Fanny et ses gens/Acte II

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Traduction par Andrée Méry et Pierre Scize.
La Petite Illustration (p. 9-21).
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ACTE II


Même décor. On a replié le paravent. Le soleil éclaire la pièce. Midi et demi.
La pendule les sonne au lever du rideau.


Entre le Docteur Freemantle introduit par Bennett.

Le Docteur. — Quel splendide temps ! En avez-vous jamais vu de si merveilleux, Bennett ?

Bennett. — Un printemps trop hâtif n’est pas toujours un bienfait, monsieur le docteur. On le paie tôt ou tard…

Le Docteur. — Bah ! bah ! comme toutes choses. Il faut payer pour tout avoir…

Bennett. — Sauf les vicissitudes, monsieur le docteur, qui nous sont gratuitement départies… (Le Docteur rit.) Le docteur veut-il le Times ?

Le Docteur. — Merci, Bennett. Je ne pense pas que lord Bantock tarde beaucoup à venir…

Bennett. — J’ai averti Son Honneur que le docteur serait ici à une heure.

Le Docteur. — Parfait, parfait ! (Un temps.) Bennett !

Bennett. — Monsieur le docteur ?

Le Docteur. — Dites-moi un peu… votre impression ?

Bennett. — Sur ?

Le Docteur. — Sur elle, mon ami, voyons…

Bennett. — La nouvelle lady Bantock ?

Le Docteur. — Oui… allez !

Bennett. — Mon Dieu… ç’aurait pu être pire !

Le Docteur. — Ah ! oui… oui… C’est une consolation, en effet… une petite…

Bennett. — Je suis même enclin à penser que Milady, sous une habile direction, arrivera à donner toute satisfaction.

Le Docteur. — En somme, vous ne désespérez pas ?

Bennett. — Je lui rends justice. Elle montre jusqu’ici une excessive bonne volonté.

Le Docteur. — Et cela durera ?

Bennett. — Je l’espère. Milady se rend certainement compte de ce que sa situation a d’exceptionnel. (Sur la porte.) Je vais dire aux misses Wethrell que monsieur le docteur est là.

Le Docteur. — Merci, Bennett.

Bennett. — Je ne crois pas que Milady soit visible avant l’heure du lunch. J’ai cru comprendre qu’elle s’est éveillée avec une forte migraine.

Bennett sort. Le Docteur lit un instant. La porte s’ouvre et Fanny entre. La robe qu’elle porte offre un contraste saisissant avec les fanfreluches qui la vêtaient la veille. La plus sévère des vieilles institutrices s’en pourrait contenter. Ses cheveux sont tirés en arrière et lisses. C’est une autre femme. Mais on n’a pu l’enlaidir.

Fanny, apercevant le Docteur. — Oh !

Le Docteur se lève. Après un temps. — Excusez-moi. Ai-je le plaisir de me trouver en présence de lady Bantock ?

Fanny. — Mais oui…

Le Docteur. — Charmé. (S’inclinant.) Puis-je me présenter ? Le docteur Freemantle. J’ai mis votre mari au monde.

Fanny. — Je sais. Il me l’a dit. Quelle charmante idée vous avez eue ce jour-là !

Ils sourient.

Le Docteur. — Comment se comporte cette migraine ?

Fanny. — Bien mieux ! Oh ! bien mieux ! Merci !

Ils sourient.

Le Docteur. — Pardonnez-moi de vous parler avec cette liberté. Je suis un vieil ami de la famille. Vous… n’êtes pas du tout ce que j’attendais…

Fanny. — Mais… vous êtes satisfait de moi tout de même ? Je veux dire… cette chose… (Elle montre sa robe.) vous paraît convenable, dites ? Appropriée ?

Elle a prononcé le mot avec l’application qu’y mettent les Bennett.

Le Docteur. — Mais, chère dame, c’est charmant.

Fanny, étonnée. — Vous trouvez ? Sincèrement ?

Le Docteur. — Mais oui… Vous ne sauriez être que charmante.

Fanny. — Comme ça, j’aime mieux !

Le Docteur. — Je voulais seulement dire que je ne me serais jamais attendu à vous trouver si modeste… si réservée…

Fanny. — Voilà ! Voilà le point capital ! Les ladies Bantock, jusqu’ici, ont été terriblement modestes et réservées, hein ?

Le Docteur, de plus en plus intrigué. — Oui, oui, elles ont toujours été… (Son regard tombe sur le portrait de lady Constance.) Enfin… plus ou moins…

Fanny. — Oh ! s’il y a eu des exceptions… et je ne le crois pas, ça ne changerait rien… Moi, je dois marcher sur les traces de la dernière en date des ladies Bantock. Je crois bien que celle-ci a été spécialement modeste et réservée. Ceci, tenez, c’est une robe à elle. C’était… naturellement !

Le Docteur. — Mais… mais… (Il est très ému.) Dieu tout-puissant ! Vous n’allez pas vous habiller avec les vêtements d’une dame dont je respecte les mérites, certes, mais qui est morte et enterrée depuis vingt ans !

Fanny. — Vingt ans ? Oui ! (Elle regarde sa robe.) Je pensais bien que ça devait remonter au moins à cette époque-là.

Le Docteur, allant à elle. — Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Fanny, évasive. — Oh !

Le Docteur. — Parions que je devine. C’est malin, un vieux docteur. L’habitude du diagnostic. (Un temps.) Un peu trop de Bennett, hein ?

Fanny, souriant. — Suffisamment comme ça, oui.

Le Docteur, riant. — Ce sont d’excellents domestiques. Ils le seraient bien davantage encore s’ils consentaient à être des domestiques tout court. (Il regarde autour de lui et, baissant la voix :) Mon ordonnance : matez la tribu sans attendre. Dans huit jours, il serait trop tard.

Fanny, le faisant asseoir sur le canapé. — Asseyez-vous près de moi, cher docteur. J’ai des confidences à vous faire.

Le Docteur. — Ma chère enfant ! Quel honneur délicieux vous me faites !

Fanny. — Vous êtes charmant. (Sur un ton important.) Docteur, je suis double.

Le Docteur. — Double ?

Fanny. — Oui… double. Deux, si vous voulez. Deux en une seule personne. Je suis une sainte… Ça vous paraît peut-être un peu fort ?

Le Docteur. — À dire vrai…

Fanny. — Bon ! Alors, mettons : un ange. Je suis un ange… Et en même temps je puis être… le contraire. Comprenez-vous ?

Le Docteur. — Oui… Oh ! pour ça, oui ! Vous pouvez être… Oh ! très bien, j’en suis sûr.

Fanny. — Moi aussi. Tout à fait sûre.

Le Docteur. — Mais, vous savez, un peu… un tout petit peu seulement du « contraire », ça n’est pas grave.

Fanny. — Ah !

Le Docteur. — Pas grave du tout. Un petit peu seulement, bien entendu.

Fanny. — Ah ! voilà ! C’est que, justement, il y en a beaucoup, du contraire, beaucoup. Je n’ai jamais su m’en tenir au juste milieu.

Le Docteur. — Hum !… C’est… gênant, ça !

Fanny. — Très. Alors, pour l’éviter, j’ai décidé que je continuerais à être une sainte.

Le Docteur. — Un ange… un ange…

Fanny. — C’est vrai, pardon ! Et ça, jusqu’à ce que, physiquement, ça devienne tout à fait impossible !

Le Docteur. — Et alors ?

Fanny, héroï-comique. — Ah ! alors… dame… il arrivera ce qu’il arrivera. Je n’y serai pour rien, moi. J’aurai fait l’impossible…

Le Docteur. — Mais… ne pensez-vous pas que, puisqu’une explosion est inévitable, plus vite elle arrivera, mieux cela vaudra ?

Fanny, après un temps, soudain sérieuse et la voix grave. — Vous connaissez Vernon, docteur, depuis toujours.

Le Docteur. — Je vous l’ai dit. Je suis la première personne qu’il ait rencontrée.

Fanny. — Parce que… moi, je ne le connais que comme amoureux. C’est insuffisant… Quel homme est-ce ?

Un temps. Ils se regardent les yeux dans les yeux.

Le Docteur. — Un homme avec lequel on a tout intérêt à agir franchement.

Fanny, après un temps. — C’est une très vieille famille, n’est-ce pas ?

Le Docteur. — Grands dieux, non ! Une très vieille famille ?… Mais le premier lord Bantock fut l’aïeul de Vernon. Tenez ! (Il la conduit devant le portrait de Constance.) Voici la femme qui fit la chose.

Fanny. — Comment ?

Le Docteur. — C’est elle : Constance Wethrell, lady Bantock, qui obtint le titre, qui fit passer le nom dans l’histoire. Une maîtresse femme, chère petite dame.

Fanny, qui regarde fixement le portrait. — Je me demande ce qu’elle aurait fait si on l’avait plongée tout un coup dans un grabuge de première classe comme le mien !

Le Docteur. — Une chose est certaine : elle en serait sortie. Comment ? Ça…

Fanny. — Oui… Ça ?… (Au portrait.) Oh ! madame, je donnerais beaucoup pour que vous puissiez me conseiller !

Vernon entre en coup de vent : costume de cheval, l’air de quelqu’un qui vient de galoper et y a pris plaisir.

Vernon voit le Docteur. — Hello ! Ça, c’est chic ! (Il jette son stick et son chapeau.) Comment allez-vous ? (Il embrasse Fanny.) Bonjour, ma chérie. Avez-vous fait gentiment connaissance avec notre bon docteur ? Avez-vous causé tous deux ?

Le Docteur. — Je crois bien !

Vernon. — N’est-ce pas que c’est une sainte ?

Le Docteur. — Un ange !

Vernon. — Seulement un ange ?

Le Docteur. — Oui, c’est une chose convenue entre nous deux.

Vernon. — Ah ! bon ! Mais… mais, ma petite fille, comment vous a-t-on fagotée !

Fanny. — Honoria a pensé que ce genre convenait mieux à une lady Bantock.

Vernon. — Est-ce certain ? Docteur, qu’en pensez-vous ?

Le Docteur. — Je pense que lady Bantock est seule juge.

