Federic de Sicile/2

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FEDERIC
DE
SICILE.

TOME II.


Cependant la tréve étoit ſur le point de finir, Berranger avoit fort mal reçeu les propoſitions d’Amaldée, & les éloges qu’il avoit faits de Menfroy. Il luy commandoit de revenir promptement auprés de luy, pour apprendre ſi le Prince de Majorque devoit parler comme le fils du Roy de Sicile. Ce Prince prévoyant bien la maniere dont il ſeroit traité du Roy ſon pere, ne voulut pourtant point luy deſobeïr, & ſuplia Menfroy de luy donner la liberté de ſortir de ſes Etats, qui luy fut accordée avec la même facilité qu’on luy en avoit laiſſé l’entrée. Ils s’embraſſerent tendrement charmez de la vertu l’un de l’autre. De Amaldée paſſa dans l’appartement de Federic, iſ falloit prendre congé de luy ; bien qu’il luy euſt fait demander ſi ſa viſite ne l’importuneroit point, & qu’il fut preparé à la recevoir, il ne laiſſa pas d’eſtre interdit de ſa venuë ; Souffrez, luy dit Amaldée, que je vous vienne rendre graces de toutes vos honneſtetez que j’ay bien diſtinguées malgré ce qu’un ſentiment de haine vous peut inſpirer contre un Prince que ſon malheur fit naiſtre vôtre ennemy. Ce fut là que le trouble de la Princeſſe fut extréme ; elle voulut étouffer quelques ſoûpirs, mais cela luy fut impoſſible, & ſon embarras en augmenta de la moitié. Amaldée qui ne ſçavoit qu’en penſer, luy demanda la cauſe de ſon chagrin ; ce fut le comble de ſa honte, & quoy que l’habit qu’elle portoit la miſt à couvert des ſoupçons qu’on pouvoit avoir de la verité, c’eſtoit aſſez que d’eſtre coupable en elle-méme pour croire le paroiſtre aux autres. Car bien qu’elle ſongeaſt quelquefois à ſe declarer, ce deſſein ne luy duroit guere, & ſa fierté l’en empeſchoit aſſez. Laiſſez-moy, Prince, luy dit-elle triſtement, & s’il ſe peut ne croyéz point à ce que vous voyez. Il n’y comprit rien aſſurement, & s’en alla raconter à ſa ſœur tout ce qui s’eſtoit paſſé entr’eux. Elle crût le comprendre mieux que luy, & penſa que ce pouvoit bien étre le remors d’avoir trahy la ſœur, dont il voyoit le frere en uſer ſi bien, & qu’un retour le ſuivroit ſans doute. C’eſtoit aſſez pour renverſer tout ce qui avoit êté projetté contre luy, & là deſſus elle luy écrivit un billet, qui pouvoit faire plus que de le raſſurer. La Princeſſe de Sicile le reçeut, aprés avoir reſſenty de terribles combats, s’eſtant accuſée de foibleſſe de n’avoir ſçeu deſabuſer le Prince des froideurs qu’elle n’eſtoit guere capable d’avoir pour luy, car c’eſtoit ce qu’elle apprehendoit le plus qu’il cruſt. Il eſt impoſſible quand on aime de laiſſer penſer qu’on haït. Elle avoit bien jugé aprés ſon premier mouvement, qu’il ne connoiſtroit rien au reſte, & ſe reſolut en tout cas de luy oſter l’impreſſion de ce qui pouvoit le prevenir contre elle, & nuire à ce qu’il ſçauroit peuteſtre un jour de l’état de ſon ame, demeurant ferme dans ce deſſein, elle goûta un peu de repos, & leut le billet qu’on luy apporta de la part de Camille, il eſtoit conçeu en ces termes.

AU
PRINCE
DE
SICILE.

