Fausses Routes, récit de la vie anglaise/01

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FAUSSES ROUTES

PREMIÈRE PARTIE[1].


I

La maison d’un gothique douteux et complexe, n’a pas de caractère bien accusé ; le parc n’est pas très étendu, mais les allées sinueuses descendent le long d’une colline boisée de la base au sommet jusqu’aux bords de la Tay, qui tantôt roule ses flots d’argent sur un lit de roches ardues, tantôt les dérobe au fond de quelque ravin encaissé. De là, vous dominez la jolie petite ville de Dunkeld, son large pont jeté sur le cours d’eau torrentueux, et la vieille tour grise de sa cathédrale, qui se dresse à l’horizon comme un vieux géant sur le front duquel le temps a inscrit ses ravages.

Deux hommes étaient là par une fraîche matinée d’automne, se promenant et devisant à loisir. Leur familiarité, qu’une grande différence d’âge ne rendait pas absolument naturelle, attestait des relations intimes et remontant déjà loin. Le plus jeune effectivement avait été l’élève de l’autre, et maintenant il marchait dans la même voie, semblait promis aux mêmes succès et aspirait à la même célébrité. Faisait-il entrer dans ses calculs d’avenir une retraite prise à temps comme celle de son hôte, un sage abandon des profits et des hommages qu’un médecin en renom est à peu près certain de conserver jusqu’à ses derniers jours, s’il les veut acheter au prix de tout repos et de toute liberté ? C’est ce que nous ne saurions dire. En attendant, il paraissait jouir sans la moindre arrière-pensée de quelques jours de congé dérobés à ses cliens déjà nombreux, et sir Saville Rowe (le fameux docteur Rowe d’il y a trente ans) le remerciait in petto de se trouver si bien à Burnside.

— Maintenant que Duncan Forbes nous a quittés pour aller chez ses grands amis de Kilsyth, nous allons être tout à fait seuls. Cette perspective ne vous effraie donc pas, mon cher Wilmot ?

— Elle m’effraie si peu, repartit le plus jeune des deux interlocuteurs, que ce matin, sur mon oreiller, je me suis accordé deux jours de grâce… A défaut de motifs sérieux, j’ai des prétextes… Le Scalpel attend mon second article sur la fièvre intermittente, et comme le premier a soulevé une polémique avec le Times, il n’y a pas à reculer… Or je suis ici à la source des bons conseils, des sages critiques…

— Vous vous en passeriez fort bien, mauvais plaisant que vous êtes… Croyez-vous que j’aie oublié l’appui que vous me prêtiez naguère contre Macpherson, dans la fameuse question des anesthésiques ?… A nous deux, l’avons-nous assez battu !… Mais il ne s’en porte pas plus mal… Ces charlatans ont la vie dure… Bref, vous me restez, et je m’en félicite… Vos malades pourtant…

— Whittaker s’en est chargé,… du moins jusqu’au 3 du mois prochain. Il ne part de Londres que le 5 et ne s’en éloigne guère, car il prendra ses vacances à Guildford, sous l’œil jaloux de mistress Whittaker…

— Whittaker ?… Attendez donc ! Je l’ai connu, ce me semble ?… Il était d’une laideur…

— Que l’âge n’a point diminuée, croyez-le bien ;… mais le mariage a ses grâces d’état, et mistress Whittaker surveille de près cet Adonis qu’elle croit en butte à mille séductions.

— Je pardonnerais à mistress Wilmot quelques préoccupations de ce genre, poursuivit sir Saville, riant lui-même du compliment qu’il adressait à son ancien disciple.

— Elle ne les a pas, Dieu merci ! reprit celui-ci avec une pointe d’ironie qui affecta désagréablement l’oreille de son vieux confrère. A travers toutes les péripéties d’une laborieuse carrière, ce médecin de cour, devenu baronnet, n’en avait pas moins un cœur fort accessible à certaines faiblesses. On aurait pu compter dans sa vie plus d’un roman, dont l’un surtout, soigneusement ébruité par une presse hostile, eût porté dommage à une réputation moins bien assise. Voici, en deux mots, les faits dont s’étaient alimentées six mois durant les feuilles à scandales. Appelé à soigner une jeune femme d’une rare beauté, le docteur Rowe s’éprit d’elle, et après quelques hésitations obtint son consentement au mariage qu’il lui proposait. Les préparatifs de noces allaient leur train, quand un beau soir, en arrivant chez sa future, le docteur y trouva une sorte de manant à tournure suspecte qui revendiquait bruyamment le droit d’y rester, et d’y rester seul, protestant d’ailleurs, d’une voix avinée, contre l’atteinte portée à ses privilèges conjugaux, contre l’outrage fait à son honneur. Comme il est aisé de le présumer, l’explication fut des plus vives. L’ivrogne voulut passer des paroles aux voies de fait. L’intervention de la police mit le comble à ce désastreux éclat, et fit apparaître dans toute son ignominie le piège tendu à la bonne foi du docteur, qui n’en demeura pas moins en butte à mille brocards. Deux ans après, dans une de ses tournées d’hôpitaux, il retrouva sur un misérable grabat la malheureuse à qui son cœur s’était si aveuglément donné. Elle se mourait là, sous ses yeux, et, malgré les amères désillusions qu’elle lui avait causées, il ne put résister à la pitié profonde dont il se sentit ému en la revoyant. Elle fut transportée par ses soins et à ses frais dans un discret asile où toute espèce de soins lui furent prodigués, et où il allait lui-même à tout instant combattre les progrès d’un mal implacable ; mais il était trop tard, la misère et les mauvais traitemens avaient usé en elle tout ressort vital, toute faculté de réaction. Elle mourut bientôt, appuyée sur ce cœur indulgent et fidèle qui lui avait en quelque sorte donné un avant-goût des pardons célestes, et qu’elle recommandait aux bénédictions d’en haut.

La date lointaine du souvenir que nous venons d’évoquer le rendait étranger à Wilmot, qui ne soupçonnait guère pareilles chroniques dans le passé de son hôte, et les eût difficilement conciliées avec les idées que lui suggérait l’aspect de ce vieillard austère, traînant péniblement sur le sable ses pieds goutteux drapés de guêtres noires. Aussi demeura-t-il fort étonné quand sir Saville reprit après quelques instans de réflexion :

— Vous n’êtes pourtant marié que depuis trois ans ?

— Quatre, mon bon ami, si cela vous est égal.

— Quatre en effet… Je suis allé deux fois à Londres depuis que vous m’avez fait part de votre mariage, et je me suis présenté chez votre femme sans avoir le plaisir de la rencontrer… Dieu sait maintenant si je la verrai jamais !… Parlez-moi d’elle, Chudleigh… Tous savez combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche… Vivez-vous en bon accord ?… Vous rend-elle heureux ?…

Wilmot suspendit sa promenade et regarda fixement son interlocuteur, sans chercher à dissimuler la surprise que lui causaient de pareilles questions, vraiment énormes pour quiconque songe à la réserve avec laquelle dans le monde britannique on évite ordinairement ces sujets délicats. Bientôt cependant ses sourcils s’écartèrent, et laissant échapper un vif éclat de rire : — Voici trente-huit ans que je suis au monde, s’écria-t-il, et j’ai rencontré quelques originaux ; mais vous les passez tous, mon bon et cher professeur. Sont-ce là des questions auxquelles un mari se puisse attendre ? On ne s’en permettrait pas de pareilles dans les bureaux d’une compagnie d’assurance, et Dieu sait cependant si l’indiscrétion y a ses coudées franches ; mais enfin, comme votre interrogatoire est tout amical, tout paternel, et comme je n’ai d’ailleurs rien à dissimuler,.. oui, sir Saville, oui, mon cher patron, ma femme me rend très heureux,.. et nous vivons en excellens termes.

— Fort bien ; .. mais il faut nous entendre… Êtes-vous amoureux d’elle ?

— Vous dites ?… reprit Chudleigh Wilmot, abasourdi cette fois.

— Je me suis servi du mot amoureux afin d’être clair et précis… Éloigné d’elle, y pensez-vous sans cesse ? brûlez-vous de la retrouver ? Entre vous et le livre que vous lisez, son image se glisse-t-elle à chaque instant ? Quand une cure difficile vous préoccupe et que vous vous creusez la tête pour opposer un obstacle efficace aux progrès du mal, ne vous arrive-t-il pas, et fréquemment, de voir se briser le fil de vos raisonnemens et de songer malgré vous aux dernières paroles qu’elle vous a dites, au dernier regard que vous avez échangé ?…

— Miséricorde ! mon cher ami, où s’égare votre imagination ?… Pourquoi ne pas me demander si je ne joue pas aux barres avec mes graves confrères du collège médical ?… Il faut être bien jeune excessivement jeune pour se livrer aux passe-temps dont vous parlez.

— J’ai pourtant connu des gens qui, sans être tout à fait de la première jeunesse, s’abandonnaient à ces entraînemens si naturels.

— Probablement pas en légitime mariage, répliqua Wilmot sans se douter qu’il mettait le pied sur un terrain dangereux… Un homme occupé, absorbé comme je le suis, n’a pas de temps à perdre en aimables extravagances. Personne au surplus ne le sait mieux que ma femme. Elle a son monde à voir, ses distractions, son ménage, et ne réclame de ma vie que les heures sur lesquelles elle a droit de compter. De temps en temps, je me montre avec elle dans quelques soirées où nous ne pouvons nous dispenser de paraître, mais en général nous vaquons à nos devoirs respectifs chacun de notre côté. Le soir venu, on se retrouve, et toujours bons amis, je vous assure.

— A la bonne heure. Encore est-il,… recommençait sir Saville, mais son interlocuteur, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.

— Quant aux infatuations dont vous parliez, poursuivit-il, je les ai connues et pratiquées ; .. mais il y a longtemps,.. avant mes examens, alors que je faisais dans les hôpitaux mon apprentissage d’infirmier[2]. Une petite cousine à moi, fille d’un commis de la banque, m’avait à peu près tourné la tête… Le père vint à mourir, elle se maria, et je ne fus pas bien longtemps à m’en consoler… Passé vingt ans, croyez-moi, ces idées-là ne sont plus de mise, si ce n’est chez quelques êtres spéciaux que l’on peut classer parmi les rares arbustes dont la verdure est permanente.

— Nous ne disputerons pas là-dessus, repartit le vieux médecin, pour qui cette discussion, où les rôles semblaient intervertis, avait quelque chose d’embarrassant. Comme pour lui venir en aide, survint un domestique porteur d’un pli cacheté qu’il remit silencieusement à Chudleigh Wilmot. La forme de l’enveloppe indiquait un télégramme. Notre jeune docteur eut bientôt rompu le cachet, et sa figure prit aussitôt une expression très médiocrement avenante.

— Voilà qui est un peu fort ! s’écria-t-il… Je voudrais savoir de quel droit on vient me relancer ainsi pour des inconnus !…

— De qui et de quoi s’agit-il ? demanda son hôte.

— Lisez plutôt, répondit Wilmot, et il continuait à grommeler entre ses dents… Où prennent-ils donc que je suis ainsi à leurs ordres ?

— Il faut cependant vous rendre à cet appel, reprit froidement sir Saville… Je suis pour le moins aussi contrarié que vous ; mais il n’y a pas deux partis à prendre, et puisqu’il s’agit d’un Kilsyth…

— En vérité… vous voilà bien avec votre idolâtrie nobiliaire !… Que me font, à moi, vos Kilsyth ?… Je ne sais même pas qui est ce monsieur.

— En Écosse, mon bon ami, cette ignorance inexcusable ne serait pas admise. Kilsyth de Kilsyth n’est pas un « monsieur. » C’est le chef d’un des clans les plus anciens et les plus puissans du comté d’Aberdeen.

