Famille sans nom/I/Chapitre X

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Hetzel (p. 160-182).

X
la ferme de chipogan.


La ferme de Chipogan, située à sept lieues du bourg de Laprairie, dans le comté de ce nom, occupait un léger renflement du sol sur la rive droite d’un petit cours d’eau, tributaire du Saint-Laurent. M. de Vaudreuil possédait là, sur une superficie de quatre à cinq cents acres, une assez belle propriété de rapport, régie par le fermier Thomas Harcher.

En avant de la ferme, du côté du rio, s’étendaient de vastes champs, un damier de prairies verdoyantes, entourées de ces haies à claire-voie, connues dans le Royaume-Uni sous le nom de « fewces ». C’était le triomphe du dessin régulier — saxon ou américain — dans toute sa rigueur géométrique. Des carrés, puis des carrés de barrières encadraient ces belles cultures, qui prospéraient, grâce aux riches éléments d’un humus noirâtre, dont la couche, épaisse de trois à quatre pieds, repose le plus généralement sur un lit de glaise. Telle est à peu près la composition du sol canadien jusqu’aux premières rampes des Laurentides.

Entre ces carrés, cultivés avec un soin minutieux, poussaient diverses sortes de ces céréales que le cultivateur récolte dans les campagnes de la moyenne Europe, le blé, le maïs, le riz, le chanvre, le houblon, le tabac, etc. Là foisonnait aussi ce riz sauvage, improprement appelé « folle avoine », qui se multipliait dans les champs à
Au village de Walhalla…


demi noyés sur les bords du petit cours d’eau, et dont le grain bouilli donne un excellent potage.

Des pâturages, fournis d’une herbe grasse, se développaient en arrière de la ferme jusqu’à la lisière de hautes futaies, massées sur une légère ondulation du sol, et qui s’en allaient à perte de vue. Ces pâtures suffisaient amplement à l’alimentation des animaux domestiques que nourrissait la ferme de Chipogan, et dont Thomas Harcher eût pu prendre à cheptel une quantité plus considérable encore, tels que taureaux, vaches, bœufs, moutons, porcs, sans compter ces chevaux de la vigoureuse race canadienne, si recherchée par les éleveurs américains.

Aux alentours de la ferme, les forêts n’étaient pas de moindre importance. Elles couvraient autrefois tous les territoires limitrophes du Saint-Laurent, à partir de son estuaire jusqu’à la vaste région des lacs. Mais, depuis de longues années, que d’éclaircies y ont été pratiquées par le bras de l’homme ! Que d’arbres superbes, dont la cime se balance parfois à cent cinquante pieds dans les airs, tombent encore sous ces milliers de haches, troublant le silence des bois immenses où pullulent les mésanges, les piverts, les aodes, les rossignols, les alouettes, les oiseaux de paradis aux plumes étincelantes, et aussi les charmants canaris, qui sont muets dans les provinces canadiennes ! Les « lumbermen », les bûcherons, font là une fructueuse mais regrettable besogne, en jetant bas chênes, érables, frênes, châtaigniers, trembles, bouleaux, ormes, noyers, charmes, pins et sapins, lesquels, sciés ou équarris, vont former ces chapelets de cages qui descendent le cours du fleuve. Si, vers la fin du dix-huitième siècle, l’un des plus fameux héros de Cooper, Nathaniel Bumpoo, dit Œil-de-Faucon, Longue-Carabine ou Bas-de-Cuir, gémissait déjà sur ces massacres d’arbres, ne dirait-il pas de ces impitoyables dévastateurs ce qu’on dit des fermiers qui épuisent la fécondité terrestre par des pratiques vicieuses : ils ont assassiné le sol !

Il convient de faire observer, cependant, que ce reproche n’aurait pu s’appliquer au gérant de la ferme de Chipogan. Thomas Harcher était trop habile de son métier, il était servi par un personnel trop intelligent, il prenait avec trop d’honnêteté les intérêts de son maître pour mériter jamais cette qualification d’assassin. Sa ferme passait à juste titre pour un modèle d’exploitation agronomique, à une époque où les vieilles routines faisaient encore loi, comme si l’agriculture canadienne eut été de deux cents ans en arrière.

