Famille sans nom/II/Chapitre VI

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Hetzel (p. 316-331).

VI
maître nick à walhatta.


Après l’affaire de Chipogan, après l’échec des agents et des volontaires, Thomas Harcher et ses fils aînés, qui avaient dû chercher refuge hors du territoire canadien, étaient revenus prendre part à la bataille de Saint-Charles. À la suite de cette funeste défaite, qui avait coûté la vie à Rémy, Thomas, Pierre, Michel, Tony et Jacques avaient pu rejoindre les réformistes à Saint-Albans, sur la frontière américaine.

En ce qui concerne le notaire Nick, on sait aussi qu’il s’était bien gardé de reparaître à Montréal. Comment eût-il expliqué son attitude à Chipogan ? Quelle que fût la considération dont il jouissait, Gilbert Argall n’aurait pas hésité à le poursuivre pour rébellion envers les représentants de l’autorité. Les portes de la prison de Montréal se fussent certainement refermées sur lui, et, en sa compagnie, Lionel aurait eu tout le loisir de s’abandonner à ses inspirations poétiques intra muros.

Maître Nick avait donc pris le seul parti que commandaient les circonstances : suivre les Mahogannis à Walhatta, et attendre, sous le toit de ses ancêtres, que l’apaisement des esprits lui permît de rompre avec son rôle de chef de tribu pour rentrer modestement dans son étude.

Lionel, il est vrai, ne l’entendait pas ainsi. Le jeune poète comptait bien que le notaire briserait définitivement ses panonceaux de la place du marché Bon-Secours, et perpétuerait chez les Hurons l’illustre nom des Sagamores.

C’était à deux lieues de la ferme de Chipogan, au village de Walhatta, que maître Nick s’était installé depuis plusieurs semaines. Là, une vie nouvelle avait commencé pour le placide tabellion. Si Lionel fut enthousiasmé de la réception que les hommes, les vieillards, les femmes, les enfants, firent à son patron, ce n’est pas assez de le dire, il aurait fallu le voir. Les coups de fusil qui l’accueillirent, les hommages qui lui furent rendus, les palabres qui se tinrent en son honneur, les discours emphatiques qui lui furent adressés, les réponses qu’il dut faire dans le langage imagé de la phraséologie du Far-West, cela était bien pour flatter la vanité humaine. Toutefois, l’excellent homme regrettait amèrement la malencontreuse affaire dans laquelle il s’était involontairement engagé. Et, si Lionel préférait à l’odeur de l’étude et des parchemins le grand air des Prairies, si l’éloquence des guerriers mahoganniens lui semblait supérieure au jargon de la basoche, maître Nick ne partageait point son avis.

De là, entre son clerc et lui, des discussions qui n’allaient à rien moins qu’à les brouiller l’un avec l’autre.

Et, par-dessus tout, maître Nick craignait que cela ne fût point fini. Il voyait déjà les Hurons entraînés à prendre fait et cause pour les patriotes. Et pourrait-il leur résister, s’ils voulaient les rejoindre, si Jean-Sans-Nom les appelait à son aide, si Thomas Harcher et les siens venaient réclamer son concours à Walhatta ? Déjà gravement compromis, que serait-ce lorsqu’il marcherait à la tête d’une peuplade de sauvages contre les autorités anglo-canadiennes ? Comment pourrait-il espérer de jamais reprendre à Montréal ses fonctions de notaire ?

Et pourtant, il se disait que le temps est un grand arrangeur des choses. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis l’échauffourée de Chipogan, et, comme elle se réduisait à un simple acte de résistance à la police, on la laisserait très probablement en oubli. D’ailleurs, le mouvement insurrectionnel n’avait pas encore éclaté. Rien n’indiquait qu’il fût imminent. Donc, si la tranquillité continuait à régner en Canada, les autorités se montreraient tolérantes, et maître Nick pourrait sans risque revenir à Montréal.