— Oui-dal… et après ? Lui savez-vous assez de crédit pour me faire fusiller ou poignarder ou pendre à quelque sapin, si je mets tout bonnement son télégramme dans ma poche, sans faire droit à la brève sommation qu’il lui plaît de m’adresser ? — Voilà une indignation démocratique qui vous ferait honneur sur les hustings, mais dont il faut s’abstenir quand on a son chemin à faire. Vous connaissez là-dessus mes idées, et vous pouvez voir qu’elles ne m’ont pas mal réussi. Permettez-moi donc de rectifier les vôtres. Ce Kilsyth, que vous semblez prendre à guignon sans le connaître, n’est pas seulement un personnage important, un riche propriétaire, adoré de ses nombreux tenanciers, lord-lieutenant du comté où il réside, patron et président-né de tous nos comices agricoles, le premier de nos juges de paix, le principal actionnaire de nos pêcheries, le plus distingué de nos sportsmen, c’est en même temps un chef de famille modèle, un brave homme dans toute la force de ce mot infiniment prodigué… Il vous écrit, cela est vrai, dans un style assez laconique ; mais, outre que le télégraphe ne se prête guère aux formules d’une politesse cérémonieuse, vous pouvez apprécier vous-même les angoisses de la situation où il se trouve… Un père menacé dans la vie de son enfant le plus cher n’a guère le temps d’arrondir ses phrases, et si vous connaissiez Madeleine…

— Vous la connaissez donc ? interrompit Wilmot, déjà un peu plus calme… Pourquoi ne s’adresse-t-on pas à vous ? Et comment s’est-on avisé que ce maudit télégramme me trouverait, à Burnside ?

— Vous oubliez que Duncan Forbes nous a quittés hier matin pour se rendre à Kilsyth. C’est lui sans nul doute qui a signalé votre présence ici, et comme il s’agit d’une fièvre pernicieuse, comme c’est là votre spécialité, comme le Morning-Post enregistrait encore (pas plus tard que la semaine passée) la guérison d’un de ces « rejetons de l’aristocratie, » que nous daignons çà et là tirer d’affaire et dont l’utile clientèle nous met en relief, il est naturel qu’on vous ait mandé de préférence à tout autre… Vous avez en vérité le caractère assez mal fait, si pareille marque de confiance vous est désagréable à ce point.

Wilmot cependant n’était converti qu’à moitié. — Supposez que cette dépêche ne m’eût pas trouvé chez vous, dit-il…

— J’en eusse été fâché pour votre avenir, interrompit sir Saville, de même que j’aurais eu lieu de regretter une absence qui m’aurait empêché de me rendre chez le feu roi, lorsque sir Astley Cooper me fit appeler en consultation auprès de sa majesté… Je n’affirme pas que pareille malencontre m’eût empêché de percer ; mais j’aurais fait fortune dix ans plus tard, je n’aurais pas été anobli, et peut-être me serais-je vu contraint ; ainsi que bien d’autres, à traîner toute ma vie le boulet professionnel. Allons, allons, un peu moins de rigorisme, cher radical, et permettez qu’on mette les chevaux au break… Allez, Donald ; George conduira le docteur… … Et maintenant, poursuivit sir Saville, laissez-moi vous esquisser en quatre mots la famille où vous allez être admis. Vous savez qui est Alick Kilsyth. Sa vie a rencontré de bonnes et désastreuses chances. Fils puîné, comme tel entre de bonne heure au service, il était encore dans les rangs du 42e quand la mort de son frère, tué par accident à la chasse, le fit héritier du nom et des domaines paternels. À cette époque, il avait épousé déjà, — par inclination pure, cela va de soi, — la fille d’un humble curé de paroisse qui était morte en lui laissant deux enfans. Un peu plus tard, il crut devoir à sa position si changée de contracter un nouvel hymen. C’est alors qu’il devint l’époux de lady Muriel Inchgarvie, son égale par le rang, mais dont la famille avait à se démêler d’affaires très embarrassées. Lady Muriel est une personne…

Ici le narrateur parut hésiter. Wilmot l’interrogeant du regard : — … Une personne fort bien, continua-t-il, tout à fait convenable et parfaitement correcte… Sa beauté, sa jeunesse relative, auraient pu inquiéter un homme moins confiant que ne l’est Kilsyth ; mais l’événement a complètement justifié une détermination qui pouvait au premier abord paraître quelque peu aventureuse… Jamais lady Muriel n’a donné lieu au plus léger blâme… Elle remplit exactement tous ses devoirs de femme, tous ses devoirs de mère… Des deux enfans que son mari lui apportait, l’un, qui sert maintenant dans les life-guards, n’a jamais eu avec sa belle-mère que des rapports intermittens pour ainsi dire, et qui n’ont pas laissé de le placer jusqu’à un certain point sous son influence. La seconde, — c’est Madeleine, bonne et douce créature s’il en fut et le trésor des entrailles paternelles, — ne paraît pas avoir subi au même degré l’ascendant gracieux de lady Muriel. Si mes renseignemens sont exacts, elles vivent ensemble sur un pied de parfaite courtoisie, avec toute sorte d’égards réciproques, mais sans qu’une intimité réelle les rattache l’une à l’autre… A supposer qu’il y ait chez lady Muriel, — ce que je ne crois pas d’ailleurs, — quelque secret ferment de jalousie envers une fille aussi belle et aussi universellement aimée, elle a compris, elle a dû comprendre, intelligente comme elle l’est, que l’aflection d’Alick Kilsyth serait toujours pour Madeleine un bouclier impénétrable… Pauvre homme, à quelles angoisses il doit être en proie ! et combien je souhaite que votre talent le préserve du malheur qui le menace !… Madeleine est naturellement délicate, et à son âge, seize ou dix-sept ans tout au plus, ces scarlatines sont parfois terribles.

— On en vient à bout cependant, repartit Wilmot, sur qui ces dernières paroles produisirent l’effet d’un appel aux armes ;… mais je vous préviens, ajouta-t-il comme dernière protestation, que j’irais tout aussi volontiers la combattre chez l’enfant du moindre de vos gillies[3].

— Soit, je ne dédaigne pas plus que vous le don divin qui nous met en passe de venir en aide aux pauvres déshérités de ce monde ; mais la guérison de Madeleine Kilsyth sera pour vous une merveilleuse réclame, et la réclame a du bon, croyez-en ma vieille expérience… Maintenant, Chudleigh, il est temps de penser à vos malles.


II

Pendant que Chudleigh Wilmot, maugréant contre les cahots de la route, gagne la station du chemin de fer, nous pourrions, sollicités par quelques passages de sa conversation avec son ancien professeur, nous poser une question assez fréquemment reproduite lorsque, parmi ses connaissances, il était question de ses affaires privées : — que peut bien être la femme de Chudleigh Wilmot ?

Quand s’ouvre une enquête de ce genre, on peut être certain qu’elle a sa raison d’être, et que le public, averti par d’invisibles symptômes, subodore vaguement quelque désaccord intime, une dissonance d’humeur, un état anormal dont il ne se rend pas compte, bien qu’il s’en inquiète. Parfois la notion est plus nette, plus précise, elle est discutée, commentée, analysée ; mais en certains cas spéciaux il y a simplement énigme d’une part et curiosité de l’autre. Cette curiosité, chose étrange, Wilmot ne se doutait pas qu’elle existât, et il était peut-être le moins informé de tous ceux à qui aurait pu être posée la question… en question. Son mariage s’était fait si simplement, son ménage était chose si régulière et si peu compliquée ! Tout jeune encore, il avait connu Mabel Darlington, et l’avait associée à ses jeux, quoiqu’il la trouvât « trop petite. » Plus tard, il l’avait retrouvée jeune fille et pourvue d’une assez jolie dot que ne déparait pas un charmant visage. La mère du futur médecin s’enticha de cette bru possible, et entreprit d’inoculer à son fils le goût passionné qu’elle avait pris pour Mabel. Or Chudleigh Wilmot avait toute la déférence imaginable pour cette honnête et digne femme qui l’avait si bien guidé jusque-là. Il prêta une oreille complaisante aux éloges incessans qu’elle lui faisait de leur jeune amie. La famille était bonne, le parti sortable, la convenance s’y trouvait, une ombre d’inclination s’en mêla. Il n’est pas absolument difficile de se croire épris, quand un sourire engageant vous y invite. Dans tous les cas, épris ou non, Chudleigh Wilmot se sentait la ferme volonté de rendre sa femme heureuse, de ne manquer envers elle à aucun devoir essentiel, de lui épargner le contre-coup de ses mécomptes, de l’associer franchement à ses succès ; d’autre part il se disait aussi que le mariage, dans sa profession, est une condition presque absolument exigée, un médecin célibataire trouvant à chaque pas des portes closes par une méfiance bien naturelle, et comme sa grande ambition, sa pensée dominante était de fournir une glorieuse et fructueuse carrière, cette considération pesa lourd dans la balance de ses indécisions.

Par mille raisons faciles à comprendre, il ne prolongea pas au-delà du strict nécessaire l’heureux temps de la courtship, et même pendant cette aurore de la vie conjugale il n’eut point à se dire une seule fois, il n’essaya jamais de se figurer que Mabel fût au premier rang parmi les conquêtes dont il caressait l’espérance. Son cœur, son cerveau, sa volonté, toutes les énergies de son être se concentraient sur cette profession dont il prétendait épuiser les chances heureuses, et dont il attendait, en même temps qu’une belle et rapide fortune une réputation durable, peut-être immortelle, car il n’était point ambitieux à demi. Certaines consciences auraient pu s’alarmer d’un pareil état de choses, celle de Chudleigh Wilmot ne lui suggéra aucun scrupule. Nous l’avons déjà dit, il se sentait assuré de se montrer toujours irréprochable envers sa femme, et sa femme devait penser, comme il le pensait lui-même, que le travail, le soin de l’avenir, les nécessités du métier, passent avant tout pour un homme digne de ce nom : belles et viriles convictions qui péchaient cependant, et sans qu’il s’en doutât le moins du monde, par un point fort essentiel, — c’est qu’elles n’étaient point celles d’un amoureux.

Nos deux jeunes gens se marièrent donc, et tout parut aller le mieux du monde dans leur modeste intérieur, modeste au début, mais devenu plus comfortable et plus élégant à mesure que la réputation croissante du mari amenait de plus nombreux cliens. Par un assez rare privilège, Mabel Darlington garda intacte l’affection que mistress Wilmot lui avait témoignée avant de devenir sa belle-mère, et mistress Wilmot cependant eut à s’avouer mainte fois, en s’en étonnant, que la jeune femme ne lui était plus aussi intelligible, aussi transparente depuis ce mariage contracté sous de si rians auspices ; cette digne femme étant venue à mourir, nul ne s’attacha désormais à tirer au clair une énigme de nature à défier la sagacité la mieux armée. On se demandait seulement de temps à autre. : — Que peut bien être la femme de Chudleigh Wilmot ? — Cette femme, après quelques années, avait une vie des mieux assises et des mieux réglées, une bonne place dans son monde, fort peu d’amitiés intimes, une maison bien tenue, toutes les satisfactions que donne l’aisance, un mari prospère et sans reproche,… avec tout cela et malgré tout cela, un cœur à peu près brisé.

Au défaut de Chudleigh Wilmot, qui la croyait parfaitement heureuse, une seule personne, — une des rares amies dont nous parlions, — aurait pu rendre compte de cette bizarre anomalie et définir Mabel autrement que par cette vague épithète « d’aimable » qu’on accolait invariablement à son nom. Mistress Prendergast avait deux ou trois ans de plus que son amie, et en ne lui supposant même que la pénétration presque inséparable du naturel féminin, elle aurait deviné le secret caché au fond de cette âme obscure, car la jalousie, lorsqu’elle n’aveugle pas tout à fait, ajoute singulièrement à la clairvoyance. Or mistress Prendergast, outre sa jalousie, était remarquablement subtile et spirituelle, sans en être pour cela beaucoup plus attrayante. Rien n’ébranlait la sûreté de son jugement, et son cœur n’était pas de ceux qu’on émeut sans peine ; avec cela, de l’expérience, du tact, de la pénétration, de la prévoyance, autant qu’il en faut pour ne se tromper guère. C’est assez dire qu’elle pouvait être en certains cas une amie fort utile, mais à tout événement une ennemie très redoutable, et par malheur le dernier de ces deux rôles était de beaucoup celui qui allait le mieux à ses instincts naturels.