La ferme de Chipogan était donc l’une des mieux aménagées du district de Montréal. Les méthodes d’assolement empêchaient les terres de s’y appauvrir. On ne se contentait pas de les y laisser se reposer à l’état de jachères. On y variait les cultures — ce qui donnait des résultats excellents. Quant aux arbres fruitiers, dont un large potager renfermait ces espèces diverses qui prospèrent en Europe, ils étaient taillés, émondés, soignés avec entente. Tous y donnaient de beaux fruits, à l’exception peut-être de l’abricotier et du pêcher, qui réussissent mieux dans le sud de la province de l’Ontario que dans l’est de la province de Québec. Mais les autres faisaient honneur au fermier, plus particulièrement ces pommiers qui produisent ce genre de pommes à pulpe rouge et transparente, connues sous le nom de « fameuses ». Quant aux légumes, aux choux rouges, aux citrouilles, aux melons, aux patates, aux bleuets — nom de ces myrtilles des bois, dont les graines noirâtres emplissent les assiettes de dessert — on en récoltait de quoi alimenter deux fois par semaine le marché de Laprairie. En somme, avec les centaines de minots de blé et autres céréales, récoltés à Chipogan, le rendement des fruits et légumes, l’exploitation de quelques acres de forêts, cette ferme de Chipogan assurait à M. de Vaudreuil une part importante de ses revenus. Et, grâce aux soins de Thomas Harcher et de sa famille, il n’était pas à craindre que ces terres, soumises à un surmenage agricole, finissent par s’épuiser et se changer en arides savanes envahies par le fouillis des broussailles.

Du reste, le climat canadien est favorable à la culture. Au lieu de pluie, c’est la neige qui tombe de la fin de novembre à la fin de mars, et protège le tapis vert des prairies. En somme, ce froid vif et sec est préférable aux averses continues. Il laisse les chemins praticables pour les travaux du sol. Nulle part, dans la zone tempérée, ne se rencontre une pareille rapidité de végétation, puisque les blés, semés en mars, sont mûrs en août, et que les foins se font en juin et juillet. Aussi, à cette époque, comme à l’époque actuelle, s’il y a un avenir assuré en Canada, est-ce surtout celui des cultivateurs.

Les bâtiments de la ferme étaient agglomérés dans une enceinte de palissades, hautes d’une douzaine de pieds. Une seule porte, solidement encastrée dans ses montants de pierre, y donnait accès. Excellente précaution au temps peu reculé où les attaques des indigènes étaient à craindre. Maintenant les Indiens vivent en bonne intelligence avec la population des campagnes. Et même, à deux lieues dans l’est, au village de Walhatta, prospérait la tribu huronne des Mahogannis, qui rendaient parfois visite à Thomas Harcher, afin d’échanger les produits de leurs chasses contre les produits de la ferme.

Le principal bâtiment se composait d’une large construction à deux étages, un quadrilatère régulier, comprenant le nombre de chambres nécessaires au logement de la famille Harcher. Une vaste salle occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée, entre la cuisine et l’office d’un côté, et, de l’autre, l’appartement spécialement réservé au fermier, à sa femme et aux plus jeunes de ses enfants.

En retour, sur la cour ménagée devant l’habitation, et, par derrière, sur le jardin potager, les communs faisaient équerre en s’appuyant aux palissades de l’enceinte. Là s’élevaient les écuries, les étables, les remises, les magasins. Puis, c’étaient les basses-cours, où pullulaient ces lapins d’Amérique, dont la peau, divisée en lanières tissées, sert à la confection d’une étoffe extrêmement chaude, et ces poules de prairie, ces phasianelles, qui se multiplient plus abondamment à l’état domestique qu’à l’état sauvage.

La grande salle du rez-de-chaussée était simplement, mais confortablement garnie de meubles de fabrication américaine. C’est là que la famille déjeunait, dînait, passait les soirées. Agréable lieu de réunion pour les Harcher de tout âge, qui aimaient à se retrouver ensemble, lorsque les occupations quotidiennes avaient pris fin. Aussi on ne s’étonnera pas qu’une bibliothèque de livres usuels y tint la première place, et que la seconde fût occupée par un piano, sur lequel, chaque dimanche, filles ou garçons jouaient avec entrain les valses et quadrilles français qu’ils dansaient tour à tour.

L’exploitation de cette terre exigeait évidemment un assez nombreux personnel. Mais Thomas Harcher l’avait trouvé dans sa propre famille. Et, de fait, à la ferme de Chipogan, il n’y avait pas un seul serviteur à gages. Thomas Harcher avait cinquante ans à cette époque. Acadien d’origine française, il descendait de ces hardis pêcheurs qui colonisèrent la Nouvelle-Écosse un siècle avant.

