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Fantasio (Charpentier, 1888)/Acte II

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Charpentier (Œuvres complètes d’Alfred de Musset, tome III. Comédies, ip. 241-277).
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ACTE II


Scène I

Le jardin du roi de Bavière.
Entrent ELSBETH et sa gouvernante.
La Gouvernante.

Mes pauvres yeux en ont pleuré, pleuré un torrent du ciel.

Elsbeth.

Tu es si bonne ! Moi aussi j’aimais Saint-Jean ; il avait tant d’esprit ! Ce n’était point un bouffon ordinaire.

La Gouvernante.

Dire que le pauvre homme est allé là-haut la veille de vos fiançailles ! Lui qui ne parlait que de vous à dîner et à souper, tant que le jour durait. Un garçon si gai, si amusant, qu’il faisait aimer la laideur, et que les yeux le cherchaient toujours en dépit d’eux-mêmes !

Elsbeth.

Ne me parle pas de mon mariage ; c’est encore là un plus grand malheur.

La Gouvernante.

Ne savez-vous pas que le prince de Mantoue arrive aujourd’hui ? On dit que c’est un Amadis.

Elsbeth.

Que dis-tu là, ma chère ! Il est horrible et idiot, tout le monde le sait déjà ici.

La Gouvernante.

En vérité ? on m’avait dit que c’était un Amadis.

Elsbeth.

Je ne demandais pas un Amadis, ma chère ; mais cela est cruel, quelquefois, de n’être qu’une fille de roi. Mon père est le meilleur des hommes ; le mariage qu’il prépare assure la paix de son royaume ; il recevra en récompense la bénédiction d’un peuple ; mais moi, hélas ! j’aurai la sienne, et rien de plus.

La Gouvernante.

Comme vous parlez tristement !

Elsbeth.

Si je refusais le prince, la guerre serait bientôt recommencée ; quel malheur que ces traités de paix se signent toujours avec des larmes ! Je voudrais être une forte tête, et me résigner à épouser le premier venu, quand cela est nécessaire en politique. Être la mère d’un peuple, cela console les grands cœurs, mais non les têtes faibles. Je ne suis qu’une pauvre rêveuse ; peut-être la faute en est-elle à tes romans, tu en as toujours dans tes poches.

La Gouvernante.

Seigneur ! n’en dites rien.

Elsbeth.

J’ai peu connu la vie, et j’ai beaucoup rêvé.

La Gouvernante.

Si le prince de Mantoue est tel que vous le dites, Dieu ne laissera pas cette affaire-là s’arranger, j’en suis sûre.

Elsbeth.

Tu crois ! Dieu laisse faire les hommes, ma pauvre amie, et il ne fait guère plus de cas de nos plaintes que du bêlement d’un mouton.

La Gouvernante.

Je suis sûre que si vous refusiez le prince, votre père ne vous forcerait pas.

Elsbeth.

Non, certainement, il ne me forcerait pas ; et c’est pour cela que je me sacrifie. Veux-tu que j’aille dire à mon père d’oublier sa parole, et de rayer d’un trait de plume son nom respectable sur un contrat qui fait des milliers d’heureux ? Qu’importe qu’il fasse une malheureuse ? Je laisse mon bon père être un bon roi.

La Gouvernante.

Hi ! hi !

Elle pleure.
Elsbeth.

Ne pleure pas sur moi, ma bonne ; tu me ferais peut-être pleurer moi-même, et il ne faut pas qu’une royale fiancée ait les yeux rouges. Ne t’afflige pas de tout cela. Après tout, je serai une reine, c’est peut-être amusant ; je prendrai peut-être goût à mes parures, que sais-je ? à mes carrosses, à ma nouvelle cour ; heureusement qu’il y a pour une princesse autre chose dans le mariage qu’un mari. Je trouverai peut-être le bonheur au fond de ma corbeille de noces.

La Gouvernante.

Vous êtes un vrai agneau pascal.

Elsbeth.

Tiens, ma chère, commençons toujours par en rire, quitte à en pleurer quand il en sera temps. On dit que le prince de Mantoue est la plus ridicule chose du monde.

La Gouvernante.

Si Saint-Jean était là !

Elsbeth.

Ah ! Saint-Jean, Saint-Jean !

La Gouvernante.

Vous l’aimiez beaucoup, mon enfant.

Elsbeth.

Cela est singulier : son esprit m’attachait à lui avec des fils imperceptibles qui semblaient venir de mon cœur ; sa perpétuelle moquerie de mes idées romanesques me plaisait à l’excès, tandis que je ne puis supporter qu’avec peine bien des gens qui abondent dans mon sens ; je ne sais ce qu’il y avait autour de lui, dans ses yeux, dans ses gestes, dans la manière dont il prenait son tabac. C’était un homme bizarre ; tandis qu’il me parlait, il me passait devant les yeux des tableaux délicieux ; sa parole donnait la vie, comme par enchantement, aux choses les plus étranges.

La Gouvernante.

C’était un vrai Triboulet.

Elsbeth.

Je n’en sais rien ; mais c’était un diamant d’esprit.

La Gouvernante.

Voilà des pages qui vont et viennent ; je crois que le prince ne va pas tarder à se montrer ; il faudrait retourner au palais pour vous habiller.

Elsbeth.

Je t’en supplie, laisse-moi un quart d’heure encore ; va préparer ce qu’il me faut : hélas ! ma chère, je n’ai plus longtemps à rêver.

La Gouvernante.

Seigneur, est-il possible que ce mariage se fasse, s’il vous déplaît ? Un père sacrifier sa fille ! le roi serait un véritable Jephté, s’il le faisait.