Ces deux dames, l’une veuve et l’autre mariée, toutes les deux sans enfans, se voyaient familièrement et presque chaque jour, grâce à leurs fréquens loisirs et au pouvoir de ces accoutumances féminines que les hommes ne savent guère s’expliquer. Elles voisinaient facilement, leurs maisons étant à petite distance l’une de l’autre. Lorsque, pour une raison quelconque, elles se trouvaient en même temps retenues au logis, les billets volaient comme mouches de Cadogan-Place, où habitait mistress Prendergast, à Charles-street, Saint-James, résidence de mistress Wilmot. En somme, elles s’aimaient au fond mieux qu’elles n’aimaient personne, à deux petites exceptions près néanmoins. Pour mistress Wilmot, l’unique préférence était son mari ; pour mistress Prendergast,… c’était elle-même. Dans la communauté d’affection et de confiance qui s’était établie entre elles, et qu’une parenté assez proche rendait très admissible, les parts auraient pu se trouver plus égales. La jeune veuve, douée d’une perspicacité supérieure, avait établi une sorte de domination cachée, — qui pouvait passer à ses yeux pour une revanche, — sur la jeune femme, dont elle scrutait, sans en avoir l’air, jusqu’aux pensées les plus intimes. C’était presque une Léonora Dori (ou Galigaï) en face d’une autre Marie de Médicis.

Il faut maintenant expliquer cette jalousie secrète que la personne qui en était l’objet n’aurait jamais pu soupçonner, et pour cela remonter au temps où Henrietta Prendergast, à deux ans près du même âge que sa cousine et mariée avant celle-ci, vint à perdre son mari, quelques mois seulement après leurs noces. Ce précoce veuvage coïncida précisément avec l’époque où s’établissaient entre mistress Wilmot et miss Darlington les bons rapports qui devaient aboutir plus tard au mariage de Chudleigh et de Mabel. Nos deux cousines se voyaient déjà beaucoup. Chudleigh fut bientôt admis dans leur intimité. Or la récente veuve n’était pas tellement absorbée dans sa douleur, tellement dominée par ses regrets, tellement cuirassée par ses vêtemens de deuil, que la bonne grâce et l’intelligence hors ligne de cet enviable prétendu lui fussent tout à fait indifférentes. Le jour où elle se sentit entraînée vers lui, elle pesa sans hésiter, en femme de tête qu’elle était, les chances d’une rivalité qui ne l’effrayait pas autrement. Mabel avait plus de jeunesse (bien peu), plus de beauté (peut-être), Mabel enfin n’apportait pas, en déduction de ses mérites personnels, les souvenirs importuns d’un premier hyménée ; mais là se bornaient ses avantages, et aux yeux d’un homme aussi supérieur que Chudleigh ils ne devaient point balancer ceux d’une intelligence bien plus développée, d’une éducation bien plus complète, et, — disons tout sans plus de vergogne que notre veuve n’en mettait dans ses calculs, — d’une fortune bien plus considérable.

Ainsi que beaucoup d’autres grands politiques, Henrietta, pour établir ce parallèle encourageant, n’avait omis qu’un seul point, mais essentiel, la comparaison inévitable de ses attraits personnels avec ceux de sa rivale. Il faut l’excuser de ce chef. La femme la plus clairvoyante est sujette devant son miroir à d’étranges hallucinations, et à de plus étranges encore, — mais en sens contraire, — devant la beauté d’une autre femme. Comme le premier benêt venu, maître Wilmot, ce mortel d’élite, ce parangon de l’humaine sagesse, s’était laissé prendre au miroir de deux beaux yeux bleus et tenter par la fraîcheur de deux lèvres printanières. O néant de la raison, ô vanité de la saine logique ! Il épousait sans l’aimer véritablement, mais tenté d’elle, la jolie Mabel Darlington, et il ne songea pas un seul instant qu’Henrietta Prendergatst, libre de lui accorder sa main, était la plus digne de lui appartenir, la mieux faite pour l’apprécier, et celle des deux qui devait lui porter la meilleure assistance dans le grand combat auquel son ambition le conviait. Plus tard, et lorsqu’il lui parut démontré que Chudleigh Wilmot n’était point, n’avait jamais été amoureux de sa femme, qu’il ne l’était et ne le serait probablement jamais d’aucune autre, la jalousie de mistress Prendergast aurait dû s’apaiser ; mais elle prit un tour rétrospectif pour ainsi dire et devint dès lors incurable. « Ah ! se disait cette veuve obstinée, si Mabel ne s’était trouvée là pour y faire obstacle, je l’aurais bien réduit à m’aimer ! Une fois sa femme, je me serais tellement et si étroitement mêlée à sa vie, associée, asservie à ses vues d’avenir, il aurait trouvé en moi un si docile agent de ses fières volontés, une si intelligente complice de ses desseins les plus ardus, qu’il lui eût fallu, bon gré mal gré, s’attacher à moi… Cette sotte au contraire, que peut-elle pour lui ?… L’aimer, l’aimer encore, et puis c’est tout !… Je la défie de le comprendre ; je la défie de lui être utile. Pourquoi donc est-elle venue se placer entre lui et moi ?… » Il y avait dans ces amers retours plus de chimères que de vérités. Avec un caractère indépendant comme celui de Chudleigh Wilmot, une âme aussi étrangère à tout calcul intéressé, il est à peu près certain que, n’eût-il pas connu Mabel, Henrietta ne serait jamais parvenue à lui plaire ; mais c’est encore là une de ces vérités désagréables que les femmes se refusent volontiers à reconnaître, et une rancune profonde, quoique dissimulée avec soin, persista longtemps chez mistress Prendergast, qui regrettait l’occasion perdue et pleurait sa défaite ignorée. A la longue, sa rancune s’éteignit en même temps que cet amour, pure affaire d’imagination, auquel nul encouragement, nul aliment n’était fourni, et qui fut remplacé par une sorte de haine dépitée, de malveillance sournoise. Cependant sa jalousie survécut, une jalousie non de cœur, mais de tête, mêlée d’une vraie pitié pour les souffrances de celle qui l’inspirait. Henrietta s’était reprise à aimer Mabel, dont elle comprenait l’amère déception ; toutefois elle lui enviait encore ce mari sans amour dont pour rien au monde elle n’eût voulu aux mêmes conditions, tant il est vrai que le cœur de l’homme, comme celui de la femme, est inépuisable en bizarres contradictions.

Pour Wilmot, qui avait déchiffré tant d’autres livres, celui-là était resté fermé. Il se croyait parfaitement en règle vis-à-vis de sa femme, à qui jamais il ne refusait aucun plaisir, aucune liberté raisonnable. Il est vrai qu’il se consacrait entièrement à sa profession, et que le monde où Mabel passait sa vie demeurait pour lui pays étranger. En quoi cela pouvait-il soulever la moindre objection ? Ce monde était composé de gens bien portans, et son unique affaire ici-bas n’était-elle pas de soigner les malades ? Elle ne le voyait que le soir, et, si elle sortait après le dîner, elle le voyait à peine, car elle parvenait bien rarement à le traîner pour une heure ou deux dans quelque salon. D’ailleurs elle était réservée, timide à l’extrême, osant à peine vouloir et n’osant pas le moins du monde essayer de réaliser ce qu’elle aurait voulu. Wilmot, dès les premiers jours de leur union, avait constaté en elle cette espèce d’infirmité, qu’il crut guérir par quelques sermons affectueux ; mais, comme le mal persistait et qu’après tout il ne gênait en rien la bonne marche des affaires intérieures, il n’y donna plus un moment d’attention et méconnut les symptômes qui lui en auraient signalé les progrès continus. Par degrés, Mabel se transforma. Sa réserve naturelle devint une sorte de hauteur glaciale, qui tenait les gens à distance. Elle remplissait avec scrupule et avec tous les dehors de la déférence la plus complète les devoirs de son état ; mais elle ne parlait plus qu’à son corps défendant, et sa calme indifférence pour tout ce qui ne rentrait pas dans ses attributions personnelles ne laissait soupçonner à personne, moins à son mari qu’à tout autre, la prostration intérieure, les mystérieux désespoirs de cette nature sans épanchemens. Mieux aimée, elle eût été mieux devinée ; devinée, il était facile de l’arracher à cette torpeur souffrante où elle descendait peu à peu, comme ces malheureux voyageurs sous le poids desquels la neige à demi fondue s’ouvre lentement pour les engloutir.

La jeune fille que Chudleigh avait épousée n’existait plus depuis longtemps, elle avait été remplacée insensiblement par une jeune femme dont la grâce languissante, la silencieuse tranquillité, eussent commandé l’intérêt d’un observateur attentif. Qu’aurait-il donc aperçu en soulevant un à un les voiles qu’elle multipliait autour de sa personne morale ? Un amour vrai, profondément humilié de lui-même, un esclavage inavoué, subi à regret, impossible à nier, mais s’entourant d’ombre et fuyant le regard comme la sensitive fuit le toucher. Chez elle, les qualités du cœur et les défauts du caractère, — de ce caractère en dessous, furtif, enclin au mutisme, — s’étaient livré un combat acharné, dans lequel les premières avaient été vaincues. Chudleigh Wilmot s’en doutait si peu que, venant à réfléchir sur cette métamorphose de sa femme, il se serait volontiers applaudi d’une sensible amélioration survenue en elle depuis leur mariage, lorsque, au fait et au prendre, privée de tout ressort moral, elle avait tout simplement acquis la périlleuse faculté de vivre en vase clos, de souffrir à l’abri d’un masque impassible.

Elle ne déposait ce masque trompeur qu’auprès d’Henrietta et seulement depuis peu de temps. Mistress Prendergast avait fini par obtenir ce privilège de voir sa rivale passer tour à tour par toutes les alternatives de l’orgueil blessé, de l’amour méconnu, de la colère impuissante, de l’étonnement, de la honte, du désespoir. Devant elle tombait pièce à pièce cette armure faite de calme mensonger et de dédaigneux silence. Sous sa main battait un cœur sans défense, le cœur de son ancienne rivale, où, jalouse encore, elle pouvait, si l’envie l’en prenait, distiller à son gré soit un baume consolateur, soit les plus subtils poisons.

Il n’était peut-être pas superflu d’entrer dans tous les détails de cette situation pour donner sa valeur complète à un incident, bien léger en lui-même, qui vint à se produire quinze jours après l’arrivée du docteur Wilmot chez les Kilsyth. — Je vous sais bon gré d’être venue, s’écria Mabel courant au-devant de sa cousine ; vous voyez une personne dévorée d’inquiétude et dans un cruel embarras… Figurez-vous que j’ai reçu ce matin un message de notre vieil ami Foljambe, le banquier de Portland-Place, qui est aux prises avec un accès de goutte… Il demande Wilmot à cor et à cri… Je ne savais que répondre, et il me tardait de vous voir pour prendre conseil de votre bonne tête.

— La réponse était pourtant bien simple : « Mon mari n’est pas en ville. » Nul besoin d’ajouter : « Il est en Écosse, » attendu que pareille nouvelle, donnée sans ménagemens à cet homme nerveux, pourrait aggraver sa crise… En même temps, prévenir votre cher époux…

— Et pensez-vous qu’il revienne sur ma simple requête ? Il est chez des amis de sir Saville, et ce qui tient à sir Saville prime ordinairement tout le reste.

— Excepté cependant le soin de sa renommée et son amitié pour son plus ancien ami, son parrain, l’intime compagnon de son père. M. Foljambe est, je crois, tout cela. C’est de plus un vieux célibataire, à qui on ne connaît point de postérité… Il y aurait folie en même temps qu’ingratitude à négliger un être aussi intéressant ;… Or M. Chudleigh n’est pas ingrat,… qu’en pensez-vous, chère Mabel ?…

— Dispensez-moi de vous répondre là-dessus, dit la jeune femme, dérobant de son mieux les larmes que cette simple question avait appelées dans ses grands yeux d’un gris sombre… Ses amis n’ont pas à se plaindre de lui, et je ne demanderais pour ma part qu’à être comptée parmi eux.

— Encore votre éternelle antienne !… Eh ! chère enfant, où avez-vous rencontré un homme qui vaille la peine qu’on se tourmente ainsi de lui ?… D’ailleurs il ne s’agit pas de sentimens, il s’agit d’affaires. Mettez bien-vite un chapeau, et comme il y a urgence, venez vous-même porter avec moi la dépêche au bureau. Ce serait risquer trop que de la confier à un domestique… Pas une minute à perdre, car le château de Kilsyth doit être à bonne distance de toute station.