Mais, cet espoir, Lionel comptait bien qu’il ne se réaliserait pas. Reprendre son emploi à l’étude, grossoyer six heures sur dix ?… Plutôt devenir coureur des bois ou chasseur d’abeilles ! Permettre à son patron d’abandonner la haute situation qu’il occupait chez les Mahogannis ?… jamais ! Il n’y avait plus de maître Nick. C’était le descendant légitime de l’antique race des Sagamores ! Les Hurons ne lui laisseraient pas échanger la hache du guerrier pour la plume du tabellion !

Depuis son arrivée à Walhatta, maître Nick avait dû résider dans le wigwam, d’où son prédécesseur était parti pour aller rejoindre ses ancêtres au sein des Prairies bienheureuses. Lionel eût donné tous les édifices de Montréal, hôtels ou palais, pour cette inconfortable case, où jeunes gens et jeunes femmes de la tribu, il est vrai, s’empressaient à servir son maître. Lui aussi avait bonne part de leur dévouement. Les Mahogannis le considéraient comme le bras droit du grand chef. Et, en effet, lorsque celui-ci était forcé de prendre la parole devant le feu du conseil, Lionel ne pouvait se retenir d’accompagner de ses gestes passionnés les discours de Nicolas Sagamore.

Il s’ensuit que le jeune clerc aurait été le plus heureux des mortels, si son maître ne se fût obstinément refusé jusqu’alors à réaliser le plus cher de ses vœux. Et de fait, maître Nick n’avait point encore revêtu le costume des Mahogannis. Or, Lionel ne désirait rien tant que de le voir habillé du vêtement huron, mocassins aux pieds, plumes dressées au sommet de la tête, manteau bariolé sur les épaules. Maintes fois, il avait touché cette corde — sans succès. Cependant il ne se rebutait pas devant le mauvais accueil fait à sa proposition.

« Il y viendra ! se répétait-il. Je ne le laisserai pas régner sous l’habit d’un notaire ! Avec sa longue redingote, son gilet de velours et sa cravate blanche, de quoi a-t-il l’air, je vous prie ? Il n’a pas encore dépouillé le vieil homme, il le dépouillera ! Lorsqu’il ouvre la bouche devant l’assemblée des notables de sa tribu, je crois toujours qu’il va dire : « Par-devant maître Nick et son collègue !… » Cela ne peut durer ! J’entends qu’il prenne le vêtement des guerriers indigènes, et, s’il faut une occasion pour l’y décider, je saurai bien la faire naître ! »

Et c’est alors qu’il vint à l’esprit de Lionel une idée très simple. Dans les pourparlers qu’il eut avec les principaux notables de Walhatta, il s’assura que ceux-ci ne voyaient pas, sans un vif désappointement, le descendant des Sagamores vêtu à l’européenne. Sous l’inspiration du jeune clerc, les Mahogannis décidèrent donc de procéder solennellement à l’intronisation de leur nouveau chef, et arrêtèrent le programme d’une cérémonie, à laquelle seraient conviées les peuplades voisines. Il y aurait pétarades, divertissements, festins, et maître Nick ne pourrait présider sans avoir revêtu le costume national.

C’était dans la dernière quinzaine du mois de novembre que cette résolution avait été définitivement adoptée. Le festival étant fixé au 23 du même mois, les préparatifs durent être commencés sans retard, afin de lui donner un éclat extraordinaire.

Or, si le rôle de maître Nick se fût borné à recevoir, au jour indiqué, les hommages de son peuple, on aurait pu garder le secret sur cette cérémonie et lui en faire la surprise. Mais, comme il devait y figurer dans l’attitude et sous l’habit d’un chef huron, le jeune clerc fut obligé de le prévenir.

Et c’est à ce propos, le 22 novembre, que Lionel eut avec lui une conversation dans laquelle la question fut traitée à fond au grand déplaisir de maître Nick.

Tout d’abord, lorsque celui-ci apprit que la tribu préparait une fête en son honneur, il commença par l’envoyer au diable, en compagnie de son clerc.

« Que Nicolas Sagamore daigne se fier aux conseils d’un Visage-Pâle, lui répondit Lionel.

— De quel Visage-Pâle parles-tu ? demanda maître Nick, qui ne comprenait pas.

— De votre serviteur, grand chef.

