Farce du cuvier, modernisation Gassies, 1896/Notice

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Anonyme
Traduction par Georges Gassies des Brulies.
Delagrave (p. 9-12).
LA FARCE DU CUVIER.




NOTICE




La Farce de Pathelin n’est pas la seule œuvre comique de notre ancien théâtre français, qui mérite d’être connue. Elle eut une popularité qui l’a transmise d’âge en âge et lui a valu la place qu’elle occupe dignement dans notre histoire littéraire, mais à la même époque, c’est-à-dire au XVe siècle, il y eut de nombreuses pièces dramatiques du même genre, dont le succès est justifié par des qualités éminemment françaises. La Farce du Cuvier, la Farce du Pâté et de la Tarte et vingt autres d’un caractère un peu plus libre, sont du nombre.

Il y a une grande analogie entre ces vieilles comédies du moyen âge et les fabliaux du même temps. C’est le même esprit, la même gaîté, la même verve ; et en lisant les récits des trouvères de la langue d’oïl, on éclate du même rire qu’en écoutant les joyeux dialogues des Enfants Sans-Souci, et en assistant aux comédies de Molière. Car Molière a une grande parenté avec ces vieux conteurs français et ces comédiens primitifs. Il avait dû dans ses tournées de province entendre conter plus d’un joli fabliau et voir jouer par des bateleurs en retard plus d’une joyeuse farce.

Il aurait peut-être pu contester à son ami Boileau que le théâtre fût abhorré chez nos dévots aïeux. On s’est chargé, depuis, Dieu merci, de prouver que le gendarme du Parnasse s’était permis de parler à la légère d’une époque qu’il ne connaissait pas, et l’on n’a pas craint de médire de lui. Il y avait cependant un mot de Voltaire, devenu presque un proverbe, qui menaçait des coups du destin les audacieux qui diraient du mal de Nicolas. J’ai même un ami qui prétend s’être cassé le bras parce qu’il avait osé maltraiter Boileau !

Le fin et spirituel Molière dut sourire dans sa barbe — que la mode ne lui permettait pas de porter — en lisant les vers du IIIe Chant de l’Art poétique. C’est en effet d’un vieux conte du XIIIe siècle, et aussi d’une Farce, perdue aujourd’hui, qu’est sortie la première idée du Médecin malgré lui. Le Vilain Mire ou le paysan médecin contient en germe l’admirable comédie de Molière.

Sainte-Beuve n’a pas hésité à écrire en parlant des pièces de notre ancien théâtre : « Ce sont les coups d’essai de petits Molières restés en chemin et inconnus, mais dont quelques-uns se sont approchés assez près du Molière véritable et immortel. Il ne doit pas y avoir, ajoute-t-il, une grande distance entre cette Farce si joyeuse du Cuvier et celles du Médecin volant et de la Jalousie du Barbouillé que jouait Molière tout jeune dans ses tournées de province. »

C’est bien en effet à un « petit Molière » inconnu que nous devons la Farce du Cuvier. Pas plus que pour la Farce de Pathelin, nous ne pouvons, sans craindre de nous aventurer, nommer l’auteur de cette pièce. Mais si l’on veut considérer l’idée mère de notre Farce, nous l’avons retrouvée dans un fabliau du XIIIe siècle, comme nous retrouvons le sujet du Médecin malgré lui dans le Vilain Mire.

C’est le fabliau intitulé Sire Hain et Dame Anieuse par le trouvère Hugues Peaucèle.

En voici le résumé, que je donne d’après le troisième volume du Recueil de Legrand[1]. sans presque rien changer.

Sire Hain a une femme acariâtre, qui le contredit sans cesse, la plus méchante créature et la plus contrariante qui soit au monde. Demande-t-il de la purée ? Anieuse lui donne des pois. Veut-il des pois ? elle lui fait de la purée. Pour tous les autres objets c’est la même chose, et du matin au soir, on n’entend dans cette maison que des querelles. Un jour Sire Hain a décidé d’en finir. Il propose à sa femme un véritable duel, avec témoins. C’est, malgré les coups échangés, un tournoi très pacifique d’ailleurs, et les champions n’ont rien de chevaleresque. Le mari porte une culotte au milieu de la cour, et propose à la Dame de la lui disputer ; mais à condition que celui qui en restera le maître le deviendra aussi pour toujours du ménage. Le voisin Simon et la commère Aupais sont pris comme arbitres. La bataille commence. Les deux époux font assaut d’injures et de horions, les culottes sont bientôt en lambeaux. Sire Hain vient à bout de se dépêtrer des mains de sa femme, et, animé par la colère, il la pousse si vigoureusement qu’il la « rencogne » contre le mur.