Il eſt bien difficile de garder ſon reſſentiment quand on a perdu ſon cœur, & puis qu’il vous a cedé, peut-il avoir des mouvemens qui vous ſoient contraires ? Il m’est cependant bien honteux de n’avoir ſçeu reſiſter à voſtre fauße tendreſſe, & de reſiſter à vos vrais mépris. Ie devois au moins leur donner le même deſtin ; mais helas ! l’ay-je pû ? Il m’est beaucoup plus aiſé d’estre inſenſible à voſtre ingratitude, qu’à tout ce qui me parle pour vous malgré elle, aimez-moy, ne m’aimez pas, vous eſtes en eſtat de le faire, ſans me faire changer de ſentimens, en abuſerez-vous ? & laiſſerez-vous aimer ſeule une Princeſſe qu’il vous ſeroit aſſez deux d’aimer reciproquement ? Ie veux m’en expliquer avec vous, je vous prie de vous trouver dans la grande allée du Rondeau.

Camille n’avoit pas crû que ſa lettre dût étre ſi tendre, mais dés qu’on écrit à ſon Amant, c’eſt l’amour qui conduit la plume, & l’on ne ſçauroit s’oppoſer à la rapidité avec laquelle il peint ce qu’il ſçait mettre dans le cœur. Federic faiſoit quelques reflexions ſur ce billet, quand on luy en apporta un autre, & celuy qui le donna diſparut en même temps, ſans en attendre la réponſe, ce billet étoit de l’Amirale, & il y trouva ces paroles.

AU
PRINCE
FEDERIC.

Pourquoy vous obſtinez-vous à cacher ce que les autres Amans s’empreſſent à faire paroiſtre, que pretendez-vous faire ? ne m’aimez point, ou dites-moy que vous m’aimez. La tendreſſe languit toûjours ſi elle eſt retenüe par une crainte triſte & froide, que vous prenez peut-étre pour du reſpect : ne vous y trompez pas, le respect eſt moins farouche, il parle, puis il ſe retient, mais toûjours il a parlé, il commence ce qui s’acheve de ſoy-même, & quel plaiſir pour celuy qui aime, de le faire penſer, & pour celle qui eſt aimée de le penſer auſſi, & de deviner le reſte de ce qu’on ne luy a dit qu’à demy : ſi vous n’aimez que moy, vous croirez bien que ce n’eſt que moy qui vous écris. Cependant pour plus grande ſeureté, trouvez-vous dans la grande allée du Rondeau, vous m’y pourrez parler, & là je pourray vous entendre.

Ce billet dont il ne ſçavoit reconnoiſtre le caractere, auroit réjoüy Federic daus un autre temps, ſi la tendreſſe qui l’occupoit ne luy euſt donné des mouvemens fort oppoſez à la joye. Il admiroit la bizarrerie de l’amour dans ces deux billets, quand on luy en apporta un troiſiéme. Il l’ouvrit avec aſſez de precipitation & y lût.

AU
PRINCE
DE
SICILE.

On veut m’allarmer en vain du coſté de voſtre conſtance, le cœur me dit que vous eſtes fidelle, cela ſuffit pour me le perſuader. Ie juge du voſtre par le mien, nos cœurs qui s’engagerent enſemble, ne doivent ſe dégager qu’en même temps. Le mien vous eſt fidelle, Prince, & ne peut-eſtre à d’autres qu’à vous, c’eſt aſſez pour me répondre que le voſtre eſt tout à moy, auſſi n’eſt-ce point pour m’éclairçir d’aucun ſoupçon que je vous prie de vous trouver au bout de la grande allée du Rondeau, je ne veux que vous aſſeurer que je n’en ay jamais eu. Ce n’eſt donc que pour méler nos ſoupirs, helas ! nous avons trop long-temps ſoupiré à part pour ne pas ſoupirer un moment ensemble.