— Eh bien, prends garde que, de ton visage pâle, je ne fasse un visage rouge avec une bonne taloche ! »

Lionel ne voulut pas même prêter attention à la menace et continua de plus belle :

« Que Nicolas Sagamore n’oublie pas que je lui suis profondément dévoué ! S’il devenait jamais prisonnier des Sioux, des Oneidas, des Iroquois et autres sauvages, s’il était attaché au poteau du supplice, c’est moi qui viendrais le défendre contre les insultes et les griffes des vieilles femmes, et, après sa mort, c’est moi qui déposerais dans sa tombe son calumet et sa hache de guerre ! »

Maître Nick résolut de laisser parler Lionel à sa fantaisie, ayant le projet bien arrêté de terminer l’entretien d’une façon dont ses oreilles porteraient longtemps la marque. Aussi se borna-t-il à répondre :

« Ainsi il s’agit de me rendre aux vœux des Mahogannis ?…

— À leurs vœux !

— Eh bien, soit ! Et, s’il faut en passer par là, j’assisterai à cette fête.

— Vous n’auriez pu vous y refuser, puisque le sang des Sagamores coule dans vos veines.

— Sang de Sagamores mélangé de sang de notaire ! » grommela maître Nick.

C’est alors que Lionel aborda le point délicat.
Maître Nick à Walhatta.

« C’est entendu, dit-il, le grand chef présidera cette cérémonie. Seulement, pour s’y présenter dans la tenue conforme à son rang, il conviendra qu’il laisse une touffe de cheveux s’allonger en pointe sur le sommet de son crâne !

— Et pourquoi ?

— Par respect pour les traditions.

— Quoi !… les traditions veulent ?…

— Oui ! Et d’ailleurs, si le chef des Mahogannis tombe jamais sur le sentier de la guerre, ne faut-il pas que son ennemi puisse brandir sa tête en signe de victoire ?

— Vraiment ! répondit maître Nick. Il faut que mon ennemi puisse brandir ma tête… en la tenant par cette mèche de cheveux, sans doute ?

— C’est la mode indienne, et pas un guerrier ne se refuserait à la suivre. Toute autre coiffure jurerait avec le costume que Nicolas Sagamore revêtira le jour de la cérémonie.

— Ah ! je revêtirai…

— On y travaille, en ce moment, à cet habit de gala. Il sera magnifique, la casaque de peau de daim, les mocassins en cuir d’orignal, le manteau que portait le prédécesseur de Nicolas Sagamore, sans compter les peintures de la face…

— Il y a aussi les peintures de la face ?

— En attendant que les plus habiles artistes de la tribu aient procédé au tatouage des bras et du torse…

— Continue, Lionel, répondit maître Nick, les dents serrées, tu m’intéresses infiniment ! Les peintures de la face, la mèche de cheveux, les mocassins en cuir d’orignal, le tatouage du torse !… Tu n’oublies rien ?

— Rien, répondit le jeune clerc, et lorsque le grand chef se montrera à ses guerriers, drapé dans ce costume qui fera valoir ses avantages, je ne doute pas que les Indiennes se disputent la faveur de partager son wigwam…

— Quoi ! les Indiennes se disputeront la faveur ?…

— Et l’honneur d’assurer une longue descendance à l’élu du Grand-Esprit !

— Ainsi il sera convenable que j’épouse une Huronne ? demanda maître Nick.

— En pourrait-il être autrement pour l’avenir des Mahogannis ? Aussi ont-ils déjà fait choix d’une sqwaw de haute naissance, qui se consacrera au bonheur du grand chef…

— Et me diras-tu quelle est cette princesse à peau rouge, qui se consacrera ?…

— Oh ! parfaitement ! répondit Lionel. Elle est digne de la lignée des Sagamores !

— Et c’est ?…

— C’est la veuve du prédécesseur… »

Il fut heureux pour les joues du jeune clerc qu’il les tînt alors à une distance respectueuse de maître Nick, car celui-ci lui détacha une maîtresse gifle. Mais elle n’arriva point à son adresse, Lionel ayant prudemment calculé la distance, et son patron dut se contenter de lui dire :

« Écoute, Lionel, si jamais tu reviens sur ce sujet, je t’allongerai les oreilles d’une telle longueur que tu n’auras plus rien à envier au baudet de David La Gamme ! »

Sur cette comparaison, qui lui rappelait l’un des héros du Dernier des Mohicans de Cooper, Lionel, sa communication achevée, se retira sagement. Quant à maître Nick, il était non moins irrité contre son clerc que contre les notables de la tribu. Lui imposer le costume mahogannien pour la cérémonie ! Le contraindre à se coiffer, à se vêtir, à se peindre, à se tatouer, comme l’avaient fait ses ancêtres !