Vernon. — Évidemment. (Un temps.) Fanny, voyez-vous, il faut vous persuader qu’ici vous êtes libre d’agir à votre guise. Ces Bennett sont d’excellentes créatures, mais il ne faut pas leur laisser prendre trop d’empire sur vous. C’est vous la maîtresse. Qu’ils le comprennent.

Fanny se précipite sur cette chance. — Vous devriez bien, Vernon, le leur faire sentir. Venant de vous, la chose aurait tellement plus d’autorité !

Le Docteur, riant. — Hum ! J’ai bien peur, ma chère enfant, que vous ne soyez obligée vous-même de mettre la main à la besogne.

Vernon. — De ma part, Fanny, voyez-vous, une observation un peu rude passerait pour de l’ingratitude. Songez que, jusqu’à quatre ans, j’ai cru que Mrs Bennett était ma mère, tant sa sollicitude était, pour moi, infinie ! Bennett a été jusqu’à ma majorité le chef de la famille. Charles Bennett fut mon professeur d’équitation. J’ai appris mes lettres sur les genoux de Jane Bennett.

Fanny. — C’est une Bennett qui trayait le lait que vous buviez, un Bennett qui choisissait vos balles de golf, une Bennett qui achetait vos cravates, un Bennett… Savez-vous à quoi je pense ? À ceci : que, pour achever la série, vous auriez dû épouser une Bennett…

Vernon. — Oh ! mauvaise que vous êtes…

Il rit.

Fanny. — Je voulais vous dire, mon chéri : je ne sortirai pas avec vous tout à l’heure.

Vernon. — Pourquoi ?

Fanny. — J’ai un assez violent mal de tête.

Vernon. — Oh ! pauvre petit ! Mais, alors, nous resterons tous ici. Ces courses seront assommantes sans vous.

Fanny. — Mais, pas du tout, Vernon. Il vous faut y aller. Vos tantes s’en réjouissent. Et le docteur m’a dit que ma migraine se dissiperait bien plus vite si je pouvais me reposer seule.

Le Docteur la menace ironiquement du doigt dans le dos de Vernon.

Vernon. — Vraiment, docteur ?

Le Docteur, riant. — Aussi vrai que je ne mens jamais.

Entrent les Misses Wethrell, habillées pour sortir.

Vernon, aux Misses. — Fanny ne vient pas avec nous.

La Cadette. — Oh ! Pourquoi ?

Fanny. — Une méchante migraine. (Prenant la Cadette à part.) À vrai dire, je serai contente de me retrouver seule avec moi-même quelques heures.

La Cadette. — C’est juste, ma chérie. Tout cela fut si brusque, si inattendu, si… (Elle l’embrasse et, à sa sœur :) Elle a besoin d’un peu de calme. Nous sortirons tous trois.

Fanny, à l’Aînée, l’embrassant. — N’allez pas jouer trop gros jeu, au moins ?

L’Aînée. — Oh ! Fanny ! Nous ne jouons jamais. C’est seulement pour admirer les jolis chevaux.

Vernon. — Filons vite, nous sommes bien en retard, nous ne verrons guère que les deux dernières courses. Nous vous déposons, docteur ?

Le Docteur. — Si vous voulez bien… devant l’église. Je vais chez le pasteur. (À Fanny.) Mes respects, lady Bantock.

Vernon. — Mais vous reviendrez prendre le thé avec nous ?

Le Docteur. — Avec plaisir.

Fanny. — C’est gentil. À tout à l’heure, docteur.

Vernon. — Vous ne vous ennuierez pas, petite chérie ?

Fanny. — Si ! Affreusement ! Vaniteuse créature ! C’est que ça croit sérieusement qu’on ne peut pas vivre une heure sans lui !

Vernon l’embrasse. — Vous allez mieux, Fanny. Vous allez mieux ! Je mettrai quelque chose pour vous sur le gagnant.

Fanny. — Merci ! Sur le gagnant seulement, n’est-ce pas ? (Tous rient. Le Docteur et la Cadette sont sortis.) Chéri, c’est Ernest qui s’occupe des feux, n’est-ce pas ?

Vernon. — Oui.

Fanny. — Alors, envoyez-moi ce personnage ! Au revoir, Vernon !…

Vernon. — Au revoir, petite Fanny !

Baiser.

L’Aînée sort la dernière. Sur le pas de la porte, elle braque son face-à-main et, simplement : — Au revoir, chérie. Je vous aime dans cette robe.

Fanny, riant. — Oui ? Tant mieux, tante… (Seule, elle va au bureau d’un pas fébrile, feuillette l’indicateur des chemins de fer.) Cinquante-trois… Cinquante-trois… (Tourne la page.) Saint-Pancrace, dix heures quarante-cinq !… Stamford, midi vingt. On appelle ça des rapides ! (Entre Ernest.) C’est toi, Ernest ?

Ernest. — Oui.

Fanny. — Ferme la porte. Tu es sûr que la dépêche est partie hier soir ?

Ernest. — Sûr.

Fanny. — S’il ne prend pas le dix heures quarante-cinq, il ne sera jamais ici avant six heures. Que c’est embêtant !… Quelle heure, Ernest ?

Ernest regarde la pendule. — Une heure moins cinq !

Fanny. — … Mais s’il prend le dix heures quarante-cinq, il sera ici dans un quart d’heure. Si j’allais au-devant de lui ? On peut sortir, Ernest ? En douce ?

Ernest. — Faudra toujours passer devant le concierge.

Fanny. — Qui est-ce, le concierge ?

Ernest. — Oncle Uriah.

Fanny. — Flûte ! Et par la petite porte du parc ?

Ernest. — Y a d’la méfiance, rapport à la maison du jardinier.

Fanny. — Qui est le jardinier ?

Ernest. — Papa !

Fanny. — Crotte !

Ernest rit. Bennett est entré, a entendu. Il saisit Ernest par l’oreille et le mène à la porte.

Ernest. — Eh là ! Hou…

Bennett. — Quand il arrivera à votre cousine d’oublier sa position, vous ferez en sorte de vous en souvenir. Filez ! (Sortie précipitée d’Ernest.) Il y a une personne en bas qui, soi-disant, passait dans le voisinage et qui demande à vous voir.

Fanny joue mal la surprise. — Moi ? Non ?

Bennett, ironique. — Je pensais bien que vous seriez étonnée. Il se dit de vos amis et répond au nom de Newte.

Fanny, même jeu. — George ? Tiens ? Mais oui, en effet ! Ah ! le monde est petit ! Priez-le de monter, voulez-vous ?

Bennett. — Mon intention, après vous avoir prévenue comme m’y oblige mon devoir, est de faire servir à cette personne un verre de bière à l’office et de la renvoyer d’où elle vient.

Fanny, suffoquée. — Écoutez, mon oncle ! Pas de malentendu entre nous. J’accepte d’être mise sous le boisseau, s’il n’y a pas moyen de faire autrement, mais je n’admettrai jamais qu’on insulte mes amis. Priez M. Newte de monter jusqu’ici.

Un temps.

Bennett. — Je considérerai comme mon devoir d’informer lord Bantock de la visite de M. Newte.

Fanny. — Pas la peine ! J’espère que M. Newte restera dîner avec nous.

Bennett sort.

Fanny le suit, à la cantonade. — Et veillez à préparer la meilleure chambre, entendez-vous ! Pour le cas où M. Newte pourrait passer la nuit. (Elle revient en scène.) Et voilà !

Elle se met au piano et joue un air récent, de ces airs aussi répandus qu’inappropriés. Entre George P. Newte, introduit par Bennett. Un brave garçon, cigare — et quel ! — au bec. Fort rouge, mis avec un soin extrême, selon les règles de l’élégance en vogue chez les bookmakers qui réussissent.

Bennett annonce. — Monsieur Newte.

Fanny, enthousiaste. — Hello ! George !

Newte, cordial. — Hello ! Fan ! (Puis remarquant la robe longue de Fanny.) Mais dis donc, qu’est-ce que tu as fait de tes jambes ?… Oh ! pardon ! (Se modérant.) Lady Bantock, je passais justement dans les environs…

Fanny. — Quelle bonne idée vous avez eue…

Newte. — Ben… oui… n’est-ce pas… puisque le hasard…

Fanny. — Bien sûr ! Bien sûr !

Newte. — Alors, dame, je me suis dit… (Il aperçoit Bennett qui attend et lui donne son chapeau, sa canne. Bennett n’est pas encore satisfait. Il prend sur la table un petit plateau en chêne et le présente avec insistance.) Pardon !… (Newte cherche ce que cela veut dire. L’idée d’un pourboire lui vient.) Drôle de coutume… Enfin…

Il met la main au gousset et dépose une pièce sur le plateau.

Bennett, méprisant, laisse tomber la pièce sur la table. — Le fumoir est au rez-de-chaussée.

Newte. — Le… Ah ! bon, mon cigare… Pardon ! Je ne comprenais pas.

Il le dépose sur le plateau et reprend la pièce.

Bennett. — Merci. Lady Bantock souffre d’une sévère migraine. Je prends la liberté de recommander à monsieur Newte le plus grand calme.

Il sort, laissant Newte sidéré.

Newte, un long sifflement. — Dis donc, Fan, un peu… réfrigérant, ton lord Chamberlain !

Fanny. — Oui… Besoin qu’on le pende au soleil pendant quelques heures, hein ?… Comment as-tu fait pour être là si vite ?

Newte. — Ta dépêche m’avait affolé… Dis-moi, penses-tu que l’étiquette me permette de m’asseoir ici ?

Fanny. — Ça, mon vieux, faut pas me le demander ! J’ai bien assez de boulot pour mon propre compte ! À ta place, je me risquerais…

Newte. — Allons-y… (Il s’assied.) Vois-tu, Fan, il y a si longtemps que je n’ai pas été à la Cour… (Il reprend le fil de son récit.) Alors, voilà… Pris le train jusqu’à Melton. À Melton, confortable camion automobile… Et voilà… Quoi de cassé par ici ?

Fanny. — Des tas de choses.

Newte. — Dis-en une pour voir.

Fanny. — La plus grosse : pourquoi ne m’as-tu pas dit qui j’épousais ?