Elsbeth.

Ne dis pas de mal de mon père ; va, ma chère, prépare ce qu’il me faut.

La gouvernante sort.
Elsbeth, seule.

Il me semble qu’il y a quelqu’un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j’aperçois dans ces bluets, assis sur la prairie ? Répondez-moi ; qui êtes-vous ? que faites-vous là, à cueillir ces fleurs ?

Elle s’avance vers un tertre.
Fantasio, assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque.

Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux yeux.

Elsbeth.

Que signifie cet accoutrement ? qui êtes-vous pour venir parodier sous cette large perruque un homme que j’ai aimé ? Êtes-vous écolier en bouffonnerie ?

Fantasio.

Plaise à votre altesse Sérénissime, je suis le nouveau bouffon du roi ; le majordome m’a reçu favorablement ; je suis présenté au valet de chambre ; les marmitons me protègent depuis hier au soir, et je cueille modestement des fleurs en attendant qu’il me vienne de l’esprit.

Elsbeth.

Cela me paraît douteux, que vous cueilliez jamais cette fleur-là.

Fantasio.

Pourquoi ? l’esprit peut venir à un homme vieux, tout comme à une jeune fille. Cela est si difficile quelquefois de distinguer un trait spirituel d’une grosse sottise ! Beaucoup parler, voilà l’important ; le plus mauvais tireur de pistolet peut attraper la mouche, s’il tire sept cent quatre-vingts coups à la minute, tout aussi bien que le plus habile homme qui n’en tire qu’un ou deux bien ajustés. Je ne demande qu’à être nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre, et je regarderai mon ombre au soleil pour voir si ma perruque pousse.

Elsbeth.

En sorte que vous voilà revêtu des dépouilles de Saint-Jean ? Vous avez raison de parler de votre ombre ; tant que vous aurez ce costume, elle lui ressemblera toujours, je crois, plus que vous.

Fantasio.

Je fais en ce moment une élégie qui décidera de mon sort.

Elsbeth.

En quelle façon ?

Fantasio.

Elle prouvera clairement que je suis le premier homme du monde, ou bien elle ne vaudra rien du tout. Je suis en train de bouleverser l’univers pour le mettre en acrostiche ; la lune, le soleil et les étoiles se battent pour entrer dans mes rimes, comme des écoliers à la porte d’un théâtre de mélodrames.

Elsbeth.

Pauvre homme ! quel métier tu entreprends ! faire de l’esprit à tant par heure ! N’as-tu ni bras ni jambes, et ne ferais-tu pas mieux de labourer la terre que ta propre cervelle ?

Fantasio.

Pauvre petite ! quel métier vous entreprenez ! épouser un sot que vous n’avez jamais vu ! — N’avez-vous ni cœur ni tête, et ne feriez-vous pas mieux de vendre vos robes que votre corps ?

Elsbeth.

Voilà qui est hardi, monsieur le nouveau venu !

Fantasio.

Comment appelez-vous cette fleur-là, s’il vous plaît ?

Elsbeth.

Une tulipe. Que veux-tu prouver ?

Fantasio.

Une tulipe rouge, ou une tulipe bleue ?

Elsbeth.

Bleue, à ce qu’il me semble.

Fantasio.

Point du tout, c’est une tulipe rouge.

Elsbeth.

Veux-tu mettre un habit neuf à une vieille sentence ? tu n’en as pas besoin pour dire que des goûts et des couleurs il n’en faut pas disputer.

Fantasio.

Je ne dispute pas ; je vous dis que cette tulipe est une tulipe rouge, et cependant je conviens qu’elle est bleue.

Elsbeth.

Comment arranges-tu cela ?

Fantasio.

Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s’il est né bleu ou rouge ? Les tulipes elles-mêmes n’en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires, que les pommes deviennent des citrouilles, et que les chardons sortent de la mâchoire de l’âne pour s’inonder de sauce dans le plat d’argent d’un évêque. Cette tulipe que voilà s’attendait bien à être rouge ; mais on l’a mariée ; elle est tout étonnée d’être bleue ; c’est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l’homme ; et la pauvre dame nature doit se rire parfois au nez de bon cœur, quand elle mire dans ses lacs et dans ses mers son éternelle mascarade. Croyez-vous que ça sentît la rose dans le paradis de Moïse ? ça ne sentait que le foin vert. La rose est fille de la civilisation ; c’est une marquise comme vous et moi.

Elsbeth.

La pâle fleur de l’aubépine peut devenir une rose, et un chardon peut devenir un artichaut ; mais une fleur ne peut en devenir une autre : ainsi qu’importe à la nature ? on ne la change pas, on l’embellit ou on la tue. La plus chétive violette mourrait plutôt que de céder si l’on voulait, par des moyens artificiels, altérer sa forme d’une étamine.

Fantasio.

C’est pourquoi je fais plus de cas d’une violette que d’une fille de roi.

Elsbeth.

Il y a de certaines choses que les bouffons eux-mêmes n’ont pas le droit de railler ; fais-y attention. Si tu as écouté ma conversation avec ma gouvernante, prends garde à tes oreilles.

Fantasio.

Non pas à mes oreilles, mais à ma langue. Vous vous trompez de sens ; il y a une erreur de sens dans vos paroles.

Elsbeth.

Ne me fais pas de calembour, si tu veux gagner ton argent, et ne me compare pas à des tulipes, si tu ne veux gagner autre chose.

Fantasio.