C’était le type parfait du cultivateur canadien, de celui qui s’appelle, non le paysan mais « l’habitant » dans les campagnes du Nord-Amérique. De haute taille, les épaules larges, le torse puissant, les membres vigoureux, la tête forte, les cheveux à peine grisonnants, le regard vif, les dents bien plantées, la bouche grande comme il convient au travailleur dont la besogne exige une copieuse nourriture, enfin une aimable et franche physionomie, qui lui valait de solides amitiés dans les paroisses voisines, tel se montrait le fermier de Chipogan. En même temps, bon patriote, implacable ennemi des Anglo-Saxons, toujours prêt à faire son devoir et à payer de sa personne.

Thomas Harcher eût vainement cherché dans la vallée du Saint-Laurent une meilleure compagne que sa femme Catherine. Elle était âgée de quarante-cinq ans, forte comme son mari, comme lui restée jeune de corps et d’esprit, peut-être un peu rude de visage et d’allure, mais bonne dans sa rudesse, ayant du courage à la besogne, enfin « la mère » comme il était « le père » dans toute l’acception du mot. À eux deux, un beau couple, et de si vaillante santé, qu’ils promettaient de compter un jour parmi les nombreux centenaires, dont la longévité fait honneur au climat canadien.

Peut-être aurait-on pu faire un reproche à Catherine Harcher ; mais, ce reproche, les femmes du pays l’eussent toutes mérité, pour peu que l’on ajoutât foi aux commentaires de l’opinion publique. En effet, si les Canadiennes sont bonnes ménagères, c’est à la condition que leurs maris fassent le ménage, dressent le lit, mettent la table, plument les poulets, traient les vaches, battent le beurre, pèlent les patates, allument le feu, lavent la vaisselle, habillent les enfants, balaient les chambres, frottent les meubles, coulent la lessive, etc. Cependant Catherine ne poussait pas à l’extrême cet esprit de domination, qui rend l’époux esclave de sa femme dans la plupart des habitations de la colonie. Non ! Pour être juste, il y a lieu de reconnaître qu’elle prenait sa part du travail quotidien. Néanmoins, Thomas Harcher se soumettait volontiers à ses volontés comme à ses caprices. Aussi, quelle belle famille lui avait donnée Catherine, depuis Pierre, patron du Champlain, son premier né, jusqu’au dernier bébé, âgé de quelques semaines seulement, et qu’on s’apprêtait à baptiser en ce jour.

En Canada, on le sait, la fécondité des mariages est véritablement extraordinaire. Les familles de douze et quinze enfants y sont communes. Celles où l’on compte vingt enfants n’y sont point rares. Au delà de vingt-cinq, on en cite encore. Ce ne sont plus des familles, ce sont des tribus, qui se développent sous l’influence de mœurs patriarcales.

Si Ismaël Busch, le vieux pionnier de Fenimore Cooper, l’un des personnages du roman de la Prairie, pouvait montrer avec orgueil les sept fils, sans compter les filles, issus de son mariage avec la robuste Esther, de quel sentiment de supériorité l’eût accablé Thomas Harcher, père de vingt-six enfants, vivants et bien vivants, à la ferme de Chipogan !

Quinze fils et onze filles, de tout âge, depuis trois semaines jusqu’à trente ans. Sur les quinze fils, quatre mariés. Sur les onze filles, deux en puissance de maris. Et, de ces mariages, dix-sept petits-fils — ce qui, en y ajoutant le père et la mère, faisait un total de cinquante-deux membres, en ligne directe, de la famille Harcher.

Les cinq premiers nés, on les connaît. C’étaient ceux qui composaient l’équipage du Champlain, les dévoués compagnons de Jean. Inutile de perdre son temps à énumérer les noms des autres enfants, ou à préciser d’un trait l’originalité de leur caractère. Garçons, filles, beaux-frères et belles-filles, ne quittaient jamais la ferme. Ils y travaillaient, sous la direction du chef. Les uns étaient employés aux champs, et l’ouvrage ne leur manquait guère. Les autres, occupés à l’exploitation des bois, faisaient le métier de « lumbermen », et ils avaient de la besogne. Deux ou trois des plus âgés chassaient dans les forêts voisines de Chipogan, et n’étaient point gênés de fournir le gibier nécessaire à l’immense table de famille. Sur ces territoires, en effet, abondent toujours les orignaux, les caribous — sortes de rennes de grande taille — les bisons, les daims, les chevreuils, les élans, sans parler de la diversité du petit gibier de poil ou de plume, plongeons, oies sauvages, canards, bécasses, bécassines, perdrix, cailles et pluviers.