Newte. — Je te l’ai dit ! Je m’entends encore… Je t’ai dit : « Fan, tu épouses un gentleman. »

Fanny. — Pourquoi ne m’as-tu pas dit que ce gentleman s’appelait lord Bantock ? Tu le savais, j’en suis sûre.

Newte. — Fan !

Fanny. — Tu le savais !

Newte, très embarrassé. — Dis donc… Personne ne peut objecter à ce que je mette un cigare dans ma bouche, si je ne l’allume pas, hein ?

Fanny. — Oh ! allume-le si ça doit te donner une lueur de lucidité !

Newte, soulagé, sort un cigare énorme, le mord et dès lors retrouve l’exercice de la parole. — D’abord, Fanny, son nom, je ne le savais pas… pas officiellement, tout au moins.

Fanny. — Qu’est-ce que ça veut dire : officiellement ?

Newte. — Il ne me l’a jamais dit.

Fanny. — D’accord. Mais tu l’as bien deviné tout seul ?

Newte. — J’en conviens. Mais ce que j’ai deviné aussi et clairement, c’est qu’il ne voulait pas que tu le saches, toi ! J’ai eu vite repéré son petit jeu. Alors… qu’est-ce qu’il y avait de mauvais à laisser aller les choses ?… Ça ne pouvait pas te faire de mal. Et ça lui faisait tant de plaisir !

Fanny. — Sais-tu ce que tu as obtenu avec ce système, malheureux ? Tu m’as laissée entrer dans une famille qui occupe pour elle seule vingt-trois domestiques…

Newte. — Eh bien ? De quoi te plains-tu ?

Fanny. — … et où chacun de ces vingt-trois domestiques, ensemble et séparément, est un proche parent à moi. Voilà ! (Newte en tombe assis.) Vingt-trois ! pas un de moins ! Le fameux sein de la famille dont on parle tant dans les pièces morales ! Ce vieux hibou déplumé qui voulait te renvoyer avec un verre de bière pour viatique et qui a confisqué ton cigare, c’est mon oncle ! La dame empesée à l’amidon qui ouvre la porte, c’est ma tante Amélie ! L’intéressant jeune homme qui tient du poireau par le corps, de la carotte par les cheveux et qui règne sur le hall, c’est mon cousin Simon ! Il voulait m’embrasser dans les coins autrefois… Je m’attends à ce qu’il recommence !… On ne change guère, dans la famille !… Ma première femme de chambre ? C’est ma cousine Honoria ! Regarde comme elle a joliment su m’habiller. Un goût bien personnel, hein ? Elle a envoyé mes robes chez la couturière du patelin pour qu’elle les rende « convenables » ! Tu te rends compte ! En attendant, ils ont fait des fouilles dans le vestiaire pour y dénicher cet ornement de la préhistoire. (Newte, au comble de l’émotion, explore en vain ses poches pour y trouver des allumettes, Fanny, exaspérée, lui en jette une boîte à la figure.) Oh ! je t’en supplie, allume-le et qu’on n’en parle plus ! Comme ça, tu seras peut-être capable de comprendre ce que je te dis ? Aux repas, tiens, on me donne de l’abondance, comme à l’école. C’est oncle Bennett qui la prépare. On m’a chipé mes cigarettes. Tante Suzannah vient le matin pour m’entendre dire mes prières. La confiance règne ! Alors, n’est-ce pas, va falloir que je les rapprenne… et… bon D… de bon D…, je crois bien que je les ai égarées !

Elle va au bureau et cherche fébrilement.

Newte a enfin allumé son éternel cigare, il peut se permettre d’avoir des idées. — Mais, enfin, pourquoi sont-ils comme ça ?

Fanny. — Ah ! parce qu’ils sont comme ça ! Parce qu’ils sont pénétrés de cette idée qu’on les a mis sur terre spécialement pour veiller à l’honorabilité des Bantock de Rutlandshire. Parce qu’ils n’auront de repos que le jour où ils auront fait de moi une lady Bantock telle qu’ils imaginent qu’elle doit être : Quelque chose entre la feue regrettée reine Victoria et un mannequin de vitrine ! Bref, ce sont ces parents dont je t’ai parlé si souvent, que j’ai dû fuir, que je détestais, à qui j’aurais préféré la famine ! Et quand, par ce mariage inespéré, splendide, je pense m’évader à jamais de leurs griffes, crac ! m’y voilà ! plus ligotée qu’une momie dans ses bandelettes, sans espoir de secours, pour toute la vie ! Voilà ! Tu es content ? Qu’est-ce que tu en penses ? Parle ! Dis quelque chose !

Honoria Bennett, seconde femme de chambre, accorte personne de l’âge de Fanny, entre le plus naturellement qu’elle peut. Elle ne peut pas beaucoup.

Honoria. — Que ma Lady m’excuse. Je ne fais que passer.

Elle sort par une autre porte.

Fanny. — Voilà ! Ma cousine et deuxième femme de chambre : Honoria Bennett. Ils l’envoient pour moucharder… Petit singe !

Elle pend son mouchoir à la porte sur le trou de la serrure.

Newte, qui avait, devant Honoria, vivement fait disparaître son cigare. — Qu’est-ce que tu vas faire ?

Fanny s’assied. — Entendre de toi tout d’abord ce que tu as raconté à Vernon.

Newte s’assied. — Sur toi ?

Fanny. — Non, sur l’amiral Nelson ! Que lui as-tu dit ?

Newte. — Dame ! Tu sais, il n’y avait pas grand’chose à dire.

Fanny. — Je te connais. C’était pas assez. Qu’est-ce que tu as dit ?

Newte. — Je lui ai dit… que ton père n’avait guère réussi. Que tu avais perdu ta mère très jeune, que des parents t’avaient recueillie. Oh ! je n’ai pas eu beaucoup de détails à donner !

Fanny. — C’est toujours ça !

Newte. — Je lui ai dit que toi et ces parents, ça n’avait pas gazé très fort et alors que tu t’étais adressée à d’anciens camarades de ton père, et… comme ils étaient au théâtre, remarquant ta beauté, ton talent naturel et…

Fanny. — Oh ! ça va ! Passe ! passe !

Newte. — Ils avaient décidé que ce que tu pourrais faire de mieux, pour gagner honorablement ta vie, c’était de devenir chorus-girl… Voilà.

Il est très content de lui.

Fanny. — Ra-vis-sant ! Et puis ?

Newte, empoisonné. — C’est tout… Tout ce que je savais…

Fanny. — Évidemment. Mais cette considération n’a pas dû te retenir trop longtemps ?

Newte. — Ah ! il fallait bien que je lui dise autre chose ! Voyons ! un homme — et un lord ! — ne se marie pas sans connaître les origines de celle qu’il épouse. Il n’y a que les idiots et les auteurs dramatiques pour dire le contraire ! Or, tu ne m’avais jamais rien dit. Qu’est-ce que je pouvais faire ?

Il joue avec une plume d’oie sur le bureau.

Fanny, la lui retire. — Oui ! Qu’as-tu bien pu faire ?

Newte, avec une gentille franchise. — J’ai fait pour le mieux, mon petit coco. Et le résultat, tu le connais ? Mirobolant !

Fanny. — Tu trouves ?

Newte. — Il m’a dit que ce que je lui apprenais était bien au-dessus de ce qu’il attendait, que je le rendais bien heureux. Il exultait. Il m’attendrissait. C’est un gentil type, tu sais. (Rougissant.) Alors, quand j’ai vu ça, je lui ai dit… que tu avais un oncle… évêque.

Fanny, sidérée. — Un oncle… quoi ?

Newte. — Évêque… évêque de Waiapu, en… en Nouvelle-Zélande !

Fanny. — Pourquoi ? Pourquoi en Nouvelle-Zélande !

Newte. — Pourquoi pas !… Il fallait bien qu’il le soit quelque part. Tu n’exigeais pas qu’il soit archevêque de Canterbury, dis-moi ?

Fanny. — Et… il l’a cru ?

Newte. — Le lui aurais-je dit si j’avais eu le moindre doute là-dessus ?

Fanny, un peu amère. — Et puis ? Tu m’as bien dégoté une autre parenté éblouissante, hein ?

Newte. — Oui. Un juge. À la cour suprême, en Ohio. Même nom que l’évêque, pour simplifier : O’Gorman. Beau nom, pas, Fan ! J’en ai fait un cousin à toi. C’est un type que j’avais connu moi-même, autrefois, en voyage. Un type charmant. Pas juge. Bien sûr. Plutôt quelque chose comme client de juge… Mais charmant !

Un silence.

Fanny, accablée. — Et voilà !

Newte, avec un petit pas de gigue. — Et voilà !

Fanny. — Maintenant, il n’y a plus qu’à dire que tout ça n’est qu’un paquet de mensonges. C’est facile… Oh ! je ne t’en veux pas… mon vieux George ! C’est ma faute. Ah ! c’est un sale coup, tout de même ! Groggy, Fan !… vieux George ! Elle « flotte » !

Newte, ému. — Mais Fanny ! Mais pourquoi tout lui dire ? Tu vas l’affoler. C’est tout !

Fanny. — Mais si ce n’est pas moi, ce sera eux qui l’avertiront ! Tu me connais, tu sais bien que je ne supporterai pas longtemps les brimades de mes propres domestiques. Puis à la fin, par-dessus tout, il faudra bien que ça éclate.

Newte se lève, prend Fanny par les mains, la fait asseoir près de lui, se relève et, mains en poches, marche de long en large au travers de la pièce. — Ma petite fille, faut m’écouter sérieusement. C’est moi qui me suis occupé de tes affaires, toujours, n’est-ce pas ?… J’ose dire que ça ne t’a pas trop mal réussi, hein ? Je ne t’ai jamais laissé faire de gaffe. Je ne vais pas commencer.

Fanny. — Mais, George, ne crois pas qu’il soit malin de le tromper plus longtemps avec un tas de bobards qu’il découvrira un jour en bloc… et alors…

Newte. — Tient-il tant que ça à les découvrir ? Un bon petit câble à l’évêque de Waiapu et au juge O’Gorman, de Colombus, et il aurait appris dans le minimum de temps que ces éminentes personnalités n’avaient jamais seulement entendu parler de toi… L’a-t-il fait ? Non. Il t’a épousée parce qu’il était fou de toi, voilà ! tout bêtement.