Cette décision prompte, ce parler net et précis, convenaient merveilleusement à l’humeur indécise et timide de la pauvre Mabel, qui se laissa entraîner séance tenante jusqu’au bureau de Charing-Cross, où les deux cousines déposèrent un message ainsi conçu : « Foljambe en danger. Revenir immédiatement. »


III

Le télégramme fut apporté par M. Kilsyth en personne dans la première pièce du petit appartement où depuis quinze jours Madeleine se débattait entre la vie et la mort. Dieu sait avec quelle angoisse son malheureux père vit le médecin rompre l’enveloppe et dévorer de l’œil, non sans une émotion mal déguisée, la nouvelle qui lui arrivait ainsi. Pour tous les habitans du château, la lutte vaillamment entreprise et vaillamment soutenue par Chudleigh Wilmot avait pris l’intérêt du drame le plus poignant. Le mal et lui se disputaient, dans une lice étroitement close et autour de laquelle était rigoureusement établie une sorte de cordon sanitaire, la jeune et belle enfant qu’il avait trouvée à peu près mourante. Dès qu’il l’avait vue, Wilmot s’était senti le cœur pris comme dans un étau. Jamais il n’avait tant douté du succès de ses efforts, jamais non plus il ne s’était connu un si furieux désir de victoire. — Elle va mourir dans mes mains, s’était-il dit à la fin de sa première visite ; — Je la sauverai ou j’y perdrai mon nom, se répétait-il le lendemain… Le troisième jour, il s’arrêta stupéfait au moment où, seul avec la malade qui venait de s’endormir, il s’inclinait vers elle pour baiser ce front moite et ces joues brûlantes, qui empruntaient à la fièvre un éclat merveilleux et autour desquelles, comme un nimbe irrégulier et flottant, s’éparpillaient les boucles d’une épaisse chevelure aux reflets dorés.

En ce moment même entrait lady Muriel, qui se méprit au brusque, mouvement du docteur. — Vous trouvez sans doute comme moi que ces cheveux sont de trop, lui dit-elle avec une sollicitude quasi maternelle. Vous n’avez qu’à prescrire, on les coupera.

— Dieu m’en garde ! s’écria Wilmot avec élan… Je veux dire, continua-t-il sur un ton bien différent, que nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci !… On peut ajourner ces mesures extrêmes, qui ont l’inconvénient d’effrayer les malades.

Cependant il se sentait embarrassé sous le regard sérieux et fixe de la grande dame, et sa conscience révoltée lui disait tout bas que si ces cheveux eussent été moins beaux, si la tête qu’ils couronnaient eût moins charmeuses regards, peut-être les eût-il déjà impitoyablement condamnés.

Bon nombre de gens se figurent qu’un médecin est à l’abri de ces surprises du cœur, — que la sensibilité s’épuise et s’use au contact perpétuel des misères humaines, — que toute passion a besoin de prestige et s’éteint devant la réalité. Tout cela peut être vrai pour certaines natures, et encore sous réserve de telles ou telles circonstances qui jettent l’homme hors de sa voie et le transportent ébloui dans des régions où jamais il n’avait songé à pénétrer. Nous avons vu en effet ce que pensait Wilmot des « infatuations » de l’amour. Nous l’avons entendu railler agréablement chez sir Saville le souvenir de son premier penchant, nous savons quel minime lot de tendresse il accordait au régime conjugal ; mais il faut tenir compte de tout ce qui avait pu modifier en quelques jours cet esprit jusque-là sobre, positif et bien équilibré, des mille influences diverses auxquelles, sans pouvoir s’en douter, il avait été soumis. Un voyage rapide parmi des sites admirables avait en quelque sorte inauguré pour lui ces enchantemens nouveaux ; puis, le cœur rehaussé par cette communion avec la nature, il était entre presque triomphalement, accueilli comme l’Espérance elle-même, dans une demeure princière. Toutes les portes s’ouvrant sous sa main lui avaient livré l’accès d’une sorte de sanctuaire où lui était soudainement apparue, avec la double auréole de la souffrance résignée et de la piété enthousiaste, une des plus ravissantes créatures qu’il lui eût jamais été donné de contempler. Après un premier moment d’embarras, un regard de lui, un regard chargé de pitié, la lui avait pour ainsi dire livrée. Soit pressentiment, soit naturelle confiance et facile abandon, elle s’était dit : — Voilà mon sauveur ! et ce qu’elle se disait tout bas, elle le lui avait répété lorsque pour la première fois il avait osé lui tendre la main. — N’est-ce pas, docteur, vous me ferez vivre ? — Et ses yeux étaient si humblement supplians, et sa voix était si faible ! À cette confiance qui le touchait si profondément, à cette docilité absolue avec laquelle ses moindres ordres étaient strictement et joyeusement obéis, un charme irrésistible était attaché. Il y cédait sans vouloir s’en rendre compte, sans pouvoir se convaincre du péril, n’accordant à certaines de ses pensées que l’importance fascinatrice de ces rêves auxquels il est parfois si doux de se laisser aller, sans y croire et sans leur donner la moindre place dans les possibilités d’un avenir quelconque. On les caresse tout bas, on en berce son imagination, et on en sort, même des plus brillans, sans leur accorder un regret.

L’heure du réveil était-elle donc sonnée ? Le télégramme de mistress Wilmot posait nettement cette question, et la physionomie anxieuse du père de Madeleine la posait aussi sous une autre forme. Les deux hommes se regardèrent en silence pendant une minute environ. — en bien, dit alors Kilsyth, on vous appelle, on veut nous priver de vous ?…

Indécis et soucieux, son hôte ne se pressait pas de répondre. Il se décida pourtant. — En effet, dit-il, un de mes plus anciens cliens, un de mes meilleurs amis réclame mon assistance…

— Vous partez alors ?

— Non, monsieur, je ne vous quitterai, je ne quitterai votre fille qu’après l’avoir vue hors de tout danger.

Kilsyth se retint pour ne pas dépasser toutes bornes dans l’expression de sa reconnaissance, et après avoir chaleureusement remercié le docteur, à qui déjà il avait voué une amitié sincère, il alla porter à lady Muriel la double nouvelle du danger qu’ils avaient couru et du sacrifice inattendu qui leur conservait les soins de Wilmot. Malgré son habituel sang-froid, la belle châtelaine ne put dissimuler un mouvement de joie. Son front, ses yeux, rayonnaient, et Kilsyth, pour la première fois de sa vie, put croire qu’elle s’intéressait passionnément à la santé de Madeleine.

Chudleigh Wilmot n’était pourtant pas sans quelques remords. Il avait beau s’exagérer à plaisir l’état de la jeune convalescente et l’incapacité du médecin de district qui resterait chargé d’elle, sa conscience alarmée protestait encore. Il s’en aperçut bien à l’hésitation qui s’empara de lui quand il dut se résoudre à formuler sa réponse. La lettre déjà datée attendait une première ligne depuis cinq minutes, et le docteur, se promenant à grands pas, pétrissait dans ses mains brûlantes un bâton de cire à cacheter. Il se décida pourtant, et d’un seul jet, avec une extrême hâte, traça quelques phrases ambiguës par lesquelles il témoignait tout son regret de ne pouvoir se rendre au désir de son parrain. Miss Kilsyth ne pouvait demeurer sans secours ni rester sous la direction d’un médecin de campagne. Sir Saville, en supposant qu’il fût en état de supporter un aussi long voyage que celui de Burnside à Kilsyth, n’était pas libre de se fixer pour un temps suffisant auprès de l’intéressante malade. Bref, pendant huit jours encore tout au moins, il fallait que les cliens de Londres prissent patience et que Whittaker continuât l’intérim. Ce fut à peine si cet homme exact et habitué à la franchise osa faire suivre ces lignes du yours affectionately traditionnel, et il se hâta, la lettre expédiée, de retourner à ce poste d’honneur que rien ne pouvait lui faire abandonner, auprès de cette enfant qu’il voulait sauver à tout prix.

Lady Muriel, ce même soir, dut paraître fort préoccupée à celle de ses femmes qui fut chargée de l’aider en sa toilette de nuit. A certain moment, tandis qu’on mettait en ordre autour de sa tête (élégante et d’un galbe classique) sa magnifique chevelure brune son front, ses joues, sa nuque même et la naissance de ses épaules au derme fin et serré se couvrirent d’une vive rougeur. S’étonnant elle-même de son émotion : — C’est singulier, répéta-t-elle par deux fois, sans avoir conscience des mots qu’elle laissait échapr per ainsi,… c’est bien singulier !… Pour expliquer ce que cette exclamation involontaire peut avoir d’énigmatique, nous voudrions pouvoir reproduire, comme en un miroir magique, les images qui se succédaient, invisibles pour tout autre qu’elle, devant la grande dame à sa toilette.

Elle se trouva transportée dans la maison où sa jeunesse s’était écoulée ; elle s’y vit sollicitée comme elle l’avait été par deux riches prétendans. Ni l’un ni l’autre n’avaient pu se faire agréer. Un brasseur (millionnaire, il est vrai), un constructeur de railways… Ah ! , fi donc ! Muriel Iuchgarvie avait le cœur trop haut pour s’abaisser jusqu’à ces rustres enrichis. L’opulence, il la lui fallait, mais sans dégradation, sans qu’elle fût réduite à déchoir pour l’obtenir. Pouvait-elle en échange donner son cœur ? Question gênante. Le cœur était pris. Il y avait de par le monde un jeune avocat de Lincoln’ Inn, tenant de loin aux Inchgarvie et qu’on appelait Stewart Caird, un pauvre garçon mince et frêle, d’une santé médiocre, que chacun, accueillait avec une condescendance bienveillante, car on le savait sans autres ressources que celles de sa profession, bien dure aux débutans, plus çà et là quelques revenans-bons littéraires puisés dans la caisse de quelque magazine ou de quelque feuille quotidienne. Pensez-vous que lady Muriel songeât à se donner un mari de cet ordre ? Ce serait la connaître mal, et Stewart Caird, eût-elle consenti à l’épouser, avait le cœur trop bien placé pour accepter pareil sacrifice. Pourtant ils s’aimaient, et ils se l’étaient dit, tristement, humblement, sans bâtir sur cette affection mutuelle, si malencontreuse, si nécessairement stérile, aucun de ces châteaux en Espagne dont l’architecture fantastique est si familière aux amoureux.

Les choses allaient ainsi depuis six mois, peut-être plus, lorsque, l’avocat cessa tout à coup, pendant quelques jours, de se montrer dans les réunions du monde où d’ordinaire nos deux jeunes gens se rencontraient. Muriel s’en étonna, mais sans trop s’arrêter aux inquiétudes que pouvait lui suggérer cette lacune imprévue dans leurs relations. Un soir qu’elle s’habillait pour le bal, on lui remit un billet sur lequel ces mots étaient écrits au crayon : « Si vous voulez me voir avant ma mort, venez sans retard !… Vous me connaissez assez, pour savoir que ce n’est pas là une phrase de roman. »

Muriel, l’altière Muriel, un moment transportée hors d’elle-même, ne prit que le temps de jeter un épais manteau sur ses vêtemens de bal, un capuchon sur sa tête couronnée de fleurs, et de se faire conduire ainsi par un cocher qui lui était dévoué jusqu’à la demeure de l’ami qu’elle allait perdre. Elle le trouva plutôt assis que couché sur des coussins empilés autour de lui. Ses yeux caves, les plaques rouges qui marbraient ses joues blêmes, l’horrible toux qui déchirait sa poitrine, ne laissaient guère place à la moindre espérance. La garde-malade qui le soignait passa d’elle-même fort discrètement dans la seconde pièce de ce logis plus que modeste, et les deux amans, pour la première fois de leur vie, se trouvèrent seuls en face l’un de l’autre. Stewart, parlant avec une extrême difficulté, s’excusa de l’impardonnable égoïsme qu’il avait mis à faire naître, à solliciter une tendresse dont il n’était pas digne et dont il ne pouvait profiter, une tendresse uniquement destinée à être, disait-il, son soleil couchant, à dorer de quelques trompeurs rayons les dernières journées qu’il eût à passer ici-bas… Tandis qu’il parlait ainsi, sa respiration d’instant en instant devenait plus courte, les battemens de son cœur s’accéléraient, il se laissait aller plus pesamment dans les bras que Muriel avait passés autour de son cou… Ce fut alors, dans cette suprême étreinte, qu’il trouva la force de lui parler encore, de lui recommander un frère cadet dont il était l’unique soutien… Il la savait promise à un bel avenir… Se chargerait-elle de ce legs ?… Viendrait-elle en aide à l’orphelin ?… Pouvait-il compter qu’elle lui serait toujours une protectrice dévouée ?