Quant à Pierre Harcher et à ses frères, Rémy, Michel, Tony et Jacques, à l’époque où le froid les obligeait d’abandonner les eaux du Saint-Laurent, ils venaient hiverner à la ferme et se faisaient chasseurs de fourrures. On les citait parmi les plus intrépides squatters, les plus infatigables coureurs des bois, et ils approvisionnaient de peaux plus ou moins précieuses les marchés de Montréal et de Québec. En ce temps, les ours noirs, les lynx, les chats sauvages, les martres, les carcajous, les visons, les renards, les castors, les hermines, les loutres, les rats musqués, n’avaient pas encore émigré vers les contrées du nord, et c’était un bon commerce celui de ces pelleteries, alors qu’il n’était point nécessaire d’aller chercher fortune jusque sur les lointaines rives de la baie d’Hudson.

On le comprend, pour loger cette famille de parents, d’enfants et de petits-enfants, ce n’eût pas été trop d’une caserne. Aussi, était-ce bien une véritable caserne, cette bâtisse qui dominait de ses deux étages les communs de la ferme de Chipogan. En outre, il avait fallu garder quelques chambres aux hôtes que Thomas Harcher recevait passagèrement, des amis du comté, des fermiers du voisinage, des « voyageurs », c’est-à-dire ces mariniers qui dirigent les trains de bois par les affluents pour les conduire au grand fleuve. Enfin, il y avait l’appartement réservé à M. de Vaudreuil et à sa fille, lorsqu’ils venaient rendre visite à la famille du fermier.

Et, précisément, M. et Mlle de Vaudreuil venaient d’arriver ce jour-là — 5 octobre. Ce n’était pas seulement des rapports de maître à tenancier qui unissaient M. de Vaudreuil à Thomas Harcher et à tous les siens, c’était une affection réciproque, amitié d’une part, dévouement de l’autre, que rien n’avait jamais démentis depuis tant d’années. Et combien, surtout, ils se sentaient liés par la communauté de leur patriotisme ! Le fermier, comme son maître, était dévoué corps et âme à la cause nationale.

Maintenant la famille se trouvait au complet. Depuis trois jours, Pierre et ses frères, après avoir laissé le Champlain désarmé au quai de Laprairie, étaient venus prendre leurs quartiers d’hiver à la ferme. Il n’y manquait que le fils adoptif, et non le moins aimé des hôtes de Chipogan.

Mais, dans la journée, on attendait Jean. Pour que Jean fît défaut à cette fête de famille, il aurait fallu qu’il fût tombé entre les mains des agents de Rip, et la nouvelle de son arrestation serait déjà répandue dans le pays.

C’est que Jean avait à s’acquitter d’un devoir, auquel il tenait autant que Thomas Harcher.

Le temps n’était pas éloigné où le seigneur de la paroisse acceptait d’être le parrain de tous les enfants de ses censitaires — ce qui se chiffrait par quelques centaines de pupilles. M. de Vaudreuil, il est vrai, n’en comptait encore que deux dans la descendance de son fermier. Cette fois, c’était Clary qui devait être marraine de son vingt-sixième enfant, auquel Jean allait servir de parrain. Et la jeune fille était heureuse de ce lien qui les unirait l’un à l’autre pendant ces courts instants.

Du reste, ce n’était pas à propos d’un baptême seulement que la ferme de Chipogan allait se mettre en fête. Lorsque Thomas Harcher avait reçu ses cinq fils :

« Mes gars, leur avait-il dit, soyez les bienvenus, car vous arrivez au bon moment.

— Comme toujours, notre père ! avait répondu Jacques.

— Non, mieux que toujours. Si, aujourd’hui, nous sommes réunis pour le baptême du dernier bébé, demain, il y a la première communion de Clément et de Cécile, et, après-demain, la noce de votre sœur Rose avec Bernard Miquelon.

« Mes gars, soyez les bienvenus, car vous arrivez, au bon moment. »

— On va bien dans la famille ! avait répliqué Tony.

— Oui, pas mal, mes gars, s’était écrié le fermier, et il n’est pas dit que, l’an prochain, je ne vous convoquerai pas pour quelque autre cérémonie de ce genre ! »

Et Thomas Harcher riait de son rire sonore, tout empreint de bonne gaieté gauloise, pendant que Catherine embrassait les cinq vigoureux rejetons, qui étaient les premiers nés d’elle. Le baptême devait se faire à trois heures après midi. Jean avait donc le temps d’arriver à la ferme. Dès qu’il serait là, on s’en irait processionnellement à l’église de la paroisse, distante d’une demi-lieue.