Et pourtant, le très ennuyé maître Nick pourrait-il se dérober aux exigences de ses fonctions ?

Oserait-il se présenter aux regards des guerriers dans cet accoutrement civil, avec cet habit de notaire qui est bien le plus pacifique de tous ceux que la tradition impose aux hommes de loi ? Cela ne laissait pas de le tourmenter, à mesure que s’approchait le grand jour.

Sur ces entrefaites — heureusement pour l’héritier des Sagamores — de graves événements se produisirent, qui firent diversion aux projets des Mahogannis.

Le 23, une importante nouvelle parvint à Walhatta. Les patriotes de Saint-Denis — ainsi que cela a été raconté — avaient repoussé les royaux, commandés par le colonel Gore.

Cette nouvelle provoqua de nombreuses démonstrations de joie chez les Hurons. On a déjà vu, à la ferme de Chipogan, que leurs sympathies étaient acquises à la cause de l’indépendance, et il n’eût fallu qu’une occasion pour qu’ils se joignissent aux Franco-Canadiens.

Ce n’était pas cette victoire — maître Nick le comprenait bien — qui pourrait engager les guerriers de sa tribu à suspendre les préparatifs de la fête en son honneur. Au contraire, ils ne la célébreraient qu’avec plus d’enthousiasme, et leur chef n’échapperait point aux honneurs du couronnement.

Mais, trois jours plus tard, aux bonnes nouvelles succédèrent les mauvaises. Après la victoire de Saint-Denis, la défaite de Saint-Charles !

En apprenant à quelles sanglantes représailles s’étaient livrés les loyalistes, quels avaient été leurs excès, pillage, incendies, meurtres, ruine de deux bourgades, les Mahogannis ne purent contenir leur indignation. De là à se lever en masse pour venir au secours des patriotes, il n’y avait qu’un pas, et maître Nick put craindre qu’il fût aussitôt franchi.

C’est alors que le notaire, déjà quelque peu compromis vis-à-vis des autorités de Montréal, se demanda s’il n’allait pas l’être tout à fait. Serait-il donc contraint de se mettre à la tête de ses guerriers, de faire cause commune avec l’insurrection ? En tout cas, il ne pouvait plus être question de cérémonies en ces circonstances. Mais, de quelle façon il accueillit Lionel, lorsque son jeune clerc vint lui déclarer que l’heure était venue de déterrer le tomahawk et de le brandir sur les sentiers de la guerre !

À partir de ce jour, l’unique souci de maître Nick fut de calmer ses belliqueux sujets. Lorsque ceux-ci accouraient pour le haranguer, afin qu’il se déclarât contre les oppresseurs, il s’ingéniait à ne répondre ni oui ni non. Il convenait, disait-il, de ne point agir sans mûres réflexions, de voir quelles seraient les conséquences de la défaite de Saint-Charles… Peut-être les comtés étaient-ils déjà envahis par les royaux ?… Et puis, on ne savait rien de ce que préparaient les réformistes, actuellement dispersés… En quel endroit s’étaient-ils réfugiés ?… Où les rejoindre ?… N’avaient-ils point abandonné la partie, en attendant une meilleure occasion de la reprendre ?… Les principaux chefs n’étaient-ils pas au pouvoir des bureaucrates et détenus dans les prisons de Montréal ?…

C’étaient là d’assez bonnes raisons que maître Nick donnait à ses impatients prétoriens. Ceux-ci, il est vrai, ne les admettaient pas sans conteste. La colère les emporterait un jour ou l’autre, et leur chef serait tout naturellement forcé de les suivre. Peut-être eut-il l’idée de fausser compagnie à sa tribu. En vérité, c’était difficile, et on le surveillait plus qu’il ne l’imaginait.