A chacune de ces questions, Muriel avait répondu par une solennelle promesse, la main dans la main de l’agonisant. Quarante-huit heures plus tard, Stewart Caird n’était plus ; six semaines après ses funérailles, Muriel épousait Kilsyth, et déjà depuis quinze jours, fidèle à son vœu, la femme de Kilsyth avait rêvé pour son protégé, Ramsay Caird, un mariage qui devait le rendre un objet d’envie. Elle lui destinait in petto la main de sa belle-fille. Madeleine, il est vrai, n’avait à prétendre, en fait de dot, qu’une vingtaine de mille livres sterling à elle laissées par un riche propriétaire des highlands, lequel était mort sans enfans après l’avoir tenue sur les fonts baptismaux ; mais, sans faire entrer en compte les chances futures, n’était-ce pas là un magnifique parti pour un jeune cadet sans le sou, qui gagnait sa vie au jour le jour dans les bureaux d’un agent d’affaires ? Peu de temps après le mariage, elle le fît venir à Kilsyth, et, trouvant en lui quelque intelligence jointe à beaucoup de soumission, elle lui laissa vaguement entrevoir, dans un lointain favorable, l’avenir qu’elle lui préparait. Il en fut assez ébloui pour se montrer encore plus docile et pour se placer, instrument passif, dans les mains de sa belle protectrice. Depuis lors, elle le mandait régulièrement lorsque sa présence pouvait servir à leurs secrètes visées, et très discrètement, sans lui permettre la moindre démarche hasardée, elle l’insinuait, autant que faire se pouvait, dans les bonnes grâces de son mari, dans l’intimité de leur fille aînée.

Ces souvenirs, qu’il a fallu détailler longuement, Muriel les embrassa d’un rapide coup d’œil. Elle se vit ensuite, comme elle l’était quinze jours auparavant, menacée de perdre par la mort précoce de Madeleine tout le profit de sa longue et habile diplomatie ? puis, grâce à l’arrivée de Chudleigh Wilmot, l’horizon s’éclaircissait, les chances redevenaient belles. Il rendait la vie à Madeleine, il rendait un avenir au frère de Stewart. Était-ce donc pour cela, pour cela seulement, que lady Muriel s’arrêtait avec tant de complaisance sur le souvenir de leurs premières entrevues ? Nous avons déjà dit ou plutôt laissé entendre que Wilmot joignait à la supériorité de l’intelligence des avantages d’un autre ordre, avantages dont les femmes se disent volontiers fort dédaigneuses, sans que l’expérience de la vie autorise à les prendre toujours au mot. L’ardeur d’une généreuse ambition éclairait le regard de ses yeux d’aigle. Sa taille haute et souple, la noble arcature de son front légèrement dégarni, la pâleur mate de son teint naturellement basané, l’énergie qui prêtait à chacun de ses mouvemens je ne sais quel charme impérieux, la douceur de son rare sourire, les vibrations de sa voix mâle et ferme, rien de tout cela n’avait été perdu pour sa belle hôtesse, d’ailleurs très peu en garde contre de pareilles impressions, et qui jusqu’alors n’avait pas seulement imaginé qu’elle pût en être susceptible.

Ce fut donc une découverte, et cette découverte, comme tant d’autres, avait été le résultat du hasard. En songeant à Wilmot, elle se rappela soudain, — tout le monde connaît ces phénomènes de la mémoire, — le brusque mouvement qui l’avait écarté de Madeleine au moment où il avait entendu la porte s’ouvrir, où il avait vu entrer la châtelaine de Rilsyth, puis cette exclamation si rapide, si vive, lorsqu’il avait été question de livrer aux ciseaux la chevelure de la jeune malade ; enfin, — la logique du souvenir a d’impitoyables enchaînemens, — quelques regards, quelques intonations de voix, auxquels lady Muriel ne s’était pas arrêtée sur le moment, et qui, faisant balle pour ainsi dire, lui revinrent en même temps avec un effet irrésistible. — L’aimerait-elle ?… et lui, l’aimerait-il ? — C’est en se posant ces deux questions, dont la première seule lui parut raisonnable, qu’elle avait senti la rougeur lui monter au front. Alors, en face de cette émotion si loin de toute probabilité, elle avait laissé tomber de ses lèvres, à voix presque basse et sans en avoir conscience, ces mots maintenant expliqués : — c’est singulier,… c’est bien singulier !


IV

L’arrivée de la réponse adressée par Wilmot au télégramme de Mabel marqua une ère décisive dans la vie de cette jeune femme. En lisant ces quelques phrases, si insignifiantes en apparence et si peu faites pour émouvoir, elle éprouva un mouvement de secrète horreur, assez semblable à celui du dormeur qui, venant à s’éveiller sous le coup d’un malaise inexplicable, sentirait se glisser le long de son corps frémissant un reptile au contact glacial, au dard venimeux.

Sa cousine était là, elle lui tendit la lettre fatale. Si on veut bien se rappeler ce que nous avons dit plus haut des dispositions complexes et variables où, par rapport à Mabel, se trouvait Henrietta, on comprendra le mélange de compassion et de joie rancuneuse avec lequel cette dernière prit connaissance de cette épître par trop maritale. Cependant sa conscience ne lui permit pas d’en tirer parti pour triompher à son tour de son ex-rivale. — en bien ? lui dit-elle simplement, pourquoi semblez-vous prendre à cœur une chose si simple ?

Le fait est que la silencieuse Mabel, devenue fort pâle, ne se maintenait debout que par un effort de volonté ; mais elle n’en parut pas moins étonnée de l’émotion à laquelle sa cousine la supposait bien gratuitement en proie. Quant à sa pâleur, elle l’expliqua par un état de souffrance qui lui était habituel depuis quelques mois., — Et vous n’avez pris aucun conseil, essayé d’aucun remède ? lui demanda mistress Prendergast avec un intérêt quelque peu sceptique.

— Vous savez bien que non, vous qui me voyez sans cesse.

— Mais Wilmot ?… reprit l’autre, laissant sa question suspendue.

— Oh ! Wilmot ! répéta Mabel avec un petit rire amer,… est-ce qu’il a le temps de songer à moi,… est-ce qu’il s’occupe de mièvreries pareilles ? Tant que je suis sur pied, serait-ce la veille de ma mort, je ne dois pas m’attendre à lui inspirer le moindre souci.

— Permettez,… malade comme vous dites, vous ne deviez pas le laisser partir… C’était manquer d’égards et pour lui et pour vous-même. — S’inquiète-t-il de si peu de chose !… Véritablement, Henrietta, je ne saurais vous comprendre.

— Vous me comprenez au contraire à merveille, reprit l’autre, s’emparant bon gré mal gré de deux mains fiévreuses qui se dérobaient à ses étreintes… Pourquoi vous obstinez-vous à dissimuler des souffrances qui vous minent et qu’il faudrait combattre ?

Mabel ne répondit qu’en tournant la tête pour ne pas laisser voir une ou deux larmes échappées en dépit d’elle de ses paupières à demi closes.

Pour le coup, Henrietta Prendergast se sentit troublée. Sa sensibilité fort restreinte lui permettait bien de laisser passer inaperçues des angoisses qui, par certains côtés, caressaient ses pires instincts ; mais il lui était impossible de méconnaître absolument un devoir strict, quand ce devoir s’imposait à elle. Parfaitement convaincue que l’ignorance où le silence de sa femme l’avait maintenu était chez le jeune médecin la cause unique de l’indifférence étrange dont1 cette dernière avait à se plaindre, elle ne pouvait demeurer complice d’un malentendu pareil, ni garder la responsabilité des conséquences redoutables qu’il pouvait entraîner. Bien qu’elle continuât à nourrir contre Wilmot un certain ressentiment ténébreux, — ressentiment dont l’aveu lui eût été fort pénible, — il n’entrait pas dans sa pensée de laisser s’accomplir, pouvant y remédier, un désastre comme celui dont il semblait menacé. Donc elle prit courageusement en main, contre son amie, la cause de l’époux absent. — Vous êtes injuste, s’écria-t-elle avec un certain effort… Vous avez tout fait au monde pour aveugler votre mari, et vous lui en voulez maintenant du succès de vos efforts !… C’est mal… En continuant ainsi, vous n’allez à rien moins qu’à détruire votre bonheur et le sien.

— Deux bonheurs qui depuis longtemps n’ont rien de commun, reprit mistress Wilmot avec une amertume mieux accentuée,… et l’un des deux (ce n’est pas le sien) n’a plus besoin qu’on cherche à le sauver du naufrage… Tranquillisez-vous du reste sur ma santé… D’ici à quelques jours, si je ne me sens pas mieux,… Eh bien ! j’appellerai Whittaker… En attendant, je vais l’adresser à M. Foljambe… Parlons d’autre chose maintenant.

Mistress Prendergast se garda bien d’insister ; mais elle resta près de son amie tout exprès pour la confesser un peu plus tard. Les deux cousines dînèrent ensemble. A l’heure du thé, Henrietta, sans faire semblant de rien, ramena la conversation sur le sujet qui lui tenait au cœur, et tout à coup, risquant une manœuvre décisive : — Écoutez, dit-elle, vous ne sauriez me demander une discrétion que je me reprocherais ensuite toute ma vie… Votre mari doit être prévenu de ce qui se passe… Si ce n’est par vous, eh bien !… ce sera par moi… Ou vous me promettrez de lui écrire ce soir, ou je lui écrirai, moi, pas plus tard que demain matin.

Mabel était en ce moment plutôt étendue qu’assise sur une causeuse. Elle se redressa lentement, ses yeux noirs prirent une expression presque terrible, et s’emparant à la fois des deux mains de sa cousine : — Si vous agissiez ainsi, Henrietta, lui dit-elle, je ne vous adresserais plus la parole de ma vie, et nous nous serions vues pour la dernière fois. En tout ce qui regarde Wilmot et moi, j’entends rester absolument libre ; c’est mon droit, vous ne sauriez le nier… Qui se place entre nous deux devient à coup sûr mon ennemi… Voyez maintenant, et faites votre choix.

Elle sourit ensuite, après un moment de silence, en s’assurant que cette étrange sortie n’avait pas manqué son effet. Mistress Prendergast, prise au dépourvu, la regardait avec une espèce de terreur. — Non, reprit Mabel, je n’écrirai point à Chudleigh. Vous voyez qu’on ne s’entend guère à distance ;… mais quand il sera de retour, je lui parlerai.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le promets,… et d’ailleurs vous allez vous convaincre que j’aurai à lui apprendre une nouvelle faite pour l’intéresser…

La « nouvelle » effectivement avait son importance. Quand elle fut connue de mistress Prendergast, celle-ci parut rassurée. Elle ne l’était qu’à moitié. — Tout dépend de l’opportunité, se disait-elle le soir même en rentrant chez elle… Ceci peut arranger ou brouiller les choses… Si par aventure il était amoureux là-bas,… et dans le fond c’est bien cela qui la tourmente,… l’arrivée du nouveau-venu pourrait bien trouver froid accueil dans ce monde.

M. Foljambe, le parrain de Wilmot, envoya très paternellement promener son filleul quand on lui transmit la réponse dilatoire de celui-ci. — Peste soit du drôle ! s’écria ce Crésus goutteux, l’œil fixé sur ses orteils endoloris… A quoi songe-t-il, et quelle idée se fait-il de ma patience ?… Si ce n’était que moi, passe encore ! mais sa clientèle tout entière commence à hurler après lui !… Se figure-t-il qu’on va s’accommoder de ses galanteries écossaises ?