Qui sait ? Un calembour console de bien des chagrins ; et jouer avec les mots est un moyen comme un autre de jouer avec les pensées, les actions et les êtres. Tout est calembour ici-bas, et il est aussi difficile de comprendre le regard d’un enfant de quatre ans que le galimatias de trois drames modernes.

Elsbeth.

Tu me fais l’effet de regarder le monde à travers un prisme tant soit peu changeant.

Fantasio.

Chacun a ses lunettes ; mais personne ne sait au juste de quelle couleur en sont les verres. Qui est-ce qui pourra me dire au juste si je suis heureux ou malheureux, bon ou mauvais, triste ou gai, bête ou spirituel ?

Elsbeth.

Tu es laid, du moins ; cela est certain.

Fantasio.

Pas plus certain que votre beauté. Voilà votre père qui vient avec votre futur mari. Qui est-ce qui peut savoir si vous l’épouserez ?

Il sort.
Elsbeth.

Puisque je ne puis éviter la rencontre du prince de Mantoue, je ferai aussi bien d’aller au-devant de lui.

Entrent le Roi, Marinoni sous le costume de prince, et le Prince vêtu en aide de camp.
Le Roi.

Prince, voici ma fille. Pardonnez-lui cette toilette de jardinière ; vous êtes ici chez un bourgeois qui en gouverne d’autres, et notre étiquette est aussi indulgente pour nous-mêmes que pour eux.

Marinoni.

Permettez-moi de baiser cette main charmante, madame, si ce n’est pas une trop grande faveur pour mes lèvres.

La Princesse.

Votre altesse m’excusera si je rentre au palais. Je la verrai, je pense, d’une manière plus convenable à la présentation de ce soir.

Elle sort.
Le Prince.

La princesse a raison ; voilà une divine pudeur.

Le Roi, à Marinoni.

Quel est donc cet aide de camp qui vous suit comme votre ombre ? Il m’est insupportable de l’entendre ajouter une remarque inepte à tout ce que nous disons. Renvoyez-le, je vous en prie.

Marinoni parle bas au Prince.
Le Prince, de même.

C’est fort adroit de ta part de lui avoir persuadé de m’éloigner ; je vais tâcher de joindre la princesse et de lui toucher quelques mots délicats sans faire semblant de rien.

Il sort.
Le Roi.

Cet aide de camp est un imbécile, mon ami ; que pouvez-vous faire de cet homme-là ?

Marinoni.

Hum ! hum ! Poussons quelques pas plus avant, si Votre Majesté le permet ; je crois apercevoir un kiosque tout à fait charmant dans ce bocage.

Ils sortent.



Scène II

Une autre partie du jardin.
LE PRINCE, entrant.

Mon déguisement me réussit à merveille ; j’observe, et je me fais aimer. Jusqu’ici tout va au gré de mes souhaits ; le père me paraît un grand roi, quoique trop sans façon, et je m’étonnerais si je ne lui avais plu tout d’abord. J’aperçois la princesse qui rentre au palais ; le hasard me favorise singulièrement.

Elsbeth entre ; le prince l’aborde.

Altesse, permettez à un fidèle serviteur de votre futur époux de vous offrir les félicitations sincères que son cœur humble et dévoué ne peut contenir en vous voyant. Heureux les grands de la terre ! ils peuvent vous épouser, moi je ne le puis pas ; cela m’est tout à fait impossible ; je suis d’une naissance obscure ; je n’ai pour tout bien qu’un nom redoutable à l’ennemi ; un cœur pur et sans tache bat sous ce modeste uniforme ; je suis un pauvre soldat criblé de balles des pieds à la tête ; je n’ai pas un ducat ; je suis solitaire et exilé de ma terre natale comme de ma patrie céleste, c’est-à-dire du paradis de mes rêves ; je n’ai pas un cœur de femme à presser sur mon cœur ; je suis maudit et silencieux.

Elsbeth.

Que me voulez-vous, mon cher monsieur ? Êtes-vous fou, ou demandez-vous l’aumône ?

Le Prince.

Qu’il serait difficile de trouver des paroles pour exprimer ce que j’éprouve ! Je vous ai vue passer toute seule dans cette allée ; j’ai cru qu’il était de mon devoir de me jeter à vos pieds, et de vous offrir ma compagnie jusqu’à la poterne.

Elsbeth.

Je vous suis obligée ; rendez-moi le service de me laisser tranquille.

Elle sort.
Le Prince, seul.

Aurais-je eu tort de l’aborder ? Il le fallait cependant, puisque j’ai le projet de la séduire sous mon habit supposé. Oui, j’ai bien fait de l’aborder. Cependant, elle m’a répondu d’une manière désagréable. Je n’aurais peut-être pas dû lui parler si vivement. Il le fallait pourtant bien, puisque mon mariage est presque assuré, et que je suis censé devoir supplanter Marinoni, qui me remplace. J’ai eu raison de lui parler vivement. Mais la réponse est désagréable. Aurait-elle un cœur dur et faux ? Il serait bon de sonder adroitement la chose.

Il sort.



Scène II

Une antichambre.
FANTASIO, couché sur un tapis.