Thomas, sa femme, ses fils, ses filles, ses gendres, ses petits-enfants, avaient revêtu leurs plus beaux habits pour la circonstance, et, très vraisemblablement, ne les quitteraient pas de trois jours. Les filles avaient le corsage blanc et la jupe à couleurs éclatantes, avec les cheveux flottant sur les épaules. Les garçons, ayant dépouillé la veste de travail et le bonnet normand dont ils se coiffent d’habitude, portaient le costume des dimanches, capot d’étoffe noire, ceinture bariolée, souliers plissés en peau de bœuf du pays.

La veille, après avoir pris le bateau du traversier pour passer le Saint-Laurent en face de Laprairie, M. et[1] de Vaudreuil avaient trouvé Thomas Harcher, qui les attendait avec son buggie, attelé de deux excellents trotteurs.

Pendant les trois lieues qui restaient à faire pour atteindre la ferme de Chipogan, M. de Vaudreuil s’était empressé de prévenir son fermier qu’il eût à se tenir sur ses gardes. La police ne pouvait ignorer que lui, de Vaudreuil, avait quitté la villa Montcalm, et il était possible qu’il fût l’objet d’une surveillance spéciale.

« Nous y aurons l’œil, notre maître ! avait dit Thomas Harcher, chez qui l’emploi de cette locution n’avait rien de servile.

— Jusqu’ici, aucune figure suspecte n’a été vue aux alentours de Chipogan ?

— Non, pas un de ces canouaches[2], sous votre respect !

— Et votre fils adoptif, avait demandé Clary de Vaudreuil, est-il arrivé à la ferme ?

— Pas encore, notre demoiselle, et cela me cause quelque inquiétude.

— Depuis qu’il s’est séparé de ses compagnons, à Laprairie, on n’a pas eu de ses nouvelles ?

— Aucune ? »

Or, depuis que M. et Mlle de Vaudreuil étaient installés dans les deux plus belles chambres de l’habitation, cela va sans dire, Jean n’avait pas encore paru. Cependant, tout était préparé pour la cérémonie du baptême, et si le parrain n’arrivait pas cet après-midi, on ne saurait que faire.

Aussi Pierre et deux ou trois autres s’étaient-ils portés d’une bonne lieue sur la route. Mais Jean n’avait point été signalé, et midi venait de sonner à l’horloge de Chipogan.

Thomas et Catherine eurent alors un entretien au sujet de ce retard inexplicable.

« Que ferons-nous, s’il n’arrive pas avant trois heures ? demanda le fermier.

— Nous attendrons, répondit simplement Catherine.

— Qu’attendrons-nous ?

— Bien sûr, ce ne sera pas l’arrivée d’un vingt-septième enfant ! riposta la fermière.

— D’autant plus, répliqua Thomas, que, sans qu’on puisse nous en faire un reproche, il pourrait bien ne jamais venir !

— Plaisantez, monsieur Harcher, plaisantez !…

— Je ne plaisante pas ! Mais, enfin, si Jean tardait trop, peut-être faudrait-il se passer de lui ?…

— Se passer de lui ! s’écria Catherine. Non point, et comme je tiens à ce qu’il soit le parrain de l’un de nos enfants, nous attendrons qu’il se soit montré.

— Pourtant, si on ne le voit pas ? répondit Thomas, qui n’entendait pas que le baptême fût indéfiniment reculé. Si quelque affaire l’a mis dans l’impossibilité de venir ?…

— Pas de mauvais pronostics, Thomas, répondit Catherine, et un peu de patience, que diable ! Si l’on ne baptise pas aujourd’hui, on baptisera demain.

— Bon ! Demain, c’est la première communion de Clément et de Cécile, le seizième et la dix-septième !

— Eh bien, après-demain !

— Après-demain, c’est la noce de notre fille Rose avec ce brave Bernard Miquelon !

— Assez là-dessus, Thomas ! On fera tout ensemble, s’il le faut. Mais, quand un bébé est en passe d’avoir un parrain comme Jean et une marraine comme mademoiselle Clary, il n’y a pas à se presser pour en aller prendre d’autres !

— Et le curé qui est prévenu !… fit encore observer Thomas à son intraitable moitié.

— J’en fais mon affaire, répliqua Catherine. C’est un excellent homme, notre curé ! D’ailleurs, sa dîme ne lui échappera pas, et il ne voudra pas désobliger des clients comme nous ! »

Et, de fait, dans toute la paroisse, il était peu de paroissiens qui eussent autant donné d’occupations à leur curé que Thomas et Catherine !

Cependant, à mesure que les heures s’écoulaient, l’inquiétude devenait plus vive. Si la famille Harcher ignorait que son fils adoptif fût le jeune patriote, Jean-Sans-Nom, M. et Mlle  de Vaudreuil, le sachant, pouvaient tout craindre pour lui.