Le rusé banquier ne parlait pas ainsi tout à fait au hasard. Les visites affluaient autour de son canapé, comme il arrive toujours lorsque tombe malade un vieux célibataire bien traité par la fortune. On y glosait fréquemment sur le compte du médecin retardataire, et, chacun apportant son contingent d’informations, on cherchait à interpréter les motifs qui pouvaient lui faire prolonger son séjour chez les Kilsyth. Le docteur Whittaker, prenant en main la cause de son confrère, avait beau insinuer d’une voix mielleuse qu’il s’agissait d’un cas tout particulier, d’une nouvelle espèce de scarlatine précieuse à étudier dans tous ses symptômes, même ceux de la convalescence, bien des gens se pinçaient les lèvres en l’écoutant avec une moue des plus significatives. D’autres, se contraignant moins, lui demandaient s’il n’avait pas ouï parler de miss Madeleine comme d’une ravissante personne. D’autres encore épiloguaient sur la jeunesse relative de lady Muriel. — Une bien belle femme, docteur ! — ajoutaient-ils avec un sourire narquois.

Certain jour que ce genre de plaisanterie prenait un tour trop vif, — entre hommes la pente est glissante, — un jeune représentant de la maison Lothbury et Co, très silencieux d’ordinaire, hasarda un menu propos qui arrêta court la conversation affolée. — Je suis, dit-il, du même club que Ronald Kilsyth… Il ne ferait pas bon de tenir près de lui ce langage cavalier sur le compte de sa sœur et de sa belle-mère… La moutarde lui monte aisément au nez, et je ne connais guère d’homme plus friand que lui de son épée… Wilmot cependant, après les huit jours de répit qu’il avait demandés et malgré une amélioration sensible dans l’état de la jeune malade, ne paraissait pas songer à la priver de ses soins. Il faut dire qu’elle semblait y attacher un grand prix. Lui seul avait sur elle, même pendant les crises les plus violentes, un empire absolu. Jamais elle ne songeait à lui résister. C’était en lui seul qu’elle avait confiance, et cette confiance enfantine le mettait en passe de lui rendre mille petits soins que ses plus riches cliens auraient vainement espérés de sa complaisance. A Londres, il maintenait avec une extrême rigueur ses droits de « médecin consultant. » Pour rien au monde, il n’eût accepté soit les fonctions d’un opérateur, soit la besogne du laboratoire. A Kilsyth, aucun scrupule de ce genre ne le retenait. Il composait les remèdes, posait les appareils, et, non content d’être tour à tour chirurgien ou pharmacien, il empiétait encore sur les attributions de la garde-malade, heureux de la voir s’endormir et de rester seul auprès de Madeleine.

Un jour, réveillée dès l’aube par le froid matinal, l’aimable enfant demanda son père d’une voix plaintive. Vainement la garde essaya-t-elle de la calmer : ses exhortations banales n’amenaient aucun résultat. Wilmot, caché par un rideau, comprit bien vite qu’il n’y avait ni délire ni trouble mental dans l’insistance de la jeune fille ; il se montra donc et fut accueilli comme toujours par un sourire affectueux. — Votre père, dit-il à Madeleine, votre père viendra certainement vous voir dans la matinée… Vous ne voudriez pas qu’on allât le déranger à cette heure indue.

— Oh ! non… non certainement, répondit la malade, mais une certaine contrariété perçait encore dans son accent… Je tenais cependant à lui demander… Au fait, vous me le direz, vous, aussi bien que lui.

— Naturellement, si j’ai une réponse à vous faire.

— Asseyez-vous donc, là, bien près de moi, reprit-elle d’une voix comme assourdie par cette sorte d’enrouement que le mal dont elle souffrait engendre presque toujours.

Wilmot ne prit point le siège qu’elle lui montrait. Il s’agenouilla au chevet du lit et passa son bras sous- l’oreiller pour aider Madeleine à se maintenir assise. Leurs visages se touchaient presque.

— Parlez aussi bas que vous voudrez, murmura-t-il à son oreille avec une sorte de frisson.

— Merci… merci… oui, tout bas, tout bas… Je voulais demander à mon père,.. et je vous demande, à vous, si… si je dois me préparer à la mort.

Les lèvres de la jeune fille tremblaient. Un nuage passa sur les yeux du médecin. — Non, chère enfant, répondit-il,… non, quoique bien malade, vous n’êtes point en danger… Vous irez de mieux en mieux… pas tout de suite, mais à la longue. Il faut seulement de la patience… Il faut faire tout ce qui vous sera prescrit…

— Quand je m’appartiens, je le fais… Auriez-vous quelque reproche à m’adresser ?…

— Des reproches ? enfant,… vous êtes la plus douce malade que j’aie jamais soignée… Ce que j’ai voulu dire, c’est que tout dépend de vous,., non pas de mourir ou de ne pas mourir,.. ceci ne fait plus question,… mais de vous remettre en un temps plus ou moins long… Et maintenant, puisque vous êtes maîtresse de vous-même, voulez-vous… voulez-vous me rendre bien heureux ?… Voulez-vous fermer les yeux et tâcher de retrouver un peu de sommeil ?…

— Oui, répondit-elle, oui, mon ami,… je veux ce que vous voulez… Je suis si heureuse, docteur, en songeant que je suis sûre de ne pas mourir encore !

Puis elle se laissa retomber, sereine et confiante, sur ce bras qui la soutenait et que Wilmot ne songea point à retirer. Elle avait sa main dans la main du docteur ; sur son front planait, attentif et grave, ce regard qu’elle aimait à étudier. Ce fut ainsi qu’elle s’endormit, et ce fut ainsi qu’il resta toujours agenouillé près d’elle, jusqu’à ce que le soleil levant eût ramené les visiteurs quotidiens qui venaient s’enquérir de Madeleine.

Lady Muriel n’était point ce qu’on est convenu d’appeler « une femme d’esprit. » Dans le cercle de ses relations, on aurait trouvé sans peine vingt maîtresses de maison plus brillantes, mieux prêtes à discourir de toute chose et du reste, plus promptes à parer ou à lancer l’épigramme ; en revanche, on n’en aurait pas trouvé cinq chez qui existât au même degré la juste conception des réalités : humaines et qui missent un jugement plus sûr au service d’un caractère plus égal. Pas plus qu’à une autre il ne lui était donné de tout voir et de tout comprendre, mais il lui arrivait rarement de mal voir, ou de comprendre mal ce qu’elle avait vu. Chimères, illusions, étaient bannies de ses conseils intimes, mais non de ses causeries d’apparat, pour lesquelles elle tenait en réserve tout un répertoire de nobles sentimens, de pompeuses maximes, de magnifiques lieux communs, débités le plus couramment du monde, avec des modulations du dernier goût et des variantes merveilleusement appropriées au besoin des circonstances. N’allez pas croire à de l’hypocrisie. Cette grande dame en était incapable de propos délibéré. Il ne lui serait jamais venu en tête de tromper qui que ce fût, mais vis-à-vis de tout le monde elle se sentait parfaitement à l’aise, car si elle mettait en circulation pas mal de fausse monnaie, elle en avait préalablement reçu tout autant, peut-être plus, il n’y avait donc qu’une balance à établir. Elle appréciait les avantages de sa position sociale, et les abdiquer lui eût semblé aussi absurde que d’en faire étalage. Pour le mari qui les lui avait donnés ou conservés, elle éprouvait une reconnaissance tranquille, une affection raisonnée, sans aveuglement ni enthousiasme. Elle le voyait ce qu’il était : un peu vieux pour elle, plus chasseur qu’elle ne l’eût voulu, sujet à des redondances de style, à des redites de narration, qui ne l’empêchaient pas d’être un excellent et digne homme. Certainement il lui préférait sa fille aînée ; mais on pouvait le lui pardonner, puisque Madeleine, de son côté, lui avait laissé jusqu’alors la première place dans son cœur. — L’a-t-il dans le mien ? se demandait en toute sincérité lady Rilsyth, et cette question loyale évoquait immédiatement deux fantômes : celui de Stewart Caird, enveloppé de son drap mortuaire, celui du docteur Wilmot, que décidément Muriel trouvait fort à son gré.

Sa personnalité bien accusée contrastait avantageusement avec le fonds plus ou moins banal des hôtes assez peu nombreux que la maladie contagieuse de Madeleine n’avait pas mis en déroute et chassés de Kilsyth. Duncan Forbes, le plus animé, le plus élégant de tous, cédait sans conteste au docteur la palme et le dé de la causerie. Bien mieux, il l’allait chercher chaque fois qu’il n’avait pas à craindre d’être importun, et l’entraînait avec lui dans une pièce à part, sur la limite du « cordon sanitaire, » où se réunissaient volontiers ceux des habitans du château que la chasse ou la pêche n’avait pas attirés au dehors. On appelait ce petit salon, par une allusion assez lugubre, « la cellule des condamnés, » et nonobstant le danger qu’on y bravait, la gaîté y était en permanence quand Wilmot, rassuré par quelques heureux symptômes sur le compte de sa malade, y portait l’originalité de son savoir bon-enfant, la verve de son élégance naturelle, l’attrait persuasif de sa parole sans fard.

Lady Muriel trouvait parfois des prétextes pour passer une heure ou deux dans ce petit cénacle ; parfois aussi et plus fréquemment Wilmot était admis, au retour de ses promenades quotidiennes, dans le salon ou la châtelaine trônait, — tantôt seule, tantôt en compagnie, — aux heures qui précédaient le dîner. Il y était reçu avec des prévenances assez marquées, et peut-être se fût-il aperçu dans d’autres circonstances que sa noble hôtesse était en quelque façon sous les armes chaque fois qu’il se présentait ainsi devant elle ; mais il fallait pour deviner ceci ou beaucoup de fatuité ou une singulière clairvoyance, car lady Muriel, d’une recherche exquise en ses élégances, avait grand’peine à se montrer mieux mise que d’ordinaire. Ce qui est certain, c’est qu’avec lui la grande dame désapprenait l’ennui, son mal le plus habituel et l’unique expiation de sa belle et riante existence. A force d’entendre et de répéter les mêmes phrases, prévues et convenues, elle en était arrivée à ne plus écouter les autres, à ne plus s’écouter elle-même ; Wilmot, avec ses idées à lui, son style original et pittoresque, ne la laissait pas dans cette sorte de végétation automatique dont elle avait pris l’habitude. Il fallait bon gré mal gré lui prêter attention. Il ne se contentait pas non plus de banalités plus ou moins déguisées, et ne se gênait pas pour échapper par quelque tangente inattendue à la discussion insignifiante dans le cercle de laquelle on aurait voulu l’enfermer. Il exigeait une pensée sous chaque parole, et par cela seul, se distinguant du commun des martyrs, il se donnait sans le vouloir un relief de sauvagerie que la dame de Kilsyth, avec cette sûreté de tact qui la caractérisait, avait apprécié comme un signe de supériorité.

On sait déjà quelles questions s’étaient offertes à son esprit certain soir où, dans les mains de son adroite soubrette, elle songeait en même temps à Madeleine et à Wilmot. Un esprit comme le sien, lorsqu’une fois il tient une piste, ne l’abandonne pas aisément. Aussi voulut-elle avoir le cœur net de ses soupçons relativement à la jeune malade, et il ne lui fallut pas de grands efforts d’observation pour s’assurer que chez celle-ci en effet la reconnaissance avait pris un caractère de véritable tendresse. Chudleigh Wilmot personnifiait, pour celle qui allait lui devoir la vie, tout ce que les femmes préfèrent ici-bas : la bonté mêlée de force, le dévouement, l’autorité douce et persuasive, la protection sans orgueil. N’était-il pas naturel qu’elle s’attachât instinctivement à son sauveur ?

En songeant que ce sauveur était un homme jeune encore et qu’elle-même trouvait digne d’une estime toute particulière, lady Muriel se dit que cette rencontre n’avait rien de fort heureux pour les projets qu’elle avait formés au sujet de Madeleine et de Ramsay Caird. D’ailleurs, et abstraction faite de cette combinaison réservée, Wilmot n’était-il pas marié ? Marié, il l’était en effet, et ce n’était pas la première fois que lady Muriel avait eu à se poser cette question banale : — que peut être la femme de Chudleigh Wilmot ? — Sa réponse, la voici au naturel : — quelque sotte bourgeoise indigne de lui, et que très certainement il n’aime point. — Ceci dit, elle s’était tenue pour satisfaite ; mais alors il ne s’agissait pas de Madeleine.