Quel métier délicieux que celui de bouffon ! J’étais gris, je crois, hier soir, lorsque j’ai pris ce costume et que je me suis présenté au palais ; mais, en vérité, jamais la saine raison ne m’a rien inspiré qui valût cet acte de folie. J’arrive, et me voilà reçu, choyé, enregistré, et ce qu’il y a de mieux encore, oublié. Je vais et viens dans ce palais comme si je l’avais habité toute ma vie. Tout à l’heure, j’ai rencontré le roi ; il n’a pas même eu la curiosité de me regarder ; son bouffon étant mort, on lui a dit : « Sire, en voilà un autre. » C’est admirable ! Dieu merci, voilà ma cervelle à l’aise, je puis faire toutes les balivernes possibles sans qu’on me dise rien pour m’en empêcher ; je suis un des animaux domestiques du roi de Bavière, et si je veux, tant que je garderai ma bosse et ma perruque, on me laissera vivre jusqu’à ma mort entre un épagneul et une pintade. En attendant, mes créanciers peuvent se casser le nez contre ma porte tout à leur aise. Je suis aussi bien en sûreté ici sous cette perruque, que dans les Indes occidentales.

N’est-ce pas la princesse que j’aperçois dans la chambre voisine, à travers cette glace ? Elle rajuste son voile de noces ; deux longues larmes coulent sur ses joues ; en voilà une qui se détache comme une perle et qui tombe sur sa poitrine. Pauvre petite ! j’ai entendu ce matin sa conversation avec sa gouvernante ; en vérité, c’était par hasard ; j’étais assis sur le gazon, sans autre dessein que celui de dormir. Maintenant la voilà qui pleure et qui ne se doute guère que je la vois encore. Ah ! si j’étais un écolier de rhétorique, comme je réfléchirais profondément sur cette misère couronnée, sur cette pauvre brebis à qui on met un ruban rose au cou pour la mener à la boucherie ! Cette petite fille est sans doute romanesque ; il lui est cruel d’épouser un homme qu’elle ne connaît pas. Cependant elle se sacrifie en silence. Que le hasard est capricieux ! il faut que je me grise, que je rencontre l’enterrement de Saint-Jean, que je prenne son costume et sa place, que je fasse enfin la plus grande folie de la terre, pour venir voir tomber, à travers cette glace, les deux seules larmes que cette enfant versera peut-être sur son triste voile de fiancée !

Il sort.



Scène IV

Une allée du jardin.
LE PRINCE, MARINONI.
Le Prince.

Tu n’es qu’un sot, colonel.

Marinoni.

Votre altesse se trompe sur mon compte de la manière la plus pénible.

Le Prince.

Tu es un maître butor. Ne pouvais-tu pas empêcher cela ? Je te confie le plus grand projet qui se soit enfanté depuis une suite d’années incalculable, et toi, mon meilleur ami, mon plus fidèle serviteur, tu entasses bêtises sur bêtises. Non, non, tu as beau dire, cela n’est point pardonnable.

Marinoni.

Comment pouvais-je empêcher votre altesse de s’attirer les désagréments qui sont la suite nécessaire du rôle supposé qu’elle joue ? Vous m’ordonnez de prendre votre nom et de me comporter en véritable prince de Mantoue. Puis-je empêcher le roi de Bavière de faire un affront à mon aide de camp ? Vous aviez tort de vous mêler de nos affaires.

Le Prince.

Je voudrais bien qu’un maraud comme toi se mêlât de me donner des ordres.

Marinoni.

Considérez, altesse, qu’il faut cependant que je sois le prince ou que je sois l’aide de camp. C’est par votre ordre que j’agis.

Le Prince.

Me dire que je suis un impertinent en présence de toute la cour, parce que j’ai voulu baiser la main de la princesse ! Je suis prêt à lui déclarer la guerre, et à retourner dans mes États pour me mettre à la tête de mes armées.

Marinoni.

Songez donc, altesse, que ce mauvais compliment s’adressait à l’aide de camp et non au prince. Prétendez-vous qu’on vous respecte sous ce déguisement ?

Le Prince.

Il suffit. Rends-moi mon habit.

Marinoni, ôtant l’habit.

Si mon souverain l’exige, je suis prêt à mourir pour lui.

Le Prince.

En vérité, je ne sais que résoudre. D’un côté, je suis furieux de ce qui m’arrive, et d’un autre, je suis désolé de renoncer à mon projet. La princesse ne paraît pas répondre indifféremment aux mots à double entente dont je ne cesse de la poursuivre. Déjà je suis parvenu deux ou trois fois à lui dire à l’oreille des choses incroyables. Viens, réfléchissons à tout cela.

Marinoni, tenant l’habit.

Que ferai-je, altesse ?

Le Prince.

Remets-le, remets-le, et rentrons au palais.

Ils sortent.



Scène V

La Princesse ELSBETH, LE ROI.
Le Roi.

Ma fille, il faut répondre franchement à ce que je vous demande : Ce mariage vous déplaît-il ?

Elsbeth.

C’est à vous, sire, de répondre vous-même. Il me plaît, s’il vous plaît ; il me déplaît, s’il vous déplaît.

Le Roi.

Le prince m’a paru être un homme ordinaire, dont il est difficile de rien dire. La sottise de son aide de camp lui fait seule tort dans mon esprit ; quant à lui, c’est peut-être un bon prince, mais ce n’est pas un homme élevé. Il n’y a rien en lui qui me repousse ou qui m’attire. Que puis-je te dire là-dessus ? Le cœur des femmes a des secrets que je ne puis connaître ; elles se font des héros parfois si étranges, elles saisissent si singulièrement un ou deux côtés d’un homme qu’on leur présente, qu’il est impossible de juger pour elles, tant qu’on n’est pas guidé par quelque point tout à fait sensible. Dis-moi donc clairement ce que tu penses de ton fiancé.

Elsbeth.

Je pense qu’il est prince de Mantoue, et que la guerre recommencera demain entre lui et vous, si je ne l’épouse pas.

Le Roi.

