causerez tout à votre aise ! »

Le notaire prit un des fauteuils de canne qui meublaient le salon, tandis que M. de Vaudreuil et sa fille s’installaient sur un canapé en face de lui.

« Et maintenant, mon cher Nick, demanda M. de Vaudreuil, pourquoi êtes-vous venu à la villa Montcalm ?…

— Pour vous remettre ceci, » répondit le notaire.

Et il tira de sa poche une liasse de bank-notes.

« De l’argent ?… dit M. de Vaudreuil, qui ne put cacher son extrême surprise.

— Oui, de l’argent, du bon argent, et, que cela vous plaise ou non, une belle somme !…

— Une belle somme ?…

— Jugez-en !… Cinquante mille piastres en jolis billets ayant cours légal.

— Et cet argent m’est destiné ?…

— À vous… à vous seul.

— Qui me l’envoie ?

— Impossible de vous le dire, pour une excellente raison, c’est que je ne le sais pas.

— À quel usage cet argent doit-il être employé ?…

— Je ne le sais pas davantage.

— Et comment avez-vous été chargé de me remettre une somme aussi considérable.

— Lisez. »

Le notaire tendit une lettre, qui ne contenait que ces quelques lignes :

« Maître Nick, notaire à Montréal, voudra bien remettre au président du comité réformiste de Laval, à la villa Montcalm, le restant de la somme qui solde notre compte dans son étude.

« 2 septembre 1837.
« J. B. J. »


M. de Vaudreuil regardait le notaire, sans rien comprendre à cet envoi qui lui était personnellement adressé.

« Maître Nick, où cette lettre a-t-elle été mise à la poste ?… demanda-t-il.

— À Saint-Charles, comté de Verchères ! »

Clary avait pris la lettre. Elle en examinait maintenant l’écriture. Peut-être était-elle de la même main que la lettre qui venait de prévenir M. de Vaudreuil de la visite de ses amis Vincent Hodge, Clerc et Farran ?… Il n’en était rien.

Aucune ressemblance manuscrite entre les deux lettres — ce que Mlle de Vaudreuil fit observer à son père.

« Vous ne soupçonnez pas, monsieur Nick, demanda-t-elle, quel pourrait être le signataire de cette lettre, qui se cache sous ces simples initiales J. B. J. ?…

— Aucunement, mademoiselle Clary.

— Et, pourtant, ce n’est pas la première fois que vous êtes en rapport avec cette personne.

— Évidemment !…

— Ou même ces personnes, car la lettre ne dit pas « mon » mais « notre compte », — ce qui permet de penser que ces trois initiales appartiennent à trois noms différents.

— En effet, répondit maître Nick.

— J’observe aussi, dit M. de Vaudreuil, que, puisqu’il est question d’un solde de compte, c’est que vous avez déjà disposé antérieurement…

— Monsieur de Vaudreuil, répliqua le notaire, voici ce que je puis, et même, il me semble, ce que je dois vous dire ! »

Et, prenant un temps avant d’entrer en matière, maître Nick raconta ce qui suit :

« En 1825, un mois après le jugement qui coûta la vie à quelques-uns de vos amis les plus chers, monsieur de Vaudreuil, et à vous, la liberté, je reçus un pli chargé, contenant en bank-notes l’énorme somme de cent mille piastres. Le pli dont il s’agit avait été mis au bureau de poste à Québec, et renfermait une lettre conçue en ces termes :

« Cette somme de cent mille piastres est remise entre les mains de maître Nick, notaire à Montréal, pour qu’il en fasse emploi suivant les avis qu’il recevra ultérieurement. On compte sur sa discrétion pour ne point parler du dépôt qui est confié à ses soins ni de l’usage qui pourra en être fait plus tard. »

— Et c’était signé ?… demanda Clary.

— C’était signé J. B. J., répondit maître Nick.

— Les mêmes initiales ?… dit M. de Vaudreuil.

— Les mêmes ? répéta Clary.

— Oui, mademoiselle. Ainsi que vous le pensez, reprit le notaire, je fus on ne peut plus surpris du côté mystérieux de ce dépôt. Mais, après tout, comme je ne pouvais renvoyer la somme au client inconnu qui me l’avait fait parvenir, comme, d’autre part, je ne me souciais pas d’en informer l’autorité, je versai les cent mille piastres à la banque de Montréal, et j’attendis. »

Clary de Vaudreuil et son père écoutaient maître Nick avec la
Maître Nick tira de sa poche une liasse de bank-notes.


plus vive attention. Le notaire n’avait-il pas dit que, dans sa pensée, cet argent avait peut-être une destination politique ? Et, en effet, ainsi qu’on va le voir, il ne s’était pas trompé.