Federic ſe douta bien que ce billet étoit d’Yolande, il crut que le deſtin le conduiſoit au denoüement de tant d’avantures, il penſa que ces trois Amantes ſe trouvant au même rendez-vous, le delivreroient par une apparence de trahiſon de toutes les veritables importunitez qu’il en avoit reçeuës ; ſi bien que deſcendant dans l’allée, il n’eut pas preſque le loiſir de s’y promener un moment, qu’il les vit arriver toutes trois. Il luy parut étrange de les voir enſemble, mais voicy comme la choſe s’eſtoit paſſée. Yolande s’eſtant miſe à une feneſtre qui regardoît ſur un chemin qu’il falloit prendre pour entrer dans l’allée, attendoit là que Federic y fut arrivé, l’ayant veu paſſer, & immediatement aprés luy quelqu’un qui marchant à pas tremblans prenoit le même chemin, elle voulut prevenir celle qui pourroit occuper auprés de Federic la place qu’elle avoit trop menagée, pour la laiſſer à d’autres, elle y courut avec un empreſſement qui ſe fit remarquer à ſa belle mere, qui prenoit trop d’intereſt à ſa conduite pour ne la pas ſuivre. Où allez vous, luy dit-elle, aprés l’avoir jointe ? je vois une certaine émotion ſur vôtre viſage qui me feroit ſoupçonner, que quelqu’intereſt de cœur conduit icy vos pas, ſi je ne ſçavois bien qu’aprés l’infidélité du Prince encore ſi recente, vous ne ſeriez pas capable d’un nouvel attachement. Et moy, Madame, luy répondit-elle avec un ſouris malicieux, je croirois que vous me ſoupçonneriez par un mouvement aſſez intereſſé, ſi je ne voyois la Princeſſe de qui vous avez plus à craindre que de moy. À ce mot toute replique ceſſa, elles marcherent inſenſiblement ſur les traces de Camille, qu’elles atteignirent avant qu’elle fût entrée dans l’allée, ſi-bien qu’animées toutes trois du méme eſprit de jalouſie, elles retournerent dans une autre, & ne ſe quitterent point qu’elles n’euſſent veu le Prince, qui laſſé de les attendre s’en eſtoit allé, & les ayant veu prendre une autre route, avoit crû ſes intrigues finies ſans s’en eſtre mêlé. Il crut que leur fierté les avoit empeſché d’éclater devant des rivalles, ou que la ſeverité d’Amédée, dont il n’avoit pas remarqué la paſſion, les avoit retenuës ; enfin ne ſçachant à qui devoir ſon bonheur, il ſe reſolut d’en profiter, & de ne les plus trouver ſeules, d’éviter méme la rencontre de toutes les femmes, afin de ne parler pas à celle qui ſe vouloit faire entendre. Cependant il ſe trompoit dans toutes ſes conjectures, comme ces trois Amantes l’avoient été, en croyant tromper les autres. Comme chacune d’elles avoit paru ne point remarquer le Prince, elles crurent toutes en particulier, que le rendez-vous n’étoit que pour elles, & s’applaudiſſant toutes de la fidelité de Federic, & de leur adreſſe à cacher ce qu’elles en penſoient, elles firent une converſation aſſez galante, & ſe retirerent fort civilement. Camille fut la plus réveuſe, auſſi avoit-elle ſujet de l’étre, & cette occaſion perduë ne ſe pouvoit preſque plus recouvrer. Son frere partoit le lendemain, il falloit partir avec luy ou s’expoſer, ou à la colere de ſon pere, ou aux mépris de ſon Amant, qui luy eſtoit moins facile de ſupporter. L’amour y pourveut encore, la Princeſſe de Sicile, comme nous avons dit, voulant reparer toutes les bruſqueries qu’elle avoit faites à celuy qu’elle aimoit ſi tendrement, alla prendre congé de luy mais elle jugea bien par le trouble qu’elle ſentit en le voyant, que malaiſément elle pourroit executer les deſſeins qu’elle avoit faits en ne le voyant pas. Les premieres civilitez étant faites, dont elle s’acquitta aſſez bien, il falloit venir à quelque choſe de plus intereſſant, dont