Cela est certain, mon enfant.

Elsbeth.

Je pense donc que je l’épouserai, et que la guerre sera finie.

Le Roi.

Que les bénédictions de mon peuple te rendent grâces pour ton père ! Ô ma fille chérie ! je serai heureux de cette alliance ; mais je ne voudrais pas voir dans ces beaux yeux bleus cette tristesse qui dément leur résignation. Réfléchis encore quelques jours.

Il sort. — Entre Fantasio.
Elsbeth.

Te voilà, pauvre garçon ! comment te plais-tu ici ?

Fantasio.

Comme un oiseau en liberté.

Elsbeth.

Tu aurais mieux répondu, si tu avais dit comme un oiseau en cage. Ce palais en est une assez belle ; cependant c’en est une.

Fantasio.

La dimension d’un palais ou d’une chambre ne fait pas l’homme plus ou moins libre. Le corps se remue où il peut ; l’imagination ouvre quelquefois des ailes grandes comme le ciel dans un cachot grand comme la main.

Elsbeth.

Ainsi donc, tu es un heureux fou ?

Fantasio.

Très heureux. Je fais la conversation avec les petits chiens et les marmitons. Il y a un roquet pas plus haut que cela dans la cuisine, qui m’a dit des choses charmantes.

Elsbeth.

En quel langage ?

Fantasio.

Dans le style le plus pur. Il ne ferait pas une seule faute de grammaire dans l’espace d’une année.

Elsbeth.

Pourrai-je entendre quelques mots de ce style ?

Fantasio.

En vérité, je ne le voudrais pas ; c’est une langue qui est particulière. Il n’y a pas que les roquets qui la parlent ; les arbres et les grains de blé eux-mêmes la savent aussi ; mais les filles de roi ne la savent pas. À quand votre noce ?

Elsbeth.

Dans quelques jours tout sera fini.

Fantasio.

C’est-à-dire tout sera commencé. Je compte vous offrir un présent de ma main.

Elsbeth.

Quel présent ? Je suis curieuse de cela.

Fantasio.

Je compte vous offrir un joli petit serin empaillé, qui chante comme un rossignol.

Elsbeth.

Comment peut-il chanter, s’il est empaillé ?

Fantasio.

Il chante parfaitement.

Elsbeth.

En vérité, tu te moques de moi avec un rare acharnement.

Fantasio.

Point du tout. Mon serin a une petite serinette dans le ventre. On pousse tout doucement un petit ressort sous la patte gauche, et il chante tous les opéras nouveaux, exactement comme mademoiselle Grisi.

Elsbeth.

C’est une invention de ton esprit, sans doute ?

Fantasio.

En aucune façon. C’est un serin de cour ; il y a beaucoup de petites filles très bien élevées qui n’ont pas d’autres procédés que celui-là. Elles ont un petit ressort sous le bras gauche, un joli petit ressort en diamant fin, comme la montre d’un petit-maître. Le gouverneur ou la gouvernante fait jouer le ressort, et vous voyez aussitôt les lèvres s’ouvrir avec le sourire le plus gracieux ; une charmante cascatelle de paroles mielleuses sort avec le plus doux murmure, et toutes les convenances sociales, pareilles à des nymphes légères, se mettent aussitôt à dansoter sur la pointe du pied autour de la fontaine merveilleuse. Le prétendu ouvre des yeux ébahis ; l’assistance chuchote avec indulgence, et le père, rempli d’un secret contentement, regarde avec orgueil les boucles d’or de ses souliers.

Elsbeth.

Tu parais revenir volontiers sur de certains sujets. Dis-moi, bouffon, que t’ont donc fait ces pauvres jeunes filles, pour que tu en fasses si gaîment la satire ? Le respect d’aucun devoir ne peut-il trouver grâce devant toi ?

Fantasio.

Je respecte fort la laideur ; c’est pourquoi je me respecte moi-même si profondément.

Elsbeth.

Tu parais quelquefois en savoir plus que tu n’en dis. D’où viens-tu donc, et qui es-tu, pour que, depuis un jour que tu es ici, tu saches déjà pénétrer des mystères que les princes eux-mêmes ne soupçonneront jamais ? Est-ce à moi que s’adressent tes folies, ou est-ce au hasard que tu parles ?

Fantasio.

C’est au hasard, je parle beaucoup au hasard : c’est mon plus cher confident.

Elsbeth.

Il semble en effet t’avoir appris ce que tu ne devrais pas connaître. Je croirais volontiers que tu épies mes actions et mes paroles.

Fantasio.

Dieu le sait. Que vous importe ?

Elsbeth.

Plus que tu ne peux penser. Tantôt dans cette chambre, pendant que je mettais mon voile, j’ai entendu marcher tout à coup derrière la tapisserie. Je me trompe fort si ce n’était toi qui marchais.

Fantasio.

Soyez sûre que cela reste entre votre mouchoir et moi. Je ne suis pas plus indiscret que je ne suis curieux. Quel plaisir pourraient me faire vos chagrins ? quel chagrin pourraient me faire vos plaisirs ? Vous êtes ceci, et moi cela. Vous êtes jeune, et moi je suis vieux ; belle, et je suis laid ; riche, et je suis pauvre. Vous voyez bien qu’il n’y a aucun rapport entre nous. Que vous importe que le hasard ait croisé sur sa grande route deux roues qui ne suivent pas la même ornière, et qui ne peuvent marquer sur la même poussière ? Est-ce ma faute s’il m’est tombé, tandis que je dormais, une de vos larmes sur la joue ?

Elsbeth.