Et puis, en quel pays aurait-il mené sa vie errante ? Cela lui répugnait de quitter le Canada, son pays d’origine. Quant à se cacher en quelque village des comtés, où, très certainement, les agents de Gilbert Argall devaient être en éveil, c’eût été risquer de tomber entre leurs mains.

D’ailleurs, maître Nick ignorait ce qu’étaient devenus les principaux chefs de l’insurrection. Bien que quelques Mahogannis eussent remonté jusqu’aux rives du Richelieu et du Saint-Laurent, ils n’avaient pu se renseigner à ce sujet. Même à la ferme de Chipogan, Catherine Harcher ne savait rien de ce qui concernait Thomas et ses fils, rien de M. et de Mlle de Vaudreuil, rien de Jean-Sans-Nom, rien de ce qui s’était passé à Maison-Close, après l’affaire de Saint-Charles.

Il fallait donc laisser aller les choses, et cela n’était point pour déplaire à maître Nick. Gagner du temps, et, avec le temps, voir un certain apaisement se produire, c’est à cela que tendaient tous ses vœux.

Et, à cet égard, nouveau désaccord entre lui et son jeune clerc, qui exécrait les loyalistes. Ces dernières informations l’avaient accablé. Il n’était plus question de plaisanter, maintenant ! Il ne jouait plus du sentier de la guerre, ni de la hache à déterrer, ni du sang des Sagamores, ni de tout son étalage habituel de métaphores indiennes ! Il ne songeait qu’à la cause nationale, si compromise ! Cet héroïque Jean-Sans-Nom, qu’était-il devenu ? Avait-il succombé à Saint-Charles ? Non ! La nouvelle de sa mort eût circulé, et les autorités n’auraient rien négligé pour la répandre. On l’eût apprise à Chipogan comme à Walhatta. Et pourtant, s’il avait survécu, où était-il actuellement ? Lionel aurait risqué sa vie pour le savoir.

Plusieurs jours s’écoulèrent. Rien de changé dans la situation. Les patriotes se préparaient-ils à reprendre l’offensive ? Une ou deux fois, le bruit en arriva jusqu’au village des Mahogannis, mais il ne se confirma pas. D’ailleurs, par ordre de lord Gosford, les recherches se poursuivaient dans les comtés de Montréal et de Laprairie. De nombreux détachements occupaient les deux rives du Richelieu. D’incessantes perquisitions tenaient en alerte les habitants des bourgades et des fermes. Sir John Colborne avait ses colonnes prêtes à se porter en n’importe quel endroit où flotterait le drapeau de la rébellion. Si les patriotes se hasardaient à franchir la frontière américaine, ils se heurteraient à des forces considérables.

Le 5 décembre, Lionel, qui était allé aux informations du côté de Chambly, apprit que la loi martiale venait d’être proclamée dans le district de Montréal. En même temps, le gouverneur général offrait une récompense de quatre mille piastres à quiconque livrerait le député Papineau. D’autres primes étaient aussi allouées pour la capture des chefs — entre autres, M. de Vaudreuil et Vincent Hodge. On disait également qu’un certain nombre de réformistes étaient détenus dans les prisons de Montréal et de Québec, que leur procès s’instruirait suivant les formes militaires, et que l’échafaud politique ne tarderait pas à faire de nouvelles victimes.

Ces faits étaient graves. Aux mesures décrétées contre eux, les Fils de la Liberté répondraient-ils par une dernière prise d’armes ? Ne se décourageraient-ils pas, au contraire, devant cette impitoyable répression ? C’était l’avis de maître Nick. Il savait que les insurrections, lorsqu’elles ne réussissent pas dès le début, ont peu de chances de réussir ensuite.

Il est vrai, ce n’était pas l’avis des guerriers mahoganniens, ni celui de Lionel.

« Non ! répétait-il au notaire, non ! La cause n’est pas perdue, et tant que Jean-Sans-Nom vivra, ne désespérons point de reconquérir notre indépendance ! »

Dans la journée du 7, un incident se produisit, qui allait replacer maître Nick aux prises avec des difficultés, dont il se croyait à peu près sorti, en surexcitant jusqu’au paroxysme les instincts belliqueux des Hurons.