Autre question. — Serait-il possible que Wilmot eût jamais songé ?… Ah ! fi donc… un médecin, un homme marié ;… mais encore ?… Un homme que je mets à part de tous les autres, qui a sa place dans mes préférences,… qui a pu, qui a dû nécessairement, si modeste qu’il soit, non certes deviner, mais pressentir cette rare, cette unique distinction… Et comment n’en aurait-il pas été flatté ?… Ébloui, fasciné serait trop dire, mais flatté… Entre cette petite et moi, un homme de cet ordre,… ah ! certes non, il ne saurait me la préférer…

Quand elle se fut donné à elle-même toutes ces excellentes raisons, toutes ces consolantes assurances, lady Muriel en tira cette conclusion… Mais laissons la parole aux faits, qui ne la prennent jamais hors de propos.

Kilsyth était dans son cabinet, occupé à examiner en détail une belle arme de chasse qui venait de lui arriver. Sa femme entra, le sourire aux lèvres, prit le rifle dans ses mains délicates, en fit jouer à plusieurs reprises les ressorts d’une exquise souplesse, loua la sévère simplicité de la monture, et après quelques menus propos éparpillés à dessein sur une demi-douzaine de sujets insignifians : — Pensez-vous, Alick, dit-elle, que le docteur Wilmot nous honore encore longtemps de sa compagnie ?

Cette question surprit évidemment l’honnête châtelain, qui, après avoir regardé sa femme avec une sorte d’inquiétude, lui répondit en hésitant un peu : — Il restera tant qu’il voudra,… c’est-à-dire tant qu’il sera nécessaire à Madeleine… Avez-vous en somme quelque objection à ce qu’il prolonge ici son séjour ?

— Moi ?… pas le moins du monde… Je ne songe qu’à ne point abuser de sa bonne volonté. Un homme de talent aussi occupé… Si Madeleine avait encore besoin de lui,… mais elle est hors d’affaire. — Le croyez-vous ?

— J’en suis convaincue… Il n’y a d’ailleurs qu’à s’en informer auprès du docteur lui-même,… et, du moment où ses soins ne sont pas absolument requis, nous devenons responsables du temps que nous lui faisons perdre, des profits dont nous le privons…

Devant ce nouvel aperçu de la question, les joues de Kilsyth se colorèrent quelque peu. — Vous avez parfaitement raison, dearest Muriel ; mais je compte bien indemniser le sauveur de notre chère enfant.

— En supposant qu’il le permette, répliqua la grande dame, qui cette fois encore fit preuve d’une merveilleuse sagacité.

Wilmot en effet, acceptant la liberté qu’on lui rendait et l’acceptant sans le moindre enthousiasme, écarta dédaigneusement toute idée de rémunération. — C’est, disait-il, un axiome d’étiquette professionnelle que le médecin en vacances ne doit percevoir aucune sorte de salaire. Ne gâtez pas, en insistant, le plaisir que j’ai eu à vous rendre service…

Kilsyth était fait pour comprendre ce langage. — Docteur, s’é-cria-t-il, vous n’êtes pas seulement un homme de talent,… vous êtes avant tout ce que j’appelle un homme… Mon estime, mon affection pour vous me permettent de rester votre obligé… Je n’accepterais pas ce rôle vis-à-vis du premier venu, et mes créanciers sont rares, je vous le garantis. Maintenant rassurez-moi tout à fait… Si nous avions à craindre quelque rechute…

Jamais la conscience de Chudleigh Wilmot n’avait encore été mise à pareille épreuve. Il n’ignorait plus au fond quel sentiment l’avait jusque-là retenu près de la jeune malade, et de sa réponse à la question qui lui était adressée dépendait la suite des relations établies entre Madeleine et lui. Il fallait se résoudre à la perdre pour jamais ou à perpétuer cette situation délicate qui en se prolongeant pouvait devenir si grave. Il est permis de chercher dans ses paroles la trace des pensées contradictoires qui l’agitèrent en cet instant. — Je mentirais, dit-il, si je vous représentans votre fille comme encore menacée du mal que je suis venu combattre ;… mais je ne mentirais pas moins, et je manquerais à mon devoir, si, par ménagement pour vos angoisses paternelles, je vous rassurais complètement sur l’avenir de sa santé. L’examen approfondi auquel j’ai dû la soumettre me laisse persuadé que sa frêle organisation est susceptible de nouvelles atteintes, absolument étrangères à la crise dont nous sortons.

Le malheureux père ne répondit qu’en baissant les yeux et en murmurant d’une voix troublée : — Je ne l’ignorais point,… lady Muriel m’a laissé entrevoir ce péril… — Vous a-t-elle dit que le poumon gauche n’est pas tout à fait intact ?

— Hélas ! je le craignais… Je me doutais bien que le point faible devait être là…

— Serait-ce par hasard une disposition héréditaire ?…

— Un de ses frères a péri victime d’une consomption aiguë.

— A cet égard, nous n’avons rien à craindre pour le moment… Des soins bien entendus, une hygiène appropriée aux circonstances, ajourneront, éloigneront tout danger… Il faudrait surtout changer de climat. Ici les journées deviennent humides… Le matin, le soir, l’air est trop vif.

— Un voyage à Londres suffirait-il ?

— Londres dans tous les cas est préférable à Kilsyth… Et à présent, mon cher hôte, laissez-moi m’évader aujourd’hui même, sans tambour ni trompette… J’ai horreur des adieux et de l’émotion qu’ils éveillent… Au revoir sur les dalles de Pall-Mall… Vous vous chargerez, n’est-ce pas, de mes remercîmens à lad y Muriel pour sa bonne hospitalité ?… Vous voudrez bien dire à miss Kilsyth… Non, au fait, nous devons nous retrouver à Londres…

Une demi-heure après, Chudleigh Wilmot avait quitté le château, pendant que la plupart des résidens étaient en chasse ou à la promenade. Il prit tout exprès un chemin sur lequel ne donnaient point les fenêtres de la salle où le luncheon avait réuni les hôtes les plus sédentaires. Celui qu’il avait choisi passait au contraire sous certaines croisées, vers lesquelles il leva les yeux en passant. Derrière l’une d’elles était un visage pâle, comme entouré d’un nimbe d’or, et sur lequel à sa vue se peignit une pénible surprise. Comme il soulevait son chapeau, il vit la blanche figure se retirer et disparaître, sans lui répondre par le moindre signe. Aussi resta-t-il hanté par le regard mélancolique qu’il avait reçu en pleine poitrine.

Lady Muriel, le matin même, avait fait partir deux lettres, dont l’une adressée à Ramsay Caird, l’appelait auprès d’elle. La seconde, expédiée à Ronald Kilsyth et conçue en termes passablement ambigus, lui signalait un changement essentiel dans les dispositions de sa sœur Madeleine. Partout où elle frappait, elle frappait juste. Le jeune officier aux gardes, atteint au plus vif de ses inquiètes susceptibilités, n’allait en être que plus accessible à toutes les inspirations de sa belle-mère.

Que prétendait au juste celle-ci ? A quoi devaient mener ces démarches, obscurément rattachées l’une à l’autre ? En écrivant à Ramsay Caird, ne songeait-elle qu’aux intérêts de son protégé ? En éveillant les sollicitudes de Ronald Kilsyth, n’avait-elle en vue que de donner à Madeleine un surveillant, un défenseur et un champion de plus ? Enfin, quand elle écartait Wilmot, — au risque de certains regrets presque inavoués, — était-ce lui qu’elle prétendait mettre à l’abri d’un périlleux entraînement ? Voilà les questions qu’elle aurait pu se faire, mais qu’il lui eut été difficile de résoudre, lorsque par momens, débarrassée de ses hôtes, elle se laissait aller à réfléchir, un genou dans ses mains, le regard errant, la tête un peu inclinée, charmante en somme au fond du grand fauteuil armorié qui encadrait si bien sa longue taille de châtelaine du moyen âge et son fin visage, dont les linéamens gracieux et l’expression parfois inquiétante n’étaient pas toujours en parfaite harmonie.


V

Ronald Kilsyth avait été un enfant singulier. Sa précoce sagesse, si elle flattait l’amour-propre de ses parens, ne le recommandait. en revanche ni à l’affection de ses maîtres ni à celle de ses camarades. Les uns et les autres le craignaient plus qu’ils ne l’aimaient. A Eton, où il acheva ses études élémentaires, il n’eut jamais de chum — de copin, dirait-on en France, — d’ami intime, de camarade favori. Son orgueil, mêlé de réserve et de timidité, le faisait accuser de hauteur. Son équité rigide, son refus de s’affilier à toute conspiration, son mépris pour les futiles passe-temps de ses condisciples, l’avaient classé parmi les perfections insociables dont on fait à la longue assez peu de cas malgré le respect qu’elles commandent.

Il en fut de même quand, pour obéir aux volontés paternelles, Ronald entra dans les life-guards. A Knigthsbridge, à Windsor, dans les quartiers d’Albany-street, il se montra aussi peu communicatif, aussi peu soucieux de toute intimité qu’il avait pu l’être à Eton ; Son colonel, vieux soldat à barbe grise, lui accordait comme à regret une estime particulière. « Brave garçon, disait-il, mais de rude écorce… Pour casser une noix pareille, il faut de fameuses dents… » Rebutés par sa froide politesse, les autres officiers, — même les plus snobs, les plus désireux d’être invités chez le père de leur camarade, si haut placé dans la hiérarchie sociale, — avaient fini par s’écarter de lui, sans affectation cependant et sans qu’il parût y prendre garde. Ils ne se sentaient pas à leur aise dans l’élégante cellule où Ronald maintenait un ordre absolu. On n’y voyait pas régner ce laisser-aller pittoresque des autres chambrettes militaires, où les lorgnettes d’opéra maintiennent en guise de serre-papiers des tas de factures vierges de tout acquit, où les bouteilles de soda-water s’étalent, dûment vidées, sur des paquets de cartes, où la chansonnette comique, saupoudrée par la cendré des cigares et comme illustrée par les photographies de quelques notabilités du demi-monde, atteste le joyeux emploi des soirées oisives. Chez Ronald, un décorum méthodique présidait à tous les arrangemens intérieurs. Quelques gravures de prix, — signées pour la plupart Raphaël Morghen, — s’alignaient symétriquement sur les murs. Au-dessous d’elles couraient deux bibliothèques à hauteur d’appui, surmontées de bronzes excellens et remplies de curiosités bibliographiques. Parmi ceux des officiers qui s’y hasardaient encore de temps à autre, les plus jeunes n’entraient guère sans une sorte de componction stupéfaite dans cette espèce de sanctuaire. Ils s’y rencontraient avec des inconnus appartenant à un autre monde que le leur, d’une mise qui leur semblait étrange et parlant une langue qu’ils comprenaient à peine. Celui-ci venait de se révéler par un poème hors ligne, celui-là était un peintre de premier ordre, et un troisième, — petit Allemand dont l’habit-veste et les lunettes vertes bouleversaient leurs notions d’élégance, — leur était recommandé comme le nec plus ultra des pianistes. Insensibles, ou peu s’en faut, à des mérités de ce genre, nos gens s’inclinaient cependant, par pure courtoisie et sentiment d’hospitalité, mais en se demandant où leur camarade allait pêcher des hôtes pareils. Je ne sais au juste si Ronald s’apercevait de leur effarement assez mal dissimulé, mais son dessein bien arrêté semblait être de n’en tenir aucun compte.

Au fond indifférent à tout le reste, il gardait pour culte unique celui des affections de famille. Habitué dès l’enfance à jouer auprès de sa sœur le rôle d’un protecteur assidu et à exercer sur elle une influence presque sans rivale, il l’aimait mieux que tout au monde, mieux qu’il n’aimait son excellent père, dont le séparait parfois une certaine diversité d’opinions et de vues. Quant à lady Muriel, qu’il avait vue entrer à regret dans le cercle étroit de ses affections, elle avait eu grand’peine à dompter ce cœur rebelle ; mais, à force de ménagemens habiles et de soins attentifs, elle y était enfin parvenue. Devinant dès leurs premières entrevues qu’elle avait affaire au véritable chef de la famille, elle avait mis à s’emparer de son esprit, à se concilier ses bonnes grâces, toute l’application d’une volonté persistante et d’une implacable coquetterie. Avec cette franchise qui était une des ressources de sa diplomatie, elle lui fit comprendre qu’elle appréciait sa maturité précoce et l’autorité de son jugement, qu’elle ne leur ferait jamais obstacle, et qu’à eux deux, si elle pouvait compter sur sa loyale coopération, ils gouverneraient sans chocs ou tiraillemens pénibles Tes affaires communes. Cette tactique eut un merveilleux succès. Ronald, une fois la glace brisée entre sa belle-mère et lui, se donna complètement à elle ; il l’accepta pour guide dans plusieurs circonstances décisives, et, se trouvant généralement bien d’avoir suivi ses inspirations, il devint son allié fidèle, son champion résolu, ainsi que l’éprouvèrent désormais tous ceux qui se permirent la moindre allusion aux projets ambitieux, à la savante dissimulation, à l’égoïsme concentré de lady Muriel.