« Six ans plus tard, reprit-il, une somme de vingt-deux mille piastres me fut demandée par une lettre, signée de ces énigmatiques initiales, avec prière de l’adresser à la bourgade de Berthier, dans le comté de ce nom.
Le notaire fut salué d’un cordial « bonjour, maître Nick ! »

— À qui ?… demanda M. de Vaudreuil.

— Au président du comité réformiste, et, peu de temps après, éclatait la révolte que vous savez. Quatre ans s’écoulèrent, et même lettre prescrivant l’envoi d’une somme de vingt-huit mille piastres à Sainte-Martine, cette fois, au président du comité de Châteauguay. Un mois plus tard, se produisait la violente réaction, qui marqua les élections de 1834, amena la prorogation de la Chambre et fut suivie d’une demande de mise en accusation contre le gouverneur lord Aylmer ! »

M. de Vaudreuil réfléchit quelques instants à ce qu’il venait d’entendre, et s’adressant au notaire :

« Ainsi, mon cher Nick, dit-il, vous voyez une corrélation entre ces diverses manifestations et l’envoi de l’argent aux comités réformistes ?…

— Moi, monsieur de Vaudreuil, répliqua maître Nick, je ne vois rien du tout ! Je ne suis pas un homme politique !… Je ne suis qu’un simple officier ministériel !… Je n’ai fait que restituer les sommes dont j’avais reçu le dépôt, et suivant la destination indiquée !… Je vous dis les choses comme elles sont, et vous laisse le soin d’en tirer les conséquences.

— Bon !… mon prudent ami ! répondit M. de Vaudreuil, en souriant. Nous ne vous compromettrons pas. Mais enfin, si vous êtes venu aujourd’hui à la villa Montcalm…

— C’est pour faire une troisième fois, monsieur de Vaudreuil, ce que j’ai fait deux fois déjà. Ce matin, 3 septembre, j’ai été avisé : 1o  de disposer du restant de la somme qui m’avait été remise — soit cinquante mile piastres ; 2o  de la remettre entre les mains du président du comité de Laval. C’est pourquoi, M. de Vaudreuil étant président dudit comité, je suis venu lui apporter ladite somme pour solde de compte. Maintenant, à quel usage doit-elle être employée ? je ne le sais pas et ne désire point le savoir. C’est entre les mains du président mentionné dans la lettre que j’ai opéré le versement, et si je ne la lui ai point envoyée par la poste, si j’ai préféré l’apporter moi-même, c’est que c’était une occasion de revoir mon ami M. de Vaudreuil et Mlle Clary, sa fille ! »

Maître Nick avait pu faire son récit sans être interrompu. Et alors, ayant dit ce qu’il avait à dire, il se leva, s’approcha de la baie ouverte sur la terrasse et examina les embarcations qui remontaient ou descendaient le fleuve.

M. de Vaudreuil, plongé dans ses réflexions, gardait le silence. Un même travail de déduction se faisait dans l’esprit de sa fille. Il n’était pas douteux que cet argent, mystérieusement déposé dans la caisse de maître Nick, eût été employé aux besoins de la cause, non moins douteux qu’on lui réservait le même usage en vue d’une insurrection prochaine. Or, cet envoi étant fait le jour même où un « Fils de la Liberté » venait de convoquer à la villa Montcalm les plus intimes amis de M. de Vaudreuil, ne semblait-il pas qu’il y eût là une connexité au moins singulière.

La conversation se prolongea pendant quelque temps encore. Et comment, avec le verbeux maître Nick, en eût-il été autrement ? Il entretint M. de Vaudreuil de ce que M. de Vaudreuil savait aussi bien et mieux que lui, de la situation politique, surtout dans le bas Canada. Et ces choses, — ne cessait-il de répéter, — il ne les rapportait qu’avec la plus extrême réserve, n’ayant point tendance à se mêler de ce qui ne le regardait pas. Ce qu’il en faisait, c’était pour mettre M. de Vaudreuil en défiance, car certainement il y avait redoublement de surveillance de la part des agents de police dans les paroisses du comté de Montréal.

Et, à ce propos, maître Nick fut amené à dire :

« Ce que les autorités redoutent particulièrement, c’est qu’un chef vienne se mettre à la tête d’un mouvement populaire, et que ce chef soit précisément le fameux Jean-Sans-Nom ! »

À ces derniers mots, Clary se leva et alla s’accouder sur la fenêtre ouverte du côté du parc.

« Connaissez-vous donc cet audacieux agitateur, mon cher Nick ? demanda M. de Vaudreuil.