Aussi voulurent-ils apprendre de Pierre Harcher dans quelles circonstances Jean s’était séparé de ses frères et de lui en quittant le Champlain.

« C’est au village de Caughnawaga que nous l’avons débarqué, répondit Pierre.

— Quel jour ?

— Le 26 septembre, vers cinq heures du soir.

— Il y a donc neuf jours qu’il s’est séparé de vous ? fit observer M. de Vaudreuil.

— Oui, neuf jours.

— Et il n’a pas dit ce qu’il allait faire ?

— Son intention, répondit Pierre, était de visiter le comté de Chambly, où il n’avait pas encore été pendant toute notre campagne de pêche.

— Oui… c’est une raison, dit M. de Vaudreuil, et pourtant, je regrette qu’il se soit aventuré seul à travers un territoire, où les agents de la police doivent être sur pied.

— Je lui ai proposé de le faire accompagner par Jacques et par Tony, répondit Pierre, mais il a refusé.

— Et quelle est votre idée sur tout cela, Pierre ? demanda Mlle de Vaudreuil.

— Mon idée, c’est que Jean avait formé depuis longtemps le projet d’aller à Chambly, tout en se gardant d’en rien dire. Or, comme il avait été convenu que nous débarquerions à Laprairie, et que nous reviendrions tous ensemble à la ferme, après avoir désarmé le Champlain, il ne nous en a informés qu’au moment où nous étions devant Caughnawaga.

— Et, en vous quittant, il a bien pris l’engagement d’être ici pour le baptême ?

— Oui, notre demoiselle, répondit Pierre. Il sait qu’il doit tenir le bébé avec vous et que, sans lui, d’ailleurs, la famille Harcher ne serait pas au complet ! »

Devant une promesse aussi formelle, il convenait d’attendre patiemment.

Toutefois, si la journée s’achevait sans que Jean eût paru, les craintes ne seraient que trop justifiées. Pour qu’un homme aussi déterminé que lui, ne vînt pas au jour dit, c’est que la police se serait emparée de sa personne… Et alors, M. et Mlle de Vaudreuil ne le savaient que trop, il était perdu.

En ce moment, s’ouvrit la porte qui donnait accès dans la grande cour, et un sauvage parut sur le seuil.

Un sauvage, — c’est ainsi, en Canada, qu’on appelle encore les Indiens, même dans les actes officiels, comme on appelle « sauvagesses » leurs femmes qui portent le nom de « squaws » en langue iroquoise ou huronne.

Ce sauvage était précisément un Huron, et de race pure — ce qui se voyait à son visage imberbe, à ses pommettes saillantes et carrées, à ses petits yeux vifs. Sa haute taille, son regard assuré et pénétrant, la couleur de sa peau, la disposition de sa chevelure, en faisaient un type très reconnaissable de la race indigène de l’Ouest de l’Amérique.

Si les Indiens ont conservé leurs mœurs d’autrefois, les coutumes des tribus de l’ancien temps, l’habitude de s’agglomérer dans leurs villages, une prétention tenace à retenir certains privilèges que les autorités ne leur contestent point d’ailleurs, enfin une propension naturelle à vivre à part des « Visages Pâles », ils se sont quelque peu modernisés, cependant — surtout sous le rapport du costume. Ce n’est que dans certaines circonstances qu’ils revêtent encore l’habillement de guerre.

Ce Huron, à peu près vêtu à la mode canadienne, appartenait à la tribu des Mahogannis, qui occupait une bourgade de quatorze à quinze cents feux au nord du comté. Cette tribu, on l’a dit, n’était pas sans avoir des rapports avec la ferme de Chipogan, où le fermier leur faisait toujours bon accueil.

« Eh ! que voulez-vous, Huron ? s’écria-t-il, lorsque l’Indien se fut avancé et lui eut donné solennellement la poignée de main traditionnelle.

— Thomas Harcher voudra sans doute répondre à la demande que je vais lui faire ? répliqua le Huron, avec cette voix gutturale qui est particulière à sa race.

— Et pourquoi pas, répondit le fermier, si ma réponse peut vous intéresser ?