Peut-être n’était-il pas inutile d’entrer dans tous ces détails pour faire comprendre l’effet produit sur le frère de Madeleine par la lettre où lady Muriel lui laissait entendre que cette enfant, cédant aux instincts de son âge, s’était peut-être un peu trop vivement intéressée à l’un des hôtes de Kilsyth. Ceci lui parut un empiétement énorme sur les droits de la tendresse un peu exigeante qu’il portait à cette sœur chérie. Aimer ainsi le premier venu, l’aimer sans permission, sans demander conseil, sans même faire confidence d’un pareil changement, était-ce un procédé acceptable ? Encore de qui s’agissait-il ? Lady Muriel, bien entendu, ne nommait personne. Ronald, toujours rigoriste, ne demandait guère de congés, et cette année-là n’ayant point quitté Londres, il n’était pas à même de résoudre aisément l’énigme proposée à sa curiosité. Après y avoir réfléchi deux ou trois jours, il crut avoir trouvé le moyen de la satisfaire, et contre sa coutume alla passer la soirée au club, espérant y rencontrer Duncan Forbes, dont les journaux annonçaient la rentrée en ville.

Il l’y trouva effectivement au milieu d’un groupe de « revenans » qui se questionnaient les uns les autres sur l’emploi de leur saison d’automne. L’entrée de Ronald, événement fort rare en ce lieu, fit évidemment sensation, car la causerie s’arrêta court. Pas si court toutefois qu’il n’eût saisi à la volée le nom de sa sœur et celui de sa belle-mère mêlés aux propos de cette jeunesse en gaîté, ce qui ne laissa pas de produire sur lui une impression fort désagréable. Comprenant bien qu’il fallait faire la sourde oreille, il s’approcha sans affectation des causeurs, distribua quelques poignées de main à ceux qu’il connaissait le mieux, et finit, toujours sans témoigner le moindre souci, par emmener dans un coin le personnage qu’il prétendait confesser.

Toute cette adresse fut dépensée en pure perte. Duncan Forbes demeura impénétrable, par cette simple raison qu’il n’avait réellement rien à laisser pénétrer. Il dressa sans s’en douter la liste complète des jeunes célibataires qui s’étaient succédé à Kilsyth, et malgré l’éveil donné à ses soupçons Ronald ne put raisonnablement attribuer à aucun d’eux le privilège d’avoir charmé Madeleine. En fin de compte, parlant des dangers qu’elle avait courus, Duncan Forbes prononça le nom de Wilmot. — Sans Wilmot, disait-il…

— Wilmot,… qui est ce Wilmot ?… Le médecin qu’on a mandé par le télégraphe ? Ah ! oui, je sais, je me rappelle… en bien ! que pensez-vous de ce personnage ?… Est-il jeune agréable de sa personne ? A-t-il de l’esprit ?

La réponse faite à ces questions précipitées ne fut pas de primé abord très rassurante. Oui, Wilmot était encore jeune beau, spirituel, d’excellent ton, doué des qualités les plus séduisantes… Ici la physionomie de, Ronald allait se rembrunissant à vue d’œil. Bref, sans son mariage, qui déjà remontait à plusieurs années (le front de l’auditeur se rasséréna tout à coup), Wilmot aurait encore de belles chances auprès des dames.

— Que pense de lui lady Muriel ? demanda Ronald l’œil fixé sur son interlocuteur.

— En vérité, je ne sais, répondit l’autre innocemment. Elle ne m’a jamais fait part de ses opinions à ce sujet… Je crois cependant avoir ouï dire qu’elle était de nous tous la moins favorable au docteur.

— Et Madeleine l’avait-elle pris en gré ?

— Pauvre miss Kilsyth !… vous oubliez où elle en était… C’est tout au plus si elle a pu témoigner quelque reconnaissance à l’homme qui venait de lui conserver la vie.

— Et vous dites qu’il est marié ?

— Tout ce qu’il y a de plus marié… Lady Muriel nous a maintes fois parlé de mistress Wilmot ; elle voudrait, à ce qu’il semble, avoir quelques renseignemens sur le compte de ce ménage.

La conversation en était là quand un domestique du cercle vint présenter à Ronald la carte d’un étranger qui demandait à le voir.

— Un de nos amis ? demanda négligemment Duncan Forbes.

— Quelqu’un que je n’ai jamais vu, répliqua l’officier aux gardes.

Il venait de lire sur la carte le nom du docteur Wilmot.

Le moment d’après, dans le salon spécialement destiné à ces sortes de conférences, les deux hommes se trouvaient face à face. Le docteur était à peine visible sous ses habits de voyage, mais malgré le plaid qui entourait son cou Ronald lui trouva une tournure distinguée. Tout d’abord, au lieu de la sympathie qui, selon toute vraisemblance, aurait dû exister entre eux, ils se sentirent comme gênés et pour ainsi dire mécontens. Ronald ne brillait point par l’aménité de son accueil, et le docteur, la circonstance étant donnée, devait s’attendre à d’assez vifs remercîmens. N’en recevant que de très officiels et traité avec une courtoisie qu’il avait le droit de trouver un peu gourmée, il sentit que le sang lui montait au, visage et n’aborda qu’avec une extrême réserve le sujet qui ramenait. Chargé par M. Kilsyth d’apporter à Ronald certains papiers d’affaires qu’on l’avait prié de remettre le plus tôt possible à destination, il venait expliquer un retard de quarante-huit heures occasionné par une halte inattendue qu’il s’était vu forcé de faire chez son ami sir Saville Rowe… Pendant que le docteur parlait ainsi, Ronald, admirant malgré lui l’éclat de ce regard d’aigle, les vibrations de cette voix sonore, se sentait de nouveau en proie à ces incertitudes qui le tourmentaient naguère encore. Malgré lui et par une sorte d’instinct, il devinait dans ce jeune médecin le héros innomé du roman dénoncé par lady Muriel, et plus cette idée s’emparait de lui, plus sa froideur, sa réserve, sa maussaderie, allaient croissant. Aussi Chudleigh Wilmot, son compliment terminé, ne prolongea-t-il guère la conférence.

— Voilà un personnage peu aimable, se disait-il une fois rentré dans son cab… Il ressemble pourtant à sa sœur…

Sa sœur ! — un être de raison maintenant, un gracieux souvenir, une douce image dont il ne restait rien à celui qui l’évoquait ainsi. Rien, c’est trop dire, mais bien peu de chose. Un bout de ruban bleu qui, après avoir retenu pendant plus d’un jour les beaux cheveux blonds de Madeleine, était tombé au pied de son lit. Le docteur l’avait ramassé, machinalement tout d’abord, puis à la dérobée il l’avait glissé dans un des plis de son portefeuille. Un bout de ruban ne pèse guère sur la conscience.

Plus qu’on ne croit cependant. Depuis ce léger larcin, le docteur se l’était reproché quelquefois, riant lui-même de son scrupule, mais ne parvenant pas à s’en débarrasser. Tout à l’heure encore, en face, de Ronald, sous le regard méfiant et froid du jeune officier, il lui avait semblé, — vraiment l’imagination humaine est sujette à d’étranges hallucinations, — il lui avait semblé qu’à travers l’épaisseur de ses vêtemens, et dans ce pli mystérieux où le bout de ruban était si bien celé… Préoccupation singulière et qui n’était sans doute pas étrangère au malaise de cette première entrevue.

Wilmot allait ainsi rêvant, et ni les maisons enfumées, ni le payé boueux, ni la foule affairée des passans, n’obtenaient de lui la moindre attention. Maintenant qu’il se retrouvait dans le milieu habituel de sa vie laborieuse et prosaïquement, absorbée, son séjour dans les montagnes, ses longues promenades à travers les bruyères, ces lointaines perspectives de pentes boisées et de lacs étincelans, les enchantemens de la solitude, la pure ivresse qu’on puise dans le souffle des brises rafraîchies au contact des neiges éternelles, tout ceci lui faisait l’effet d’un rêve. La réalité, c’était la routine de chaque jour, l’inévitable tournée qui allait le ramener chaque matin auprès de quelques vieillards cacochymes, auprès de ces lits où se débat la souffrance, où l’agonie râle, où se dévoilent tant de laideurs, secrètes, où tant de masques deviennent transparens, où la torture amène au jour de si étranges révélations. Tout le jour durant, palper des mains fiévreuses, ausculter, stéthoscope en main, les poitrines envahies, écouter le récit bavard et monotone de mille symptômes insignifians ; puis, après les consultations du matin et les visites de l’après-midi, la leçon d’hôpital, — le dîner ensuite, ce dîner silencieux, cérémonieusement servi par Mabel, — une soirée passée à lire, à compulser, à prendre des notes, à tracer des ordonnances, tout cela sans trêve, sans rémission possible, un engrenage fatal où passeraient l’un après l’autre les jours de sa vie militante ! pas une chance d’affranchissement, pas un rayon d’espérance ! ..

À ce moment, une forte odeur de tan pénétra dans le cabriolet, dont une des vitres était baissée, et le docteur s’aperçut qu’il venait de tourner le coin de sa rue. Il y avait donc là quelqu’un de malade[4].

Sans savoir pourquoi, Wilmot éprouva un serrement de cœur, une sorte d’angoisse ; son front, ses mains, se couvrirent d’une moiteur étrange. Le cabriolet s’arrêta devant la porte de sa maison. Il en descendit comme à regret. Au lieu de frapper le coup preste et vif qui d’ordinaire annonçait son retour, il laissa retomber le marteau qu’il venait de soulever avec une espèce d’effort, une hésitation qui l’étonnait lui-même. La porte s’ouvre, un domestique se montre. Cet homme, toujours grave, est cette fois plus que solennel.

— Voilà donc monsieur !… On attendait monsieur avec impatience… Il est bien pénible que monsieur arrive trop tard.

— Trop tard ?… que voulez-vous dire ?… Pourquoi trop tard ? demanda Wilmot, répétant avec embarras ces paroles inexplicables.

— Monsieur n’a donc pas reçu la dépêche ?

— Quelle dépêche ?… Non !… Parlez donc, qu’est-il arrivé ?

— Notre pauvre dame, monsieur,… mistress Wilmot,… comment vous dire cela ?… c’est hier matin, à huit heures, qu’elle s’est éteinte.


E.-D. FORGUES.


  1. En résumant aujourd’hui pour la Revue, sous une forme acceptée de ses lecteurs, l’un des derniers romans de M. Edmund Yates (Forlorn Hope), nous rappellerons, et non sans quelque satisfaction, que nous avons été les premiers à signaler les débuts de ce jeune écrivain, aujourd’hui en possession d’une véritable faveur. Il a fait suivre le récit qu’on a pu lire ici sous le titre de Barberine au joug (Broken to harness) de plusieurs autres dont le succès autorise, selon nous, cette nouvelle tentative, à laquelle nous convie d’ailleurs la donnée originale de l’œuvre que l’on va pouvoir apprécier, si toutefois nous avons réussi, comme nous le désirions, à ne lui rien ôter de sa grâce et de sa saveur natives.
  2. Dresser. Ce noviciat pénible, qui parait imposé aux étudians en médecine, n’a rien de commun avec celui de nos internes d’hôpital.
  3. Mot écossais dont l’équivalent chez nous (garde-chasse) ne rend pas tout à fait le sens plus étendu, qui comprend plusieurs offices de la domesticité ou plutôt de la vassalité féodale.
  4. Le tan remplace à Londres la paille qu’on étale chez nous devant les maisons où le bruit des voitures est incommode à quelque personne souffrante.