— Je ne le connais pas, répondit le notaire, je ne l’ai jamais vu, et n’ai même jamais rencontré personne qui le connaisse. Mais il existe, il n’y pas de doute à cet égard !… Et je me le figure volontiers sous les traits d’un héros de roman… un jeune homme de haute taille, les traits nobles, la physionomie sympathique, la voix entraînante, — à moins que ce ne soit quelque bon patriarche, sur la limite de la vieillesse, ridé et cassé par l’âge !… Avec ces personnages-là, on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

— Quel qu’il soit, répondit M. de Vaudreuil, plaise à Dieu que la pensée lui vienne bientôt de se mettre à notre tête, et nous le suivrons aussi loin qu’il voudra nous conduire !…

— Eh ! monsieur de Vaudreuil, cela pourrait bien arriver avant peu ! s’écria maître Nick.

— Vous dites ?… demanda Clary, qui revint vivement au milieu du salon.

— Je dis, mademoiselle Clary… ou, plutôt, je ne dis rien !… C’est plus sage.

— J’insiste, reprit la jeune fille. Parlez… parlez, je vous prie !… Que savez-vous ?…

— Ce que d’autres savent, sans doute, répondit maître Nick, c’est que Jean-Sans-Nom a reparu dans le comté de Montréal. Du moins, c’est un bruit qui court… malheureusement…

— Malheureusement ?… répéta Clary.

— Oui ! car si cela est, je crains que notre héros ne puisse échapper aux poursuites de la police. Aujourd’hui même, en traversant l’île Montréal, j’ai rencontré les limiers que le ministre Gilbert Argall a lancés sur la piste de Jean-Sans-Nom, et, entre autres, le chef de la maison Rip and Co…

— Quoi ?… Rip ?… fit M. de Vaudreuil.

— Lui-même, répondit le notaire. C’est un homme habile, et qui doit être alléché par une grosse prime. S’il réussit à s’emparer de Jean-Sans-Nom, la condamnation de ce jeune patriote — oui, décidément, il doit être jeune ! — sa condamnation est certaine, et le parti national comptera une victime de plus ! »

En dépit de sa maîtrise sur elle-même, Clary pâlit soudain, ses yeux se fermèrent, et c’est à peine si elle put comprimer les battements de son cœur. M. de Vaudreuil, tout pensif, allait et venait à travers le salon.

Maître Nick, voulant réparer le pénible effet produit par ses dernières paroles, ajouta :

« Après tout, c’est un homme d’une audace peu commune, cet introuvable Jean-Sans-Nom !… Il est parvenu jusqu’ici à se soustraire aux plus sévères recherches… Au cas où il serait pressé de trop près, toutes les maisons du comté lui donneraient asile, toutes les portes s’ouvriraient devant lui — même la porte de l’étude de maître Nick, s’il venait lui demander refuge… bien que maître Nick ne veuille se mêler en aucune façon aux choses de la politique ! »

Là-dessus, le notaire prit congé de M. et Mlle de Vaudreuil. Il n’avait pas de temps à perdre, s’il voulait être revenu à Montréal pour l’heure du dîner — cette heure régulière et toujours la bienvenue, à laquelle il accomplissait un des actes les plus importants de son existence.

M. de Vaudreuil voulut faire atteler, afin de reconduire maître Nick à Laval. Mais, en homme prudent, celui-ci refusa. Mieux valait qu’on ne sût rien de sa visite à la villa Montcalm. Il avait de bonnes jambes, Dieu merci ! et une lieue de plus n’était pas pour embarrasser un des meilleurs marcheurs du notariat canadien. Et puis, n’était-il pas du sang des Sagamores, le descendant de ces robustes peuplades indiennes, dont les guerriers suivaient, pendant des mois entiers, le sentier de la guerre ? etc., etc.

Bref, maître Nick appela Lionel, qui, sans doute, courait après le bataillon sacré des muses à travers les allées du parc, et tous deux, en remontant la rive gauche du Saint-Laurent, reprirent le chemin de Laval.

Après trois quarts d’heure de marche, ils arrivèrent à l’appontement du toc, au moment où débarquaient MM. Vincent Hodge, Clerc et Farran, qui se rendaient à la villa Montcalm.

En les croisant, le notaire fut salué par eux d’un inévitable et cordial « bonjour, maître Nick ! » Puis, le fleuve traversé, il se hissa dans le stage, rentra dans sa maison du marché Bon-Secours, comme la vieille servante, mistress Dolly, mettait sur la table la soupière fumante.

Maître Nick s’assit aussitôt dans son large fauteuil, et Lionel se plaça en face de lui, pendant qu’il fredonnait :

 Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet.

« Et surtout, ajouta-t-il, si tu avales quelques vers en mangeant, prends bien garde aux arêtes ! »


  1. Environ 40 hectares.