Tu me parles sous la forme d’un homme que j’ai aimé, voilà pourquoi je t’écoute malgré moi. Mes yeux croient voir Saint-Jean ; mais peut-être n’es-tu qu’un espion ?

Fantasio.

À quoi cela me servirait-il ? Quand il serait vrai que votre mariage vous coûterait quelques larmes, et quand je l’aurais appris par hasard, qu’est-ce que je gagnerais à l’aller raconter ? On ne me donnerait pas une pistole pour cela, et on ne vous mettrait pas au cabinet noir. Je comprends très bien qu’il doit être assez ennuyeux d’épouser le prince de Mantoue. Mais après tout, ce n’est pas moi qui en suis chargé. Demain ou après-demain vous serez partie pour Mantoue avec votre robe de noce, et moi je serai encore sur ce tabouret avec mes vieilles chausses. Pourquoi voulez-vous que je vous en veuille ? Je n’ai pas de raison pour désirer votre mort ; vous ne m’avez jamais prêté d’argent.

Elsbeth.

Mais si le hasard t’a fait voir ce que je veux qu’on ignore, ne dois-je pas te mettre à la porte, de peur de nouvel accident ?

Fantasio.

Avez-vous le dessein de me comparer à un confident de tragédie, et craignez-vous que je ne suive votre ombre en déclamant ! Ne me chassez pas, je vous en prie. Je m’amuse beaucoup ici. Tenez, voilà votre gouvernante qui arrive avec des mystères plein ses poches. La preuve que je ne l’écouterai pas, c’est que je m’en vais à l’office manger une aile de pluvier que le majordome a mise de côté pour sa femme.

Il sort.
La Gouvernante, entrant.

Savez-vous une chose terrible, ma chère Elsbeth ?

Elsbeth.

Que veux-tu dire ? tu es toute tremblante.

La Gouvernante.

Le prince n’est pas le prince, ni l’aide de camp non plus. C’est un vrai conte de fées.

Elsbeth.

Quel imbroglio me fais-tu là ?

La Gouvernante.

Chut ! chut ! C’est un des officiers du prince lui-même qui vient de me le dire. Le prince de Mantoue est un véritable Almaviva ; il est déguisé et caché parmi les aides de camp ; il a voulu sans doute chercher à vous voir et à vous connaître d’une manière féerique. Il est déguisé, le digne seigneur, il est déguisé, comme Lindor ; celui qu’on vous a présenté comme votre futur époux n’est qu’un aide de camp nommé Marinoni.

Elsbeth.

Cela n’est pas possible !

La Gouvernante.

Cela est certain, certain mille fois. Le digne homme est déguisé ; il est impossible de le reconnaître ; c’est une chose extraordinaire.

Elsbeth.

Tu tiens cela, dis-tu, d’un officier ?

La Gouvernante.

D’un officier du prince. Vous pouvez le lui demander à lui-même.

Elsbeth.

Et il ne t’a pas montré parmi les aides de camp le véritable prince de Mantoue ?

La Gouvernante.

Figurez-vous qu’il en tremblait lui-même, le pauvre homme, de ce qu’il me disait. Il ne m’a confié son secret que parce qu’il désire vous être agréable et qu’il savait que je vous préviendrais. Quant à Marinoni, cela est positif ; mais, pour ce qui est du prince véritable, il ne me l’a pas montré.

Elsbeth.

Cela me donnerait quelque chose à penser, si c’était vrai. Viens, amène-moi cet officier.

Entre un page.
La Gouvernante.

Qu’y a-t-il, Flamel ? Tu parais hors d’haleine.

Le Page.

Ah ! madame, c’est une chose à en mourir de rire. Je n’ose parler devant votre altesse.

Elsbeth.
,

Parle ; qu’y a-t-il encore de nouveau ?

Le Page.

Au moment où le prince de Mantoue entrait à cheval dans la cour, à la tête de son état-major, sa perruque s’est enlevée dans les airs et a disparu tout à coup.

Elsbeth.

Pourquoi cela ? Quelle niaiserie.

Le Page.

Madame, je veux mourir si ce n’est pas la vérité. La perruque s’est enlevée en l’air au bout d’un hameçon. Nous l’avons retrouvée dans l’office, à côté d’une bouteille cassée ; on ignore qui a fait cette plaisanterie. Mais le duc n’en est pas moins furieux, et il a juré que si l’auteur n’en est pas puni de mort, il déclarera la guerre au roi votre père et mettra tout à feu et à sang.

Elsbeth.

Viens écouter toute cette histoire, ma chère. Mon sérieux commence à m’abandonner.

Entre un autre page.
Elsbeth.

Eh bien ! quelle nouvelle ?

Le Page.

Madame, le bouffon du roi est en prison ; c’est lui qui a enlevé la perruque du prince.

Elsbeth.

Le bouffon est en prison ? et sur l’ordre du prince ?

Le Page.

Oui, altesse.

Elsbeth.

Viens, chère mère, il faut que je te parle.

Elle sort avec sa gouvernante.



Scène VI

LE PRINCE, MARINONI.
Le Prince.

Non, non, laisse-moi me démasquer. Il est temps que j’éclate. Cela ne se passera pas ainsi. Feu et sang ! une perruque royale au bout d’un hameçon ! Sommes-nous chez les barbares, dans les déserts de la Sibérie ? Y a-t-il encore sous le soleil quelque chose de civilisé et de convenable ? J’écume de colère, et les yeux me sortent de la tête.

Marinoni.

Vous perdez tout par cette violence.

Le Prince.