— Mon frère m’écoutera donc, et jugera ensuite ce qu’il devra dire ! »

Rien qu’à cette forme de langage, dans laquelle le sauvage ne
Thomas Harcher les attendait avec son buggie.


parlait qu’à la troisième personne, à l’air digne de son attitude pour demander, très probablement, un renseignement des plus simple, on eût reconnu le descendant des quatre grandes nations qui possédaient autrefois le territoire du Nord-Amérique. On les divisait alors en Algonquins, en Hurons, en Montagnais, en Iroquois, qui comprenaient ces tribus diverses : Mohawks, Oneidas, Onondagas, Tuscaroras, Delawares, Mohicans, que l’on voit plus particulièrement
L’Indien donnant à ses gestes une ampleur caractéristique.


figurer dans les récits de Fenimore Cooper. Actuellement, il ne reste que des débris épars de ces anciennes races.

Après avoir pris un temps de silence, l’Indien, donnant à son geste une ampleur caractéristique, reprit la parole.

« Mon frère connaît, nous a-t-on dit, le notaire Nicolas Sagamore, de Montréal ?

— J’ai cet honneur, Huron.

— Ne doit-il pas venir à la ferme de Chipogan ?

— Cela est vrai.

— Mon frère pourrait-il me faire savoir si Nicolas Sagamore est arrivé ?

— Pas encore, répondit Thomas Harcher. Nous ne l’attendons que demain, pour dresser le contrat de mariage de ma fille Rose et de Bernard Miquelon.

— Je remercie mon frère de m’avoir renseigné.

— Est-ce que vous aviez une communication importante à faire à maître Nick ?

— Très importante, répondit le Huron. Demain donc, les guerriers de la tribu quitteront notre village de Walhatta et viendront lui rendre visite.

— Vous serez les bien reçus à la ferme de Chipogan, » répondit Thomas Harcher.

Sur quoi, le Huron, tendant de nouveau la main au fermier, se retira gravement.

Il n’était pas parti depuis un quart d’heure, que la porte de la cour se rouvrait. Cette fois, c’était Jean, dont la présence fut accueillie par d’unanimes cris de joie.

Thomas et Catherine Harcher, leurs enfants, leurs petits-enfants, se précipitèrent vers lui, et il fallut un peu de temps pour répondre aux compliments de tout ce monde, si heureux de le revoir. Les poignées de mains, les embrassades, s’échangèrent pendant cinq bonnes minutes.

L’heure pressant, M. de Vaudreuil, Clary et Jean ne purent échanger que quelques mots. D’ailleurs, puisqu’ils devaient passer ensemble trois jours à la ferme, ils auraient tout le loisir de s’entretenir de leurs affaires. Thomas Harcher et sa femme avaient hâte de se rendre à l’église. On n’avait que trop fait attendre le curé. Le parrain et la marraine étaient là. Il fallait partir.

« En route ! En route ! criait Catherine, qui allait de l’un à l’autre, gourmandant et ordonnant. Allons, mon fils, dit-elle à Jean, le bras à mademoiselle Clary. Et Thomas ?… Où donc est Thomas ?… Il n’en finit jamais ! — Thomas ?…

— Me voici, femme !

— C’est toi qui porteras le poupon.

— C’est convenu !

— Et ne le laisse pas tomber !…

— Sois tranquille ! J’en ai déjà porté vingt-cinq à monsieur le curé, et j’ai l’habitude…

— C’est bien ! répliqua Catherine en lui coupant la parole. En route ! »

Le cortège quitta la ferme dans l’ordre suivant : en tête, Thomas, tenant le petit dans ses bras, et Catherine Harcher près de lui, M. de Vaudreuil, sa fille et Jean les suivant ; puis, derrière, toute la queue de la famille, comprenant trois générations, où les âges étaient tellement entremêlés que le bébé, qui venait de naître, avait déjà parmi les enfants de ses frères ou sœurs un certain nombre de neveux et de nièces plus âgés que lui.

Le temps était beau ; mais, à cette époque de l’année, la température eût été assez basse, s’il ne fût tombé du ciel sans nuage comme une averse de soleil. On passait sous le berceau des arbres, à travers des sentiers sinueux, au bout desquels pointait le clocher de l’église. Un tapis de feuilles sèches couvrait le sol. Tous les jaunes si variés de l’automne se mélangeaient à la cime des châtaigniers, des bouleaux, des chênes, des hêtres, des trembles, dont le squelette branchu se montrait par places, alors que les pins et les sapins restaient encore couronnés de leurs panaches verdâtres.

À mesure que le cortège s’avançait, quelques amis de Thomas Harcher, des fermiers des environs, le rejoignaient en route. La file grossissait à vue d’œil, et on serait bien une centaine, quand on arriverait à l’église.

Il était jusqu’à des étrangers qui, par curiosité ou par désœuvrement, se mettaient de la partie, lorsqu’ils se trouvaient sur le passage du cortège.