Derrière elle, écoutez, je vous prie, se trouvait un baquet plein d’eau. En reculant, ses talons le rencontrent et elle tombe dedans à la renverse. Hain la quitte aussitôt pour aller ramasser les débris de la culotte, qu’il étale devant les deux juges comme les témoignages de son triomphe. Cependant Dame Anieuse se débattait dans le cuvier et n’en pouvait sortir. Après des efforts inutiles, elle fut obligée d’appeler à son secours. Le voisin Simon, avant de la retirer, lui demanda si elle s’avouait vaincue, et si elle voulait promettre d’être désormais soumise à son mari, de lui obéir en tout, et de ne jamais faire ce qu’il aurait défendu. D’abord elle refusa ; mais ayant consulté la commère Aupais, et celle-ci lui représentant que, selon les lois des combats, elle ne pouvait sortir du lieu où elle était sans la permission de son vainqueur, elle donna enfin sa parole. Alors on la retira, et on la ramena dans sa chambre où la paix se fit. L’auteur ajoute :

« Pendant quelques jours elle ressentit quelque douleur des suites de la correction un peu appuyée qu’elle avait reçue : mais avec l’aide de Dieu tout cela se passa. Du reste elle fut fidèle au traité, et depuis ce moment non seulement elle ne contredit jamais son seigneur, mais elle lui obéit encore dans tout ce qu’il lui plut d’ordonner. »

Enfin, après cette affirmation qui nous étonne, car les mauvaises femmes ne se corrigent guère, il termine par ce salutaire conseil aux lecteurs :

« Quant à vous, messieurs, qui venez d’entendre mon fabliau, si vous avez des femmes comme celle de Sire Hain, faites comme lui ; mais n’attendez pas aussi longtemps ! »

On voit d’après cet extrait que le fabliau de Peaucèle ressemble fort à notre farce[2]. Nous y retrouvons Jaquinot qui s’appelle Sire Hain et sa femme, qui s’appelle Dame Anieuse. Il a résolu, lui aussi, d’être le maître en sa maison. Mais sa femme ne veut céder sans lutte. Le cuvier vient heureusement lui donner la victoire. Dans le fabliau comme dans la farce, ce personnage inanimé joue un très grand rôle et le fabliau comme la farce aurait pu s’appeler « Le Cuvier ». Nous n’avons pas entendu parler du rollet, du parchemin sur lequel le mari inscrit les différentes besognes que lui impose sa femme, sans doute nous le devons à l’imagination du poète comique qui adapta le fabliau de Peaucèle. Dans un conte allemand (J. Pauli, Shimpf und Ernnst) imprimé à Strasbourg en 1522, nous retrouvons l’idée du parchemin. Mais les rôles sont changés : c’est la femme qui écrit sous la dictée du mari. C’est lui, qui rentrant gris à la maison, tombe dans l’eau, et qui permet à sa femme de faire tout à sa volonté désormais, à condition qu’elle le retirera.

Ce rapprochement a été indiqué à M. Picot par M. Gaston Paris, l’éminent médiéviste. Le savant professeur M. Petit de Julleville, dans son remarquable ouvrage sur le théâtre au moyen âge (Répertoire) semble voir dans ce conte allemand une des sources de notre farce. Mais pour être imprimée à une époque postérieure, la Farce du Cuvier est-elle postérieure au conte ? Nous ne le pensons pas. En effet, la Farce du Cuvier nous est parvenue dans le Recueil précieux conservé au British Muséum, et le Recueil date de l’année 1547, c’est-à-dire du milieu du XVIe siècle (Cette date se trouve à la fin de la Ire pièce du Recueil intitulée le Conseil du nouveau Marié). L’imprimeur est Barnabé Chaussart de Lyon ou plutôt son successeur. Chaussart imprimait vers la fin du XVe siècle. La première édition de la « Vie du terrible Robert le Diable » fut imprimée chez lui en 1496 (F. Didot). Mais la Farce du Cuvier est antérieure, et n’a sans doute été imprimée qu’alors qu’elle était déjà populaire.

Du reste, le Recueil lui-même, que j’ai étudié avec soin à Londres, est factice et se compose de 64 farces, imprimées dans divers endroits (à Lyon et à Rouen en particulier).

La seconde édition connue se trouve dans le Recueil conservé à la Bibliothèque de Copenhague. Ce volume, imprimé à Lyon en 1619, a été découvert par M. Christophe Nyrop et publié pour la première fois en 1880 par MM. Picot et Nyrop (Lille et Paris, édit. de bibliophile tirée à un petit nombre d’exemplaires). Il contient neuf pièces. Le Cuvier est en tête.

En somme, la Farce du Cuvier n’a été publiée que par Viollet-le-Duc en 1854 (Recueil du British Muséum), par Ed. Fournier (1872) et par MM. Picot et Nyrop (Recueil de Copenhague, 1880).

Le texte de Copenhague a subi au XVIIe siècle un travail de rajeunissement analogue à celui que nous croyons utile de faire pour notre présente édition.

Mais nous avons essayé de conserver à la vieille comédie toute sa gaîté, toute sa finesse, ainsi que le caractère du temps, en usant d’une très grande liberté dans l’agencement des détails. La lecture assidue des vieux conteurs du moyen âge, le commerce constant des « Sots » et des « Enfants Sans-Souci », la fréquentation de François Villon, qui de son vivant, nous aurait compromis dans quelque vilaine affaire, nous font espérer d’avoir conservé à la farce son aspect primitif, tout en y opérant des modifications, et nous voudrions l’avoir rendue accessible à tous les modernes, sans qu’on pût nous accuser de l’avoir « modernisée ».

  1. Paris Onfroy, (1781). Fauchet en donne également l’extrait.
  2. De même le « Meunier de qui le Diable emporte l’âme », farce par Andrieu de la Vigne (1496), est l’imitation d’un fabliau de Rutebeuf (Petit de Julleville).