Et ce père, ce roi de Bavière, ce monarque vanté dans tous les almanachs de l’année passée ! cet homme qui a un extérieur si décent, qui s’exprime en termes si mesurés, et qui se met à rire en voyant la perruque de son gendre voler dans les airs ! Car enfin, Marinoni, je conviens que c’est ta perruque qui a été enlevée ; mais n’est-ce pas toujours celle du prince de Mantoue, puisque c’est lui que l’on croit voir en toi ? Quand je pense que si c’eût été moi, en chair et en os, ma perruque aurait peut-être… Ah ! il y a une providence ; lorsque Dieu m’a envoyé tout d’un coup l’idée de me travestir ; lorsque cet éclair a traversé ma pensée : « Il faut que je me travestisse, » ce fatal événement était prévu par le destin. C’est lui qui a sauvé de l’affront le plus intolérable la tête qui gouverne mes peuples. Mais, par le ciel ! tout sera connu. C’est trop longtemps trahir ma dignité. Puisque les majestés divines et humaines sont impitoyablement violées et lacérées, puisqu’il n’y a plus chez les hommes de notions du bien et du mal, puisque le roi de plusieurs milliers d’hommes éclate de rire comme un palefrenier à la vue d’une perruque, Marinoni, rends-moi mon habit.

Marinoni, ôtant son habit.

Si mon souverain le commande, je suis prêt à souffrir pour lui mille tortures.

Le Prince.

Je connais ton dévouement. Viens, je vais dire au roi son fait en propres termes.

Marinoni.

Vous refusez la main de la princesse ? elle vous a cependant lorgné d’une manière évidente pendant tout le dîner.

Le Prince.

Tu crois ? Je me perds dans un abîme de perplexités. Viens toujours, allons chez le roi.

Marinoni, tenant l’habit.

Que faut-il faire, altesse ?

Le Prince.

Remets-le pour un instant. Tu me le rendras tout à l’heure ; ils seront bien plus pétrifiés, en m’entendant prendre le ton qui me convient, sous ce frac de couleur foncée.

Ils sortent.



Scène VII

Une prison.
FANTASIO, seul.

Je ne sais s’il y a une providence, mais c’est amusant d’y croire. Voilà pourtant une pauvre petite princesse qui allait épouser à son corps défendant un animal immonde, un cuistre de province, à qui le hasard a laissé tomber une couronne sur la tête, comme l’aigle d’Eschyle sa tortue. Tout était préparé ; les chandelles allumées, le prétendu poudré, la pauvre petite confessée. Elle avait essuyé les deux charmantes larmes que j’ai vues couler ce matin. Rien ne manquait que deux ou trois capucinades pour que le malheur de sa vie fût en règle. Il y avait dans tout cela la fortune de deux royaumes, la tranquillité de deux peuples ; et il faut que j’imagine de me déguiser en bossu, pour venir me griser derechef dans l’office de notre bon roi, et pour pêcher au bout d’une ficelle la perruque de son cher allié ! En vérité, lorsque je suis gris, je crois que j’ai quelque chose de surhumain. Voilà le mariage manqué et tout remis en question. Le prince de Mantoue a demandé ma tête, en échange de sa perruque. Le roi de Bavière a trouvé la peine un peu forte, et n’a consenti qu’à la prison. Le prince de Mantoue, grâce à Dieu, est si bête, qu’il se ferait plutôt couper en morceaux que d’en démordre ; ainsi la princesse reste fille, du moins pour cette fois. S’il n’y a pas là le sujet d’un poème épique en douze chants, je ne m’y connais pas. Pope et Boileau ont fait des vers admirables sur des sujets bien moins importants. Ah ! si j’étais poète, comme je peindrais la scène de cette perruque voltigeant dans les airs ! Mais celui qui est capable de faire de pareilles choses dédaigne de les écrire. Ainsi la postérité s’en passera.

Il s’endort. — Entrent Elsbeth et sa gouvernante, une lampe à la main.
Elsbeth.

Il dort ; ferme la porte doucement.

La Gouvernante.

Voyez ; cela n’est pas douteux. Il a ôté sa perruque postiche, sa difformité a disparu en même temps ; le voilà tel qu’il est, tel que ses peuples le voient sur son char de triomphe ; c’est le noble prince de Mantoue.

Elsbeth.

Oui, c’est lui ; voilà ma curiosité satisfaite ; je voulais voir son visage, et rien de plus ; laisse-moi me pencher sur lui.

Elle prend la lampe.

Psyché, prends garde à ta goutte d’huile.

La Gouvernante.

Il est beau comme un vrai Jésus.

Elsbeth.

Pourquoi m’as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées ? Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant de fleurs étranges et mystérieuses ?

La Gouvernante.

Comme vous voilà émue sur la pointe de vos petits pieds !

Elsbeth.

Il s’éveille ; allons-nous-en.

Fantasio, s’éveillant.

Est-ce un rêve ? Je tiens le coin d’une robe blanche.

Elsbeth.

Lâchez-moi ! laissez-moi partir.

Fantasio.

C’est vous, princesse ! Si c’est la grâce du bouffon du roi que vous m’apportez si divinement, laissez-moi remettre ma bosse et ma perruque ; ce sera fait dans un instant.

La Gouvernante.

Ah ! prince, qu’il vous sied mal de nous tromper ainsi ! Ne reprenez pas ce costume ; nous savons tout.

Fantasio.

Prince ! où en voyez-vous un ?

La Gouvernante.

À quoi sert-il de dissimuler ?

Fantasio.

Je ne dissimule pas le moins du monde ; par quel hasard m’appelez-vous prince ?