Fanny. — C’est pour ça, George, qu’il fallait lui dire…

Newte. — La vérité ? T’es bête, mon petit canard… T’es gentil, mais t’es bête ! Tu le vois repassant sa précieuse vérité à ses amis et connaissances : « Oui, cher ami, j’épouse une charmante fille, la nièce de mon maître d’hôtel ! » Impossible ! (Catégorique.) C’était une situation où il fallait un menteur. Alors… suis-je imprésario, oui ou non ?

Fanny. — Alors, il va falloir que je passe toute ma vie dans ces costumes de musée ?

Newte. — Fan ? (Elle le regarde. Il cligne de l’œil.) Tu ne peux pas « t’arranger » avec eux ?

Geste de glisser de l’argent.

Fanny. — Mais non ! tu n’y es pas ! Mais c’est bien ce qu’il y a de terrible ! Ils sont sincères !

Newte. — Oh ! Nom de… Bonté divine !

Fanny. — Ils sont sincères, te dis-je ! Ce sont les « fidèles gardiens de la tradition », échappés du mélodrame. Ils passeront dix-huit heures par jour à m’empoisonner, uniquement pour remplir leur devoir envers la famille qu’ils servent ! Aucun intérêt qui les guide ! Ils sont « comme ça » !

Newte. — Et le petit ? S’il leur parlait un peu rudement ?

Fanny. — Vernon ? C’est eux qui lui ont donné sa première fessée. Comment veux-tu qu’il oublie ça ? Non ! Non ! On n’en sortira pas ! On n’en sortira pas ! Il faut tout casser !

Newte. — Mais ça va se tasser tout ça… Ces gens-là, que le diable emporte, tes Bennett enfin, ils ont bien un peu de bon sens ? Un grain, une miette, enfin ?

Fanny. — Je ne m’en suis jamais aperçue, quant à moi.

Newte, riant. — Tu es peut-être mauvais juge, Fan ? On doit pouvoir leur faire entendre raison. Et puis… écoute. Plus tard, beaucoup plus tard, tu pourrais raconter à Vernon, avec quelques précautions, qu’un savant héraldiste — qu’est-ce qui te fait rire ? — a découvert que les Bennett et toi vous étiez vaguement parents. Voilà qui est simple, clair, magistralement raisonné, hein, enfin ? Voyons !

Fanny. — Tu es épatant, George. Tu as une façon de présenter les monstres qui leur donne un petit air léché et fréquentable… tout à fait gentil…

Newte. — Oui, f…-toi de moi, va…

Fanny. — Mais non, mon vieux chou, tu es un vrai copain. Tiens, j’aurais mieux fait de t’épouser, toi. Au moins, on aurait été matchés tous les deux.

Newte. — C’que cette jolie petite bouche peut dire de bêtises !… C’est un bon engagement que je t’ai procuré là, mon petit coco… Tu le sais bien, sans ça, je ne te l’aurais pas laissé signer !

Fanny. — Pauvre vieux ! Tu n’as même pas touché de commission !

Newte. — Les dix pour cent de ton bonheur, mon loup. Mon intérêt, c’est que tu en aies beaucoup.

Fanny. — Oui ? Alors, repasse plus tard. En ce moment, le théâtre ne fait pas le sou…

Elle est mélancolique.

Newte. — Bah ! Bah ! Nous aurons un succès, crois-moi, mon petit gas. Il y a des pièces qui partent lentement… (Il se lève.) Allons, au revoir.

Fanny. — Comment, tu pars ? Tu ne restes pas dîner avec nous ?

Newte. — Pas aujourd’hui, Fanny. Merci.

Fanny. — Oh ! je t’en prie. Si tu ne le fais pas, ils vont croire que je n’ai pas osé t’inviter.

Newte. — Tant mieux ! Qu’ils te croient dominée, terrorisée. Ça n’ira que mieux ! Ah ! quel malheur que tu n’aies aucun sens de la diplomatie !

Fanny, furieuse. — Je déteste la diplomatie ! (Newte rit.) Comment vont les copines ?

Newte. — Le numéro ? En pleine forme ! Tout le lot est à Londres, au Palace, tu sais bien…

Fanny. — Qu’est-ce qu’elles ont dit de mon mariage ?

Newte. — Ça ! Elles en ont parlé, je t’assure. Canada en était malade.

Fanny. — Canada… c’est Gerty ! Gerty qui est si jalouse !

Newte. — Elle l’a été surtout quand elle a su qui tu épousais !

Fanny. — Tu le lui as dit ? Tu as bien fait. Qu’au moins ça ait servi à ça… Qui est-ce qui me remplace ?

Newte. — La nouvelle Irlande. C’est une grande fille blonde, un peu maigre, pas maladroite. Oh ! ça n’est pas toi ! Cette Irlande-là ressemble trop à Australie, C’est un non-sens géographique !

Fanny. — Australie qui entrait troisième par ordre alphabétique après Angleterre qui avait mal au genou droit et Archipel malais qui ressemble à un gros baby. Tout ça, vieux George, tout ça ! (Mélancolie.) Tiens, donne-leur ça de ma part. (Elle se jette à son cou et l’embrasse.) À toutes, George, à toutes, même à Canada !

Newte, ému. — Oui, Fan !

Fanny, à Newte. — Tu reviendras me voir ?

Newte. — Tout le temps, Fan ! Tout le temps ! On ne verra plus que moi ! Et souviens-toi, hein ? Le mot d’ordre est « Diplomatie ». (Ils sont près de la porte.) C’est compris ?

Fanny. — On tâchera ! N’oublie pas d’embrasser les copines.

Newte prend Fanny par la taille et la soulève à bout de bras. — Sois tranquille ! Au revoir !

Mrs Bennett est entrée.

Fanny, femme du monde, reconduit Newte. — Au revoir, cher ami…

Fanny, quand Newte est sorti, à Mrs Bennett. — C’est peut-être pas comme ça qu’on prend congé des visiteurs ?

Mrs Bennett, sans s’arrêter à l’ironie. — Nous espérons tous qu’avec du temps et de la patience nous arriverons à remédier aux effets de cette déplorable éducation. (Componctueuse.) Soyez bien persuadée que nous ne songeons qu’à vous.

Fanny. — Voilà ! Justement ! C’est tout à fait mon sentiment. Vous vous surmenez. Vous en faites trop pour moi… Et vous n’êtes pas déjà en si bonne santé, ma tante. Vous verrez : vous paierez ça d’un bon petit ébranlement nerveux ! Ce qu’il vous faut à tous, c’est un bon grand mois… ou deux… au bord de la mer… ou… ou en Écosse…

Mrs Bennett. — Votre sollicitude à notre égard s’exprimerait de meilleure façon par un souci plus grand de vos devoirs.

Fanny, voyant entrer Bennett, Honoria et Ernest. — Allons bon ! Qu’est-ce que j’ai encore fait ! V’là toute la troupe !

Bennett, à Ernest. — Fermez cette porte. (À Fanny.) Asseyez-vous. (Fanny obéit. La scène prend une allure de tribunal avec Bennett président, Ernest accusé, Fanny complice et les autres Bennett partie civile.) Reportez votre esprit à la minute où, l’indicateur des chemins de fer en mains, vous vous disposiez avec l’aide de votre cousin Ernest à courir les routes, sans être vue, à la rencontre d’une personne que vous aviez appelée par dépêche à une heure où, précisément, vous saviez que votre mari serait absent.

Fanny. — On ne peut rien vous cacher !

Bennett. — Comme votre cousin vous rappelait qu’on ne peut sortir de la maison sans passer devant la demeure du jardinier, son père et votre oncle… Jusqu’ici est-ce exact ?

Fanny. — Scrupuleusement.

Bennett. — À ce moment… Oh ! je n’ai pas relevé la chose immédiatement, car je voulais douter de mes propres oreilles ! Hélas ! Ernest, — où êtes-vous, monsieur ? — Ernest, pressé par moi, a avoué lui-même avoir entendu ! Vous avez employé une expression…

Fanny. — Oh ! quelle histoire ! Quoi ? J’ai dit : « Crotte ! » (Les deux femmes frissonnent.) Je suis navrée de vous mettre dans cet état. Si vous connaissiez mieux la belle société, vous sauriez que des dames tout à fait bien, vraiment, quand elles sont un peu énervées, disent très facilement « crotte ».

Mrs Bennett, interrompant dans un cri. — Elle croit se justifier !

Bennett. — Vous voudrez bien admettre que je suis meilleur juge que vous en ce qui concerne les expressions que les dames de la haute société peuvent se permettre en de certaines circonstances ! (Avec effort.) Quant à cet homme… ce… Newte…

Fanny. — Cet homme ! Mais il a agi envers vous comme le meilleur des amis ! S’il n’était pas venu, c’est une tout autre chanson que vous entendriez ! Car je vous le jure, tous les vingt-trois que vous êtes…

Mrs Bennett. — Quelle chanson, s’il vous plaît ?

Fanny. — Vous le saurez quand il en sera temps.

Mrs Bennett. — Il n’y a rien à tirer de cette fille.

Bennett, calmant sa femme d’un geste. — Nous ne voulons pas désespérer de votre amendement. (Il dépose un petit livre sur le bureau.) J’ai là-dedans marqué marqué quelques passages, page 73 et page 7, dont il serait salutaire que vous vous imprégnassiez. Nous les étudierons ensemble dans le cours de l’après-midi. À tout à l’heure… Page 73… Nous allons, pendant ce temps, réunir quelques-uns des membres de la famille et chanter des psaumes rédempteurs. Ernest, avertissez tous ceux que leur service rend momentanément disponibles. Ensuite, vous nous rejoindrez… (À Fanny, avant de sortir.) Page 73…

Tous défilent devant elle et l’accablent du regard. Ils sortent.

Fanny, seule, regarde le titre du livre, après avoir fait le geste de l’envoyer à la tête de Bennett qui est sorti. — Le Manuel du pécheur… Je leur en donne du mal… (Entre Vernon.) Vernon ! Déjà de retour ?