Pierre Harcher remarqua même un homme, dont l’attitude lui parut suspecte. Bien évidemment, cet inconnu n’était pas du pays. Pierre ne l’y avait jamais vu, et il lui sembla que cet intrus cherchait à dévisager les gens de la ferme.

Pierre avait raison de se défier de cet homme. C’était un des policiers qui avaient reçu l’ordre de « filer » M. de Vaudreuil depuis son départ de la villa Montcalm. Rip, lancé à la piste de Jean-Sans-Nom, que l’on croyait caché aux environs de Montréal, avait détaché cet agent avec mandat d’observer non seulement M. de Vaudreuil, mais aussi la famille de Thomas Harcher, dont on connaissait les opinions réformistes.

Cependant, en marchant l’un près de l’autre, M. de Vaudreuil, sa fille et Jean s’entretenaient du retard que celui-ci avait éprouvé pour se rendre à la ferme.

« J’ai su par Pierre, dit Clary, que vous l’avez quitté afin d’aller visiter Chambly et les paroisses voisines.

— En effet, répondit Jean.

— Venez-vous directement de Chambly ?

— Non, j’ai dû parcourir le comté de Saint-Hyacinthe, d’où je n’ai pu revenir aussitôt que je l’aurais voulu. J’ai été forcé de faire un détour par la frontière.

— Est-ce que les agents étaient sur vos traces ? demanda M. de Vaudreuil.

— Oui, répondit Jean, mais j’ai pu, sans trop de peine, les dérouter encore une fois.

— Chaque heure de votre vie est un danger ! répondit Mlle de Vaudreuil. Il n’y a pas un instant où vos amis ne tremblent pour vous ! Depuis que vous avez quitté la villa Montcalm, nos inquiétudes n’ont pas cessé !

— Aussi, répondit Jean, ai-je hâte d’en finir avec cette existence qu’il me faut disputer continûment, hâte d’agir au grand jour, face à face avec l’ennemi ! Oui ! il est temps que le combat s’engage, et cela ne tardera pas ! Mais, en ce moment, oublions l’avenir pour le présent ! C’est ici une sorte de trêve, de halte avant la bataille ! Ici, monsieur de Vaudreuil, je ne suis plus que le fils adoptif de cette brave et honnête famille ! »

Le cortège était arrivé. C’est à peine si la petite église suffirait à contenir la foule qui avait grossi en route.

Le curé se tenait sur le seuil, près de la modeste vasque de pierre, qui servait aux cérémonies baptismales des innombrables nouveau-nés de la paroisse.

Thomas Harcher présenta, avec une légitime fierté, le vingt-sixième rejeton, issu de son mariage avec la non moins fière Catherine. Clary de Vaudreuil et Jean se placèrent l’un près de l’autre, pendant que le curé faisait les onctions d’usage.

« Et vous le nommez ?… demanda-t-il.

— Jean, comme son parrain, » répondit Thomas Harcher, en tendant la main au jeune homme.

Ce qui est à noter, c’est que les anciennes coutumes françaises se retrouvent encore au milieu des villes et des campagnes de la province canadienne. Dans les paroisses rurales, plus particulièrement, c’est la dîme qui entretient le clergé catholique. Elle est du vingt-sixième de tous les fruits et récoltes de la terre. Et — par suite d’une tradition, à la fois touchante et curieuse — ce n’est pas sur les récoltes seulement que se prélève cette dîme du vingt-sixième.

Aussi, Thomas Harcher ne s’étonna-t-il point, lorsque, le baptême achevé, le curé dit à voix haute :

« Cet enfant appartient à l’église, Thomas Harcher. S’il est le filleul du parrain et de la marraine que vous lui avez choisis, c’est aussi mon pupille, à moi ! Les enfants ne sont-ils pas comme la récolte de la famille ? Eh bien, de même que vous m’auriez donné votre vingt-sixième gerbe de blé, c’est votre vingt-sixième enfant que l’église prélève en ce jour !

— Nous reconnaissons son droit, monsieur le curé, répondit Thomas Harcher, et, ma femme et moi, nous nous y soumettons de bonne grâce ! »

L’enfant fut alors porté au presbytère, où il fut triomphalement accueilli. De par les traditions de la dîme, le petit Jean appartenait à l’église. Comme tel, il serait élevé aux frais de la paroisse. Et, lorsque le cortège se remit en route pour revenir à la ferme de Chipogan, les cris de joie éclatèrent par centaines en l’honneur de Thomas et de Catherine Harcher.


  1. Mlle
  2. Nom de mépris que les Canadiens donnent à certains sauvages de l’ouest.