La Gouvernante.

Je connais mes devoirs envers Votre Altesse.

Fantasio.

Madame, je vous supplie de m’expliquer les paroles de cette honnête dame. Y a-t-il réellement quelque méprise extravagante, ou suis-je l’objet d’une raillerie ?

Elsbeth.

Pourquoi le demander, lorsque c’est vous-même qui raillez ?

Fantasio.

Suis-je donc un prince, par hasard ? Concevrait-on quelque soupçon sur l’honneur de ma mère ?

Elsbeth.

Qui êtes-vous, si vous n’êtes pas le prince de Mantoue ?

Fantasio.

Mon nom est Fantasio ; je suis un bourgeois de Munich.

Il lui montre une lettre.
Elsbeth.

Un bourgeois de Munich ! Et pourquoi êtes-vous déguisé ? Que faites-vous ici ?

Fantasio.

Madame, je vous supplie de me pardonner.

Il se jette à genoux.
Elsbeth.

Que veut dire cela ? Relevez-vous, homme, et sortez d’ici. Je vous fais grâce d’une punition que vous mériteriez peut-être. Qui vous a poussé à cette action ?

Fantasio.

Je ne puis dire le motif qui m’a conduit ici.

Elsbeth.

Vous ne pouvez le dire ? et cependant je veux le savoir.

Fantasio.

Excusez-moi, je n’ose l’avouer.

La Gouvernante.

Sortons, Elsbeth ; ne vous exposez pas à entendre des discours indignes de vous. Cet homme est un voleur, ou un insolent qui va vous parler d’amour.

Elsbeth.

Je veux savoir la raison qui vous a fait prendre ce costume.

Fantasio.

Je vous supplie, épargnez-moi.

Elsbeth.

Non, non ! parlez, ou je ferme cette porte sur vous pour dix ans.

Fantasio.

Madame, je suis criblé de dettes ; mes créanciers ont obtenu un arrêt contre moi ; à l’heure où je vous parle, mes meubles sont vendus, et si je n’étais dans cette prison, je serais dans une autre. On a dû venir m’arrêter hier au soir ; ne sachant où passer la nuit, ni comment me soustraire aux poursuites des huissiers, j’ai imaginé de prendre ce costume et de venir me réfugier aux pieds du roi ; si vous me rendez la liberté, on va me prendre au collet ; mon oncle est un avare qui vit de pommes de terre et de radis, et qui me laisse mourir de faim dans tous les cabarets du royaume. Puisque vous voulez le savoir, je dois vingt mille écus.

Elsbeth.

Tout cela est-il vrai ?

Fantasio.

Si je mens, je consens à les payer.

On entend un bruit de chevaux.
La Gouvernante.

Voilà des chevaux qui passent ; c’est le roi en personne. Si je pouvais faire signe à un page !

Elle appelle par la fenêtre.

Holà ! Flamel, où allez-vous donc ?

Le Page, en dehors.

Le prince de Mantoue va partir.

La Gouvernante.

Le prince de Mantoue !

Le Page.

Oui, la guerre est déclarée. Il y a eu entre lui et le roi une scène épouvantable devant toute la cour, et le mariage de la princesse est rompu.

Elsbeth.

Entendez-vous cela, monsieur Fantasio ? vous avez fait manquer mon mariage.

La Gouvernante.

Seigneur mon Dieu ! le prince de Mantoue s’en va, et je ne l’aurai pas vu !

Elsbeth.

Si la guerre est déclarée, quel malheur !

Fantasio.

Vous appelez cela un malheur, altesse ? Aimeriez-vous mieux un mari qui prend fait et cause pour sa perruque ? Eh ! madame, si la guerre est déclarée, nous saurons quoi faire de nos bras ; les oisifs de nos promenades mettront leurs uniformes ; moi-même je prendrai mon fusil de chasse, s’il n’est pas encore vendu. Nous irons faire un tour d’Italie, et si vous entrez jamais à Mantoue, ce sera comme une véritable reine, sans qu’il y ait besoin pour cela d’autres cierges que nos épées.

Elsbeth.

Fantasio, veux-tu rester le bouffon de mon père ? Je te paie tes vingt mille écus.

Fantasio.

Je le voudrais de grand cœur ; mais en vérité, si j’y étais forcé, je sauterais par la fenêtre, pour me sauver un de ces jours.

Elsbeth.

Pourquoi ? tu vois que Saint-Jean est mort ; il nous faut absolument un bouffon.

Fantasio.

J’aime ce métier plus que tout autre ; mais je ne puis faire aucun métier. Si vous trouvez que cela vaille vingt mille écus de vous avoir débarrassée du prince de Mantoue, donnez-les-moi, et ne payez pas mes dettes. Un gentilhomme sans dettes ne saurait où se présenter. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de me trouver sans dettes.

Elsbeth.

Eh bien ! je te les donne ; mais prends la clef de mon jardin : le jour où tu t’ennuieras d’être poursuivi par tes créanciers, viens te cacher dans les bleuets où je t’ai trouvé ce matin ; aie soin de reprendre ta perruque et ton habit bariolé ; ne parais jamais devant moi sans cette taille contrefaite et ces grelots d’argent, car c’est ainsi que tu m’as plu : tu redeviendras mon bouffon pour le temps qu’il te plaira de l’être, et puis tu iras à tes affaires. Maintenant tu peux t’en aller, la porte est ouverte.

La Gouvernante.

Est-il possible que le prince de Mantoue soit parti sans que je l’aie vu.

FIN DE FANTASIO.