Vernon. — Mais oui, petite chérie, nous étions partis si tard… nous n’avons vu que les deux dernières courses.

Fanny. — Vos tantes sont rentrées avec vous ?

Vernon. — Oui… Elles sont montées à leurs chambres… (On entend les Bennett chanter un psaume.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Un concert ?

Fanny. — C’est la famille Bennett, aux prises avec les psaumes de la Rédemption… un drame horrible… Ils ont surpris un des plus jeunes membres de la famille dans l’action de jurer… Les meilleurs troupeaux ont leurs brebis galeuses…

Vernon, qui a fermé la porte. — C’est un type très bien que ce vieux Bennett, vous savez ? Et quels principes ! Ah ! on ne trouverait pas facilement de semblables serviteurs, à notre époque !

Fanny. — Vernon, vous ne trouvez pas que c’est un affreux égoïsme de conserver la collection pour soi tout seul ?

Vernon, riant. — Le fait est… Mais qu’y faire ? Aucun d’entre eux ne nous quittera jamais…

Fanny. — Oh ! ça, je ne crois pas. Ce qui m’étonne, c’est que, élevé par eux et les admirant comme vous faites, vous n’ayez jamais pensé à…

Vernon. — À… ?

Fanny. — Je vous l’ai dit déjà… A prendre femme parmi eux, Vernon.

Vernon, stupéfait. — Fanny ! (Riant.) Songez-vous qu’il n’est guère dans les usages qu’un lord Bantock s’en aille choisir une femme dans sa propre cuisine ?

Fanny. — N’est-ce pas parler un peu en snob, Vernon ?

Vernon. — Chérie ! Méchante chérie ! Vous savez bien pourquoi je ne pouvais songer à épouser personne, personne que vous ! Le destin m’a mis en présence de la plus séduisante, de la plus délicieuse petite femme de toute la création.

Fanny, riant. — Cette opinion-là, Vernon, combien de temps la conserverez-vous ?

Vernon. — J’y tiens, Fan ! Je crois bien que je la conserverai durant tous les jours qui me restent à vivre.

Fanny l’embrasse. — Cher ! cher chéri ! Vous n’imaginez pas, non, vous ne pouvez pas imaginer…

Vernon. — Quoi donc, mon oiseau ?

Fanny. — Combien une femme aime à être aimée par l’homme qu’elle aime !

Vernon. — J’imagine très bien ! Nous aimons tant aimer la femme que nous aimons !

Fanny. — À condition qu’elle ne soit pas la nièce de votre maître d’hôtel !

Vernon. — Encore ! Qu’un jour je parte avec la cuisinière, — oh ! ça s’est vu ! — vous en serez responsable, voilà !

Fanny. — Oh ! je suis bien tranquille. Vous n’oserez jamais. Le « monde » vous en empêcherait ! Vous avez si peur du « monde », vous, les hommes !

Vernon. — Peur salutaire ! Sublime peur ! Si vous saviez le nombre de bêtises que cela nous empêche de faire !

Fanny. — Vernon ? Encore un point de l’histoire des Bennett que je voudrais éclaircir. Aidez-moi.

Vernon. — Si je puis…

Fanny. — La dynastie n’a-t-elle pas compté parmi ses membres une nièce du vieux Bennett qui n’était pas une domestique, celle-là, et qui séjourna quelque temps à Bantock-Hall ?

Vernon. — Je vois qui vous voulez dire : la fille de la pauvre Rose Bennett qui s’était enfuie pour suivre une espèce de joueur d’orgue de Barbarie…

Fanny. — De joueur d’orgue de Barbarie ?

Vernon, riant. — Enfin, quelque chose qui ressemble à ça. C’était une étrange créature, cette petite. Son grand plaisir était de chanter de vieilles rondes françaises le soir, sur la place du village, devant tous nos paysans assemblés et muets d’admiration… Je crois que cet amusement-là aura abrégé de dix ans la vie du vieux Bennett. (Il rit.) Mais si c’est pour me reprocher de ne pas être tombé amoureux d’elle que vous me questionnez, camarade ! (Il lève les mains.) Je ne l’ai jamais vue. Quand elle vint, j’étais à Rome. À mon retour, elle était envolée…

Fanny. — Vernon… qu’aurait dit le monde si vous l’aviez épousée ?… Vous ne l’auriez pas été chercher à la cuisine, celle-là, puisqu’elle avait toujours obstinément refusé d’y entrer…

Vernon. — Mais quelle idée…

Fanny. — C’est pour savoir… Dites !

Vernon. — Mon Dieu ! Si j’y avais tenu assez fort pour que le monde l’adoptât, il aurait essayé d’oublier son origine un peu gênante. Ou alors le monde aurait fait le nécessaire pour que personne ne l’oublie. On pouvait se fier à lui pour ça !

Entre Bennett qui porte des fleurs.

Bennett. — Je ne savais pas que Votre Honneur était de retour.

Vernon. — Dites donc, Bennett, qu’est devenue cette petite, vous savez, la fille de la pauvre Rose ?…

Bennett. — Votre Honneur veut parler de cette enfant que nous essayâmes d’éduquer ici, pendant une absence que fit Votre Honneur ?…

Vernon. — Oui… et qui se sauva, je crois, un beau jour. En avez-vous eu des nouvelles ?

Bennett regarde Fanny tranquillement et sur le ton le plus détaché. — Les dernières nouvelles que j’ai eues, Votre Honneur, m’ont appris son mariage !

Vernon. — Tiens !… Bien mariée ?

Bennett. — Si l’on se place à son point de vue à elle, excessivement bien, j’ose le dire.

Vernon, riant. — Mais au point de vue de l’épouseur, c’est moins sûr, hein ?

Bennett. — Sait-on jamais… Cette personne n’était pas sans séductions. Son défaut principal, entre autres, venait de son manque absolu de discipline. On peut toujours espérer qu’il n’est pas trop tard et que le bon grain déposé par nous germera un jour, en dépit des mauvaises herbes foisonnant sur ce terrain abandonné.

Fanny bâille assez bruyamment.

Vernon. — Mais… vous croyez, Bennett, que l’homme qu’elle épouse sera de force à entreprendre ce… jardinage ?

Bennett. — Peut-être pas, mylord. Mais je sais qu’il a près de lui des gens zélés qui sauront ne pas manquer à leur devoir…

Vernon. — Brr ! Vous avez une façon d’envisager ce mariage un peu comme un séjour dans une maison de correction… Bennett, voulez-vous dire qu’on attelle la jument, je dois aller jusqu’à Melton… Venez-vous avec moi, chérie ?

Fanny saute de joie. — Quelle bonne idée !

Bennett. — Milady oublie sans doute que nous sommes aujourd’hui mercredi ? La coutume veut que lady Bantock, pendant son séjour à Bantock-Hall, soit chez elle le mercredi.

Vernon. — En effet, chérie. Si quelqu’un de nos amis venait, cela donnerait à causer. J’avais complètement oublié que nous étions à mercredi. Mais je ne serai pas long. À tout de suite. Je vais faire galoper la jument… (Fanny se rassied.) Au revoir, mon amour…

Fanny. — Au revoir, Vernon.

Vernon sort.

Bennett. — Vous trouvez ça intelligent ?

Fanny. — Quoi ?

Bennett. — De disserter avec lord Bantock sur les secrets les plus intimes de la famille ?

Fanny, agressive. — Pourquoi lui avez-vous dit que mon père jouait de l’orgue de Barbarie ?

Bennett. — Je ne me souviens même pas d’en avoir jamais mentionné l’existence à Son Honneur !

Fanny. — Mon père ! Mais si on pouvait dans ce pays faire la différence entre un artiste et un fabricant de notes en série, c’est lui, mon père, entendez-vous, qui aurait eu des Bennett à son service.

Bennett. — Nos idées diffèrent sur ce point. Je ne me sens pas d’humeur à en changer, non plus qu’à donner à lord Bantock des éclaircissements sur votre famille. Ne m’y forcez pas !

Fanny. — Parce que mon père — un grand musicien, monsieur Bennett — a eu le malheur de choisir sa femme dans une famille de laquais !

Bennett. — C’était votre mère !

Fanny. — Oh ! je ne l’oublie pas ! Pauvre maman ! Mais elle n’a jamais été des vôtres, elle non plus ! Une âme si fine, si indulgente…

Bennett, fureur concentrée. — Assez ! Écoutez-moi, maintenant, ma petite fille. Le jour de votre arrivée, je vous ai prévenue : votre destin est entre vos mains. Souvenez-vous-en. D’un mot, j’abats votre château de cartes. Un mot, vous entendez, suffira pour que vous ne soyez plus aux yeux de mon maître qu’une femme menteuse, fourbe, intéressée, une aventurière… Laissez-moi parler ! La franchise ne doit pas vous faire peur ; dans les milieux que vous fréquentez, on ne prend guère de gants pour dire ce qu’on a à dire. Le très jeune garçon qui vous a, dans un regrettable emballement, épousée ne sait pas quel genre de femme convient à un homme de son rang. Comment le sauriez-vous vous-même ? Hier encore vous gagniez votre vie sur les planches d’un café chantant. Vous n’avez jamais approché la société, si ce n’est dans ces restaurants spéciaux où parfois elle se fourvoie…

Fanny. — Mais puisqu’il ne voulait pas épouser une femme de son rang ! Puisqu’elles l’assomment, les femmes de son rang ! Il me l’a répété vingt fois. C’est parce que je n’étais pas la poupée incolore et conventionnelle que vous rêvez de voir à ma place qu’il m’a choisie, qu’il s’est senti attiré vers moi.

Bennett. — Oui, à vingt-deux ans, les hommes méprisent les conventions. Ce n’est que plus tard qu’ils donnent aux choses leur véritable nom. Croyez-vous donc, ma pauvre fille, que je sois resté pendant quarante ans debout, immobile, derrière la société sans y avoir appris quelque chose ? Ce que vous appelez une poupée incolore, le monde entier l’appelle avec moi une lady anglaise, c’est-à-dire le type le plus évolué d’une humanité supérieure. C’est à cela que nos efforts vous mèneront. Et vous parlez de laquais ? Mais si votre mère, ma pauvre sœur Rose, était vraiment issue d’une famille de laquais, le moindre espoir de relèvement vous serait à jamais interdit, entendez-vous ? Nous ne sommes pas des laquais. Nous servons !