Depuis quelques jours, on avait signalé dans les diverses paroisses du territoire la présence de l’abbé Joann. Le jeune prêtre parcourait le comté de Laprairie, prêchant la levée en masse de la population franco-canadienne. Ses discours enflammés luttaient, non sans peine, contre le découragement dont quelques-uns des patriotes étaient atteints depuis la défaite de Saint-Charles. Mais l’abbé Joann ne s’abandonnait pas. Il allait droit son chemin, il adjurait ses concitoyens d’être prêts à reprendre les armes, dès que leurs chefs reparaîtraient dans le district.

Son frère, cependant, n’était plus là. Il ne savait ce qu’il était devenu. Avant de reprendre le cours de ses prédications, il s’était rendu à Maison-Close, pour embrasser sa mère, pour avoir des nouvelles de Jean…

Maison-Close ne s’était point ouverte devant lui.

Joann s’était mis à la recherche de son frère. Lui aussi ne pouvait croire qu’il eût succombé, car la nouvelle de sa mort aurait eu un
Les Hurons étaient prêts à se mettre en campagne.


énorme retentissement. Il se disait donc que Jean reparaîtrait à la tête de ses compagnons. Et alors, les efforts du jeune prêtre tendirent à soulever les Indiens, particulièrement les guerriers d’origine huronne, qui ne demandaient qu’à intervenir. C’est dans ces conditions que l’abbé Joann arriva chez les Mahogannis. Il fallut bien que maître Nick lui fît bon accueil. Il n’aurait pu résister à l’entraînement de sa tribu.

« Allons ! se disait-il en secouant la tête, il est impossible de fuir sa destinée ! Si je ne sais comment la race des Sagamores a commencé, je sais trop bien comment elle finira !… Ce sera devant la cour martiale ! »

En effet, les Hurons étaient prêts à se mettre en campagne, et Lionel n’avait pas peu contribué à les y exciter.

Dès son arrivée à Walhatta, le jeune clerc s’était montré l’un des plus chaleureux partisans de l’abbé Joann. Non seulement il retrouvait en lui toute l’ardeur de son propre patriotisme, mais il avait été singulièrement frappé de la ressemblance qui existait entre le jeune prêtre et Jean-Sans-Nom : presque les mêmes yeux, le même regard de flamme, presque la même voix et les mêmes gestes. Il croyait revoir son héros sous l’habit du prêtre, il croyait l’entendre… Était-ce une illusion des sens ? Il n’aurait pu le dire.

Depuis deux jours, l’abbé Joann était au milieu des Mahogannis, et ceux-ci ne demandaient qu’à rejoindre les patriotes, qui avaient concentré leurs forces à une quarantaine de lieues, vers le sud-ouest, dans l’île Navy, l’une des îles du Niagara.

Maître Nick se voyait donc condamné à suivre les guerriers de sa tribu.

Et, de fait, les préparatifs étaient achevés à Walhatta. Dès qu’ils auraient quitté leur village, les Mahogannis traverseraient les comtés limitrophes, soulèveraient les peuplades de race indienne, gagneraient les rives du lac Ontario, et, poussant jusqu’au Niagara, se mêleraient aux derniers partisans de la cause nationale.

Une nouvelle vint enrayer ce mouvement, — momentanément du moins.

Dans la soirée du 9 décembre, un des Hurons, revenu de Montréal, rapporta que Jean-Sans-Nom, arrêté par les agents de Gilbert Argall sur la frontière de l’Ontario, venait d’être enfermé au fort Frontenac.

On imagine l’effet que produisit cette nouvelle. Jean-Sans-Nom était au pouvoir des royaux.

Les Mahogannis furent atterrés, et que l’on juge de l’émotion qu’ils ressentirent, lorsque l’abbé Joann, en apprenant l’arrestation de Jean s’écria :

« Mon frère !… »

Puis :

« Je l’arracherai à la mort ! dit-il.

— Laissez-moi partir avec vous !… dit Lionel.

— Viens, mon enfant ! » répondit l’abbé Joann.