Il a dit ça comme la Kundry de Parsifal !

Fanny, un peu subjuguée. — C’est parfait. Ne traitez pas mon père de joueur d’orgue et moi je ne vous appellerai plus laquais. Malheureusement, ça n’est pas ça qui nous fera sortir d’ennui !

Bennett. — Il est très facile de sortir d’ennui !

Fanny. — Oui… La soumission sans murmure aux mille et une volontés de mes domestiques… Merci bien !

Bennett. — Dites de vos parents, et la phrase sonnera mieux.

Fanny. — Moins bien ! Moins bien ! on peut se débarrasser de ses domestiques… (À son bureau elle voit son chéquier et joue avec un instant.) Sincèrement, oncle : vous ne trouvez pas que vous allez un peu fort, tous ? Je suis raisonnable. Je sais que j’ai beaucoup à apprendre. J’aurai de la reconnaissance pour qui voudra m’instruire. Mais vous voulez faire de moi un autre être, me transformer totalement, alors, non ! c’est impossible, voyez-vous !

Bennett. — C’est pourtant le seul moyen que nous ayons de vous venir en aide. On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles bouteilles…

Fanny. — Oh ! je vous en prie ! Ne commencez pas à citer la Bible ! Vous n’obtiendrez rien de moi par ces moyens. Je ne puis être que ce que je suis ! je ne veux pas, surtout, être autre chose !

Bennett. — Il faudra pourtant que vous changiez si vous voulez vraiment tenir la place de lady Bantock, être la mère des lords Bantock qui sont à naître…

Fanny. — Et c’est vous qui, du matin au soir, sans répit, sans relâche, vous attellerez à cette tâche ! C’est vous qui ordonnerez ce que je mangerai, ce que je boirai. Et quand vous mourrez, cousin Simon prendra votre place. Et quand tante Suzannah mourra, ce sera, je pense, tante Amélie qui lui succédera. Et après Honoria, il y aura Alice et ses enfants et les enfants de ses enfants. Et la consommation des siècles arrivera avant qu’on ait vu ici la consommation des Bennett. Amen !

Bennett. — Avant cette époque vous aurez, je l’espère, acquis assez de bon sens pour avoir appris à nous être reconnaissante.

Il sort. Fanny, restée seule, va vers le portrait de lady Constance, qu’elle contemple.

Fanny, au portrait. — Oh ! madame ! comme je voudrais que vous me parliez !

La porte s’ouvre. Les Misses Wethrell entrent. Elles s’arrêtent, considérant Fanny toujours devant le portrait.

L’Aînée, à sa sœur. — Enfin, regardez, Édith… N’est-ce pas frappant ?

La Cadette. — Mais c’est vrai ! Mais c’est vrai !

L’Aînée. — Je m’en étais aperçue dès la première minute ! (À Fanny.) Votre ressemblance, chérie, avec lady Constance, elle est… prodigieuse !

Fanny. — Vous trouvez ?

La Cadette. — Étonnante ! L’expression, tenez ! Quand vous avez votre air sérieux.

Fanny. — Alors, je vais tâcher de l’avoir plus souvent, tantes ! Votre promenade n’a pas été bien longue !

L’Aînée. — Nous étions parties si tard ! Nous avons tout de même assisté à deux belles courses !

Elles s’assoient à la table. Un temps. Honoria apporte le plateau du thé et le dépose sur la table.

La Cadette. — Je ne crois pas qu’il vienne quelqu’un, cet après-midi.

L’Aînée. — C’est peu probable. La Société est encore à Londres à cette époque !

Fanny. — Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai !

Elle verse le thé.

L’Aînée. — Mais nos amis vous plairont sûrement, Fanny !

La Cadette, à Fanny qui apporte le thé, prenant sa tasse. — Et ils vous apprécieront tous, j’en suis bien sûre.

Fanny. — Je l’espère aussi.

Fanny passe les gâteaux.

L’Aînée en prend un. — Bennett (Elle a fait sentir sur ce nom l’autorité qui s’y attache.) me disait encore hier que de grands espoirs peuvent être, à son avis, fondés sur vous !

La Cadette, se servant. — Merci, chérie ! (Très digne.) Et… vous savez que Bennett en ces matières…

L’Aînée. — Je l’ai aussitôt répété à Vernon. Si vous aviez vu sa joie !

Fanny fronce les sourcils. — Vernon ? Lui aussi ?

L’Aînée. — Ah ! c’est qu’il attache une grande importance à l’opinion de Bennett !…

Fanny. — Je suis contente de savoir que je donne satisfaction.

La porte s’ouvre. Le Docteur Freemantle entre.

Le Docteur, il leur serre la main. — Comment allons-nous, depuis tout à l’heure ? Bien ? Je m’en doutais. Savez-vous ce que je vais faire ?

Les Misses. — Non, cher docteur…

Le Docteur. — Je vais intenter un procès à lady Bantock. Pour exercice illégal de mon art. Depuis son arrivée… (Il lui prend la main.) personne ici n’a plus besoin de moi. (Tous rient.) Ah ! cette chère petite dame a été une bien grande surprise pour nous. (On rit.)

La Cadette. — C’est une chère petite fille.

L’Aînée. — Bennett disait hier…

Fanny près de la table où elle sert le thé au Docteur.

Fanny. — Tante chérie, serait-il tout à fait impossible de laisser Bennett où il est ? Quelques instants seulement !

Le Docteur. — D’autant plus qu’il n’a pas l’air d’y être mal ! On passe en bas un agréable quart d’heure !

La Cadette. — Comment cela ?

Le Docteur. — Vous ne le saviez pas ? Il semble y avoir une charmante, bien qu’un peu tapageuse réunion, à l’office. J’ai assisté au moment où j’arrivais à un défilé gracieux et bien réglé de jeunes beautés descendues d’un char à bancs !

La Cadette. — D’un char à bancs ?

Le Docteur. — Exactement du char à bancs de l’hôtel de la gare de Melton. Pour la circonstance, on l’a orné d’un magnifique écriteau en trois couleurs…

Fanny. — Des jeunes filles dans un char à bancs ?

Le Docteur. — Sur l’écriteau duquel on lit ces mots : « Notre Empire ! »

Fanny dépose les gâteaux qu’elle tenait, traverse la pièce et va sonner, puis elle appelle. — Ernest !

La Cadette. — Mais… Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il, Fanny ?

Fanny. — Tout à l’heure, tante, je vous demande une minute. Ernest ? (Ses manières ont changé. Une lumière est dans ses yeux qu’on ne connaissait pas. Entre Ernest. Fanny, à Ernest, sur le ton de la maîtresse de maison.) Ernest, n’est-il pas venu des visites pour moi, aujourd’hui ?

Ernest, hébété comme d’ordinaire. — Des… des visites…

Fanny. — Oui ! des dames ?

Ernest, au comble de la terreur. — Des… da… dames ?

Fanny. — Je vous parle une langue connue. Efforcez-vous de comprendre. Une compagnie de jeunes dames n’a-t-elle pas demandé à me voir aujourd’hui ?

Ernest. — Il… elles… les jeunes dames sont venues… Et nous avons… Elles…

Fanny. — Où sont-elles ?

Ernest. — Elles sont… Nous avons…

Fanny. — Veuillez m’envoyer Bennett ! À l’instant même !

Ernest, content de s’échapper, trébuche dehors.

La Cadette. — Ma chérie…

Fanny. — Cher docteur, il nous reste deux excellentes tasses de thé. Présentez l’une à celle des misses Wethrell qui a de si beaux yeux. L’autre à celle qui a de si magnifiques cheveux. Elles n’oseront vous les refuser. Voilà ! Qu’est-ce que je disais ? Ah ! Bennett !

Bennett est entré.

Bennett. — Milady m’a fait appeler ?

Fanny. — Oui. J’apprends que des jeunes filles ont tout à l’heure demandé à me voir…

Bennett, avec intention. — Des jeunes filles ?

Fanny. — Oui.

Bennett. — On a mal informé Milady. Je n’ai pas aperçu aujourd’hui la moindre jeune fille.

Fanny. — Je me vois forcée d’en conclure, Bennett, que quelqu’un, du docteur Freemantle ou de vous, m’a dit un mensonge ?

Un silence.

Bennett. — Des personnes, de mise et d’allure tapageuses, ont prétendu être connues de Milady. Elles sont arrivées à Melton dans une grande voiture. Je leur ai fait servir le thé à l’office et me propose de veiller à ce qu’elles soient reconduites à la gare grandement à temps pour reprendre le train de Londres.

Fanny. — Faites monter ces jeunes filles. Leur thé leur sera servi ici.

Tous deux se sont exprimés avec un calme terrible.

Bennett, un peu impressionné tout de même par le calme de Fanny. — Les ladies de Bantock-Hall n’ont pas pour habitude de recevoir dans leur boudoir des filles de cirque…

Fanny, froidement. — Pas plus que celle de discuter avec leurs domestiques. Faites monter ces demoiselles.

Bennett. — Je préviens Milady…

Fanny. — Vous avez entendu mes ordres ?

La réplique sonne juste. Bennett a trop l’habitude d’obéir pour ne pas céder. Il cède farouchement. Il sort. Fanny n’est plus la même femme. Elle agit avec une certitude et une liberté étonnantes.

Le Docteur, il semble assister à un match. — Splendide, chère petite, splendide !

Fanny, aux Misses terrifiées et ahuries. — Mes chères tantes, elles ne resteront que quelques minutes. Je vous demande de les accueillir avec douceur, ce sont mes amies… (Elle parle avec autorité. Douce, émue, au Docteur.) Les petites camarades avec qui je faisais mon numéro. Nous avons parcouru l’Europe ensemble, unies comme les doigts de la main. Nous représentions l’Empire britannique. J’étais l’Irlande !

Le Docteur. — Turbulence et poésie !

Fanny. — Oui… Elles jouent à Londres en ce moment.

Le Docteur. — Ce soir ?

Fanny. — Le numéro passe vers neuf heures et demie. Tenez, docteur, cherchez-leur donc leur train de retour… (Elle lui passe l’indicateur.) Je les connais. Elles n’auront même pas songé à ce détail !

Le Docteur, le nez dans l’indicateur. — Ce sont certainement de jolies personnes.

Fanny. — Ça, je vous le garantis ! À Paris, on nous appelait les « Filles de John Bull ». Et vous savez, le vieux bonhomme n’avait pas à rougir de nous !

Bennett, sur le seuil, annonce, crucifié. — Notre Empire.

C’est l’invasion. Menées par Angleterre, les girls se bousculent, entrent en scène et mènent le tapage d’une récréation dans une école de garçons.

Angleterre, avec un accent cockney très réussi. — Hello ! Fan ! On s’embrasse ! Ah ! ma vieille, tu parles d’un après-midi ! Ce qu’on a pu rigoler en venant dans la guimbarde ! (Fanny les embrasse et passe de bras en bras.) Imagine-toi que ton vieux crabe nous avait dit que tu étais sortie !

Fanny. — Tu te rends compte ! (Appelant.) Bennett !

Archipel malais, près de Bennett. — Hop ! Vieux gentleman ! Fan vous cause !

Fanny. — Bennett ! (Bennett s’approche.) Emportez tout ceci et faites monter du champagne. Trois bouteilles.

Archipel malais, petite bonne femme à voix perçante. — Hooray !

Bennett, qui se contient avec la plus grande difficulté. — Je crois, Milady, que j’ai égaré les clefs des caves.

Fanny. — Un bon conseil : retrouvez-les bien vite. Et apportez d’autres gâteaux, n’est-ce pas ? Et d’autres fruits. (Bennett cède.) Et envoyez quelqu’un pour servir. Dites à Honoria de venir.

Un peu de silence s’était fait. Le bruit reprend de plus belle.

Angleterre. — Tu sais ce qu’il avait trouvé, ce phénomène ? Nous faire prendre le thé à la cuisine !

Fanny. — Oh ! ces vieux serviteurs fidèles, tu sais !

Australie, qui se donne des airs aristocratiques. — Une vraie plaie ! Ah ! mon chéri, nous en avions chez nous de ce modèle ! N’en parle pas ! Et tu sais : méfiance ! Si tu te laisses marcher dessus…

Angleterre. — Dis donc, Fan ! Tu sais qui a eu l’idée de cette visite ? C’est…

Toutes, en chœur. — C’est Judy !…

Australie, un baby avec une voix rieuse. — Ben oui, quoi ! On ne savait quoi faire de son après-midi !… Ils nous avaient collé une répétition et, une fois au théâtre, ils ont découvert qu’ils n’avaient pas besoin de nous.

Archipel malais, voix aiguë. — Toujours la même chose, ma chère !

Angleterre. — Des damnés fous, voilà !

Australie. — Alors, j’ai dit aux copines : on va aller faire une bonne blague à Fanny.

Fanny. — Ça ! Pour une bonne blague ! Tu peux le dire ! Mais, les autres ? Afrique, Nouvelle-Zélande, Écosse, pourquoi ne sont-elles pas avec vous ?

Angleterre. — Elles étaient pas convoquées à la répétition. Elles ne savent même pas que nous sommes venues. Ce qu’elles vont rager ?

Fanny. — C’est embêtant qu’elles ne soient pas venues… enfin… (Elle embrasse Judy.) Maintenant, aux présentations. Rangez-vous un peu ! Voici le docteur Freemantle, les misses Wethrell, mes tantes. (Les Misses Wethrell évoquent assez bien des souris blanches qu’on présenterait à une compagnie de jeunes chats. Debout dans un coin, elles balbutieront des mots sans suite qu’on ne perçoit pas et s’accrochent l’une à l’autre désespérément. Le Docteur se dépense en petits saluts et à chaque présentation murmure : « Très flatté ! Très flatté ! ») Maintenant, Ethel, à ton tour. Fais le manager. Tantes, docteur : voici mon amie Ethel qui joue Angleterre dans le numéro.

Le Docteur. — Très flatté !

Angleterre, à Archipel Malais. — Appelle le numéro !

{{PersonnageD|Archipel malais||voix perçante, avec l’accent des Champs-Élysées-Girls. — Nioumérôs deux !

Angleterre. — Australie !

Australie salue.

Archipel malais. — Numéro trois.

Angleterre. — Irlande ! (Irlande salue. Et ainsi de suite pour les numéros quatre, cinq qui sont : Canada, Archipel malais. L’appelée sort du rang, salue. Le Docteur murmure : « Très flatté. » Les Misses balbutient.) Et… niuomérôs cinq…

Toutes. — Archipel malais !

Elles l’ont crié. Archipel malais salue.

Fanny. — Et voilà !

Angleterre. — C’est de la veine, hein, Fan, que nous soyons venues un jour que tu avais du temps de libre !

Archipel malais. — Mais, dis donc, tu as l’air moins fringuée qu’autrefois ? On ne te refuse rien, au moins ?

Fanny, riant. — Non, rassure-toi.

Canada, une grosse fille avec une voix d’homme. — J’ai été contente pour toi, tu sais, quand j’ai appris…

Fanny. — C’est gentil !

Canada. — Moi qui aurais parié que tu ferais un mariage stupide.

Fanny. — Merci ! Quelle idée !

Elle rit… jaune.

Canada. — Rudement contente de m’être trompée, tu sais.

Australie. — Maintenant, nous cherchons des lords déguisés dans tous les coins. Gerty a tourné l’autre jour autour d’un pompier qu’elle trouvait aristocratique… Tu pourrais pas nous dire à quoi on les reconnaît, les lords ?

Angleterre. — Tu sais que Sukey a rompu avec son amoureux…

Fanny. — Le jeune avocat ?

Angleterre. — Oui… C’était un avocat d’une espèce particulière. Il vendait des étoffes derrière un comptoir dans le strand. (Tous rient.) Quand Sukey a découvert ça, elle a été humiliée, tu comprends !

Archipel malais, voix perçante. — Pas ça du tout. Ce sont ses qualités morales qui ne répondaient pas à ses aspirations…

Rires. Entre Honoria avec des coupes sur un plateau. Ernest avec du champagne, des fruits et des gâteaux. Bennett fermant la marche, très pâle. C’est une procession lugubre au milieu de la gaîté générale.

Toutes devant les rafraîchissements. — Hip ! Hip ! Hooray !

Fanny. — Merci, Bennett ! Débarrassez le coin du bureau.

Angleterre. — Vas-y ! vas-y ! Te laisse pas intimider ! (Aux autres.) N’oubliez pas qu’il faut rentrer en bon état ce soir, hé, les girls !… (Au Docteur.) Il y en a qui ne sont pas habituées au champagne, vous savez !…

Le Docteur. — Parfaitement. Pas trop pleins, les verres, Bennett…

Il va parler bas à Fanny.

Irlande. — C’est pas tout ça ! Combien de temps avons-nous avant le train ?

Angleterre. — Ça ! faut demander à Judy. C’est le chef de l’expédition. Hep ! Judy !

Australie, qui a entendu. — Le train, jeune personne, quitte la gare de Melton… (Elle regarde la pendule et rit.) Ah !…

Angleterre. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Australie. — Y a que nous n’avons plus qu’un quart d’heure pour le prendre, le train !

Sauvage ruée vers les coupes. Brouhaha. Cris. Honoria est débordée. Le plateau de Bennett est en danger.

Angleterre. — Mes enfants, envolons-nous ! Pensez à ça : un quart d’heure !

Le Docteur, pour dominer le tumulte, monte sur une chaise. — Soyez sans inquiétude, mesdemoiselles ! Vous avez le temps, tout le temps. Un train part de Melton vers cinq heures trente-trois qui vous met à Londres à neuf heures.

Il s’aperçoit de sa position. Il saute à bas.

Angleterre. — C’est bien sûr, ça ?

Le Docteur. — Tout à fait sûr. Et la gare est à quinze cents mètres à peine.

Angleterre. — Ne le manquons pas, hein, les gosses ! (Au Docteur.) Gardez votre montre à la main, vous, vous serez un amour !

Durant tout ce temps, Fanny a joué avec une autorité, un tact et une grâce de « lady » son rôle de maîtresse de maison.

Fanny, à Judy. — Très réussie, ton expédition, Judy. Tu as l’étoffe d’un imprésario ! (Se trouvant devant Irlande, à Angleterre.) Veux-tu me présenter ?

Angleterre. — Mais c’est vrai ! Au fait ! Vous ne vous connaissez pas ! Miss Tetworth, notre nouvelle Irlande, lady Bantock. C’est bien ça, ton nom, hein, Fan ?

Fanny. — Oui. C’est un rôle charmant, n’est-il pas vrai ?

Irlande. — Vous savez… ça dépend de ce qu’on a l’habitude de jouer. Il y a une sacrée vieille ballade qui me change tellement des rags et des blues !

Fanny. — … ?

Irlande. — Oui… la reprise du chœur. J’ai l’impression qu’elles ne me suivent pas.

Fanny. — Mais ça n’est pas difficile du tout ! Il n’y a qu’à s’abandonner au rythme, avec les autres…

Le Docteur. — Essayez, pour voir, lady Bantock… La leçon profitera à tout le monde.

Fanny. — Ici ? Oh ! non… je n’oserais pas…

Angleterre. — Quoi ? Y a rien de changé ! C’est parce que le numéro n’est pas au complet ? On chantera plus fort, voilà tout. Je suis sûre que ces demoiselles seront charmées…

Les Misses enchantées. — Mais oui, certainement…

Irlande. — Puis, pour moi, ce sera une leçon.

Fanny, que cela décide. — Comme elle dit ça ! Mais vous devez être bien meilleure que moi. Enfin !…

Irlande est au piano. Fanny prend sa place deux pas en avant du groupe des girls qui, mains aux épaules, marquent le rythme. Les Bennett forment dans le fond une fresque scandalisée. Le Docteur jubile. Les Misses croient rêver. Ce qu’elle chante est une romance irlandaise reprise en chœur par les girls, — quelque chose de très doux et de très sentimental. Quand c’est fini :

Toutes. — Hurrah ! Fan !

Le Docteur. — Admirable. Si touchant. Si joliment expressif.

L’Aînée. — Adorable, chérie !

La Cadette. — Si romanesque !

Irlande. — Maintenant, madame, il me semble que je saurais.

Fanny l’embrasse.

Canada. — Parbleu ! Elle a des dispositions, tu sais. Je le lui dis toujours. Tout de même… ce n’est pas toi !

Fanny. — Bah ! On est toujours porté aux nues quand on n’est plus là, vous savez. Vous prendrez bien encore un peu de champagne ?

Irlande. — Merci.

Le Docteur. — Maintenant, mesdemoiselles, je crois qu’il est temps !

Angleterre. — Vite ! Vite, mes enfants !

Mouvement général.

Fanny. — Faudra revenir, n’est-ce pas, pour une journée, un dimanche !

Canada. — Mon souvenir à Vernon, hein ?

Fanny. — Comme il sera navré de ne pas vous avoir vues !

Angleterre. — J’espère que nous ne t’avons pas trop dérangée, Fan ?

Elle groupe son troupeau.

Fanny. — Tu plaisantes, chou ! (Elle lui serre la main.) Ç’a été très doux de vous revoir.

Angleterre. — Allons ! mes canards ! Allons… dépêchez-vous… Au revoir, Fanny. (Elle l’embrasse.) On te regrette, tu sais.

Fanny. — Tu es gentille !

Angleterre. — Le numéro ne se ressemble pas, c’est sûr. (Toutes ont fait leurs adieux aux Misses, au Docteur.) Et… (Sur la porte.) aucune chance de te voir revenir, je suppose ? (Un temps.) Après tout, qui sait ?

Fanny. — Oui… qui sait ? Au revoir !… Au revoir, toutes !… (Émue, elle les regarde partir. Bennett descend derrière elles. Ernest débarrasse la table. Honoria reste immobile, avec une attitude de martyre. Fanny va à la fenêtre ouverte. Les voix des girls montent jusqu’à elle. On entend les rires à la cantonade s’éloigner peu à peu.) Au revoir ! Au revoir ! Mais non, Gerty, vous avez le temps. Quoi ? Oui… naturellement, merci ! Au revoir ! (Elle redescend en scène et regarde Honoria sur le point de sortir.) Honoria ! Vous pouvez emporter ces verres ; Ernest va vous aider.

Bennett entre.

Honoria. — Cela ne fait pas partie de mes attributions.

Fanny. — Vos attributions consistent surtout à obéir à mes ordres.

Bennett, que tout son calme a abandonné, d’une voix tremblante. — Obéissez toutes deux aux ordres de Milady. Le reste me regarde. (Honoria et Jane aident Ernest à remettre la pièce en état.) Puis-je parler à Milady ?

Fanny. — Certainement.

Bennett. — Je désirerais que Milady m’accordât un entretien particulier.

Fanny. — Je n’en vois aucunement la nécessité.

Bennett, au comble du désarroi. — Milady n’oublie pas l’alternative dans laquelle…

Les deux Misses ont assisté à ce colloque un peu comme les trois enfants devaient écouter dans le saloir la conversation du boucher avec sa femme.

L’Aînée, dans un cri de terreur. — Bennett ! Vous ne songez pas à nous quitter ?

Bennett. — Mon devoir, miss Édith, sera décidé par l’entretien particulier que j’ai l’honneur de solliciter de lady Bantock.

La Cadette. — Vous y consentez, Fanny, n’est-ce pas ? Nous allons nous retirer et…

Fanny, froidement. — Je regrette. Je n’en ai pas le loisir.

L’Aînée intercède. — En effet, Bennett, je crois lady Bantock un peu fatiguée… Demain…

Fanny. — Ni demain, ni un autre jour. (Vernon entre, suivi de Newte. Fanny va à eux.) Oh ! Vernon, vous avez manqué de bien peu d’anciennes amies à vous.

Vernon. — Je sais… Je suis navré…

Fanny. — George ! Comment es-tu là ?

Newte. — J’ai appris la brillante équipée de ces demoiselles, je suis venu leur dire ce que j’en pensais. (Bas, à Fanny.) J’ai aperçu le char à bancs au moment où je montais dans le train, à Melton ; suis revenu, un peu inquiet.

Vernon remarque quelque chose d’anormal dans l’attitude des divers personnages.

Vernon. — Mais, qu’est-ce qui se passe ?

Bennett. — Puis-je entretenir Votre Honneur quelques instants en particulier ?

Vernon. — Tout de suite ?

Bennett. — Tout de suite. Il s’agit d’une affaire grave et qui demande à être réglée sur l’heure.

Il a dit cela d’un ton ferme, respectueux, pressant.

Vernon. — S’il en est ainsi, Bennett, je suis à votre disposition. Venez par ici. (À Newte.) Vous permettez, ami ? Ce ne sera pas long.

Fanny. — Un moment ! (Vernon s’arrête.) Je puis rendre cet entretien inutile. (À Vernon.) Vernon, je suis, n’est-ce pas, la maîtresse dans cette maison ?

Vernon. — La maîtresse ?

Fanny. — Oui, c’est bien moi qui en suis la maîtresse, la seule maîtresse ?

Vernon. — Mais… naturellement, Fanny. Qu’est-ce que tout ceci veut dire ?

Fanny. — Vous allez le voir ! (À Bennett.) Priez Mme Bennett de monter jusqu’ici. J’ai à lui parler.

Bennett. — Je ne sais si Votre Honneur…

Fanny. — À l’instant même !

Bennett hésite, regarde Vernon, le voit décidé à soutenir Fanny et se résout à obéir. Fanny va au bureau, cherche des papiers, aligne des chiffres.

Vernon. — Mais qu’est-ce qui se passe ?

L’Aînée. — Elle est énervée, pauvre petite ! Elle vient de passer par une épreuve délicate…

La Cadette. — Bennett n’a pas approuvé qu’elle reçoive ses amies.

Newte. — Celles-là, elles vont savoir ce que je pense avant la fin de la journée !

Vernon. — Pourquoi fait-elle demander Mrs Bennett ?

L’Aînée. — Je ne sais pas, mon petit.

Vernon et ses tantes forment un groupe à part. Newte est un peu écarté. Le Docteur, isolé, se prépare à suivre avec intérêt la lutte. Bennett entre, suivi de Mrs Bennett.

Mrs Bennett. — Milady m’a envoyé chercher ? Je suis aux ordres de Milady.

Fanny. — Parfait. (Elle prend un papier sur le bureau.) Ceci est le compte de ce qui vous est dû. Est-il exact ?

Mrs Bennett, vérifiant. — Tout à fait exact, Milady.

Fanny détache un chèque. — Vous trouverez ici deux mois entiers de gages pour tous. Je les ai réunis en une somme globale pour plus de commodité, payable au nom de votre mari. Le deuxième mois pour le préavis. (Stupeur générale : Fanny remet le chéquier au tiroir.) Je suis désolée d’avoir à prendre cette décision. Il le fallait. Le plus dur reste à faire. Allons-y…

Newte, qui voit le danger. — Fanny, il faut…

Fanny. — La paix, George ! Reste calme. (À Vernon.) Vernon, je vous ai trompé au sujet de ma famille.

Vernon. — Quoi ?

Newte. — S’il y a eu tromperie…

Fanny. — Laisse-moi parler ! (À Vernon.) Je… n’ai aucune parenté à l’étranger. Pas d’évêque ! Pas de juge ! Tout ça, comme ils disent en France : du vent !

Vernon. — Du vent ?

Fanny. — Mon oncle est Martin Bennett, votre maître d’hôtel. Mrs Bennett est ma tante. (Les Bennett, en rang, sont parfaitement immobiles.) Je ne rougis aucunement d’eux. S’ils avaient eu pour moi autant de considération que j’en ai pour eux, nous n’en serions pas où nous sommes, voilà ! (Un temps.) C’est tout… Je suis désolée…

Tout le monde reste interdit.

Vernon, avec effort. — Mais pourquoi avez-vous ?

Fanny, dont le cœur crève. — Ah ! parce que j’ai été folle… Parce que je vous… parce que c’est l’explication de bien des choses… (À Bennett.) Vous n’avez pas voulu comprendre ! Et j’étais si bien disposée… j’aurais fait la moitié du chemin. (À Mrs Bennett.) Je suis désolée. Ne soyez pas trop sévère pour moi. J’espère de tout cœur que cela ne vous causera pas un trop grand préjudice. Je vous aiderai : Les bons domestiques sont rares… Et… je vous donnerai un bon certificat… (À Ernest.) Au revoir, toi ! Nous avons toujours été copains, tous les deux, n’est-ce pas ? Au revoir, mon vieux, bonne chance ! (Elle l’embrasse.) Maintenant, tous, excusez-moi. Je voudrais être seule. Nous reparlerons de tout ceci demain matin. J’ai bien du chagrin. J’aurais tellement voulu trouver un autre moyen d’en sortir. (Elle ne parvient plus à contenir ses larmes.) Emmenez vos tantes, Vernon, voulez-vous ? Nous causerons demain matin. Je serai mieux en état de le faire. (Elle l’embrasse. Au Docteur.) Emmenez-les tous, docteur. Ils ne s’en iront jamais sans cela. Et dites-leur… expliquez-leur que… que ce n’est pas tout à fait ma faute et que… enfin vous saurez mieux que moi ! (À Newte.) George, mon pauvre vieux, tu n’as plus de train. Tu vas passer la nuit ici. Je te verrai demain matin. Demain matin tous. Demain, il fera jour.

Tous sortent. Newte s’est approché de Fanny. On sent qu’il voudrait lui faire un long speech. Mais un geste de Fanny l’en empêche.

Newte, bougon. — Bonne nuit, Fanny !

Il sort.

Fanny, seule, va au portrait de lady Constance. — Madame, j’ai bien compris, n’est-ce pas ? C’est bien ça que vous vouliez que je fasse ? C’est bien ça ? Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ?

Elle tombe en pleurant sur la table.


RIDEAU