peut-eſtre ſe ſeroit-elle fort mal acquittée : elle trembloit déja, la crainte d’en dire trop, ou trop-peu, la retint aſſez long-temps dans un ſilence, qui ne finit que par l’arrivée de Camille, elle s’en réjouit & s’en fâcha, elle voyait retarder ce qu’elle auroit voulu avoir dit, & ce qu’elle apprehendoit tant de dire. Camille avoit les mémes ſentimens, & peut-eſtre n’euſſent elles point parlé, ſi Amaldée n’euſt ouvert la converſation ; Prince, dit-il à Federic, vous voyez une Princeſſe allarmée du traitement qu’elle reçevra d’un pere irrité. Ah ! dit Camille, en l’interrompant, j’ay trop merité ſa colere pour n’en pas ſubir les effets avec reſignation. Le Roy eſt bien mal-heureux, Madame, luy dit Federic, pour ſe voir refuſé méme dans l’azyle qu’il veut vous donner. Je ſçay la reconnoiſſance que je dois au Roy, luy dit-elle, mais le Prince ſon fils ſouffriroit trop à voir inceſſamment l’objet de ſa haine, ah ! Madame, interrompit Federic, quel monſtre ſeroit le Prince de Sicile ! ah luy dit Camille, en l’interrompant à ſon tour, c’étoit aſſez me haïr que de feindre de m’aimer, pour me priver d’une douceur, dont la moindre idée ſuffiſoit pour me ſurprendre, voyez luy dit-elle, en luy montrant l’élegie, quelle delicateſſe pour un Prince dont les feux ſont allumez par des froideurs, & que l’amour renverſe bien l’ordre de toutes nos inclinations. C’eſt ce méme Prince qui ſe voit tendre & ſoumis à ce point. Quelle fut la confuſion de Federic ! ſa paſſion eſtoit depeinte ſi naturellement dans ces vers, le caractere en étoit ſi tendre qu’Amaldée commença d’en eſtre touché ; il fut quelque temps ſans avoir la force de ſe juſtifier d’une choſe trop veritable, enfin il ſe ſauva encore ſur l’équivoque, Madame, dit-il en s’adreſſant à Camille, je vous jure encore une fois que tout ce que j’aime eſt icy. N’en dites pas d’avantage, interrompit Camille, ne doutant point que ce ne fuſt d’elle dont il parloit, que ces obſcuritez me ſont douces ! aprés avoir crû voir mon malheur ſi clairement, laiſſez moy mon erreur ſi vous ne pouvez m’én tirer qu’aux dépens de cette tendreſſe qui m’eſt ſi chere. Aprés cela elle accorda bien-toſt à demeurer en Sicile, craignant avec juſte raiſon la colere de Berranger, qui avoit appris avec indignation le penchant qu’elle avoit pour le Prince de Sicile ; mais ce n’eſtoit pas aſſez, Federic n’avoit encore rien dit pour luy ; en le ſalüant il regarda Amaldée aſſez tendrement, & vous Prince, luy dit-il, croirez-vous encore que je vous hay ? je ne ſçay, luy dit Amaldée aſſez tendrement auſſi, tout ce que je vous puis dire, c’eſt que mon regret eſt extréme de vous quitter dans le temps que vous voulez bien m’en deſabuſer, ils ne s’en dirent point d’avantage, leurs larmes couloient reciproquement, & ſans doute le Prince de Majorque ſentoit ce je ne ſçay quoy, que Federic avoit trouvé étrange qu’il n’euſt pas encore reſſenty. Le lendemain il fallut ſaluer le Roy publiquement, toute la Cour eſtoit aſſemblée, & Menfroy marqua bien toute l’eſtime qu’il faiſoit du Prince de Majorque par toutes les carreſſes qu’il luy fit, & l’embraſſa encore une fois ; & Amaldée s’avançoit pour embraſſer Federic quand il recula de quelques pas ; le Roy qui prit garde à cette action, & qui ne connoiſſoit pas le cœur de ſa fille, luy fit ſigne de ne ſe point découvrir & d’embraſſer le Prince. Alors une grande rougeur luy couvrit le viſage, & le Prince qu’un ſentiment reſpectueux retenoit déja, n’avança qu’en tremblant, & ſi l’on avoit pris garde à cét embarras, ſans doute on en auroit êté ſurpris. Amaldée donc retourna dans les états du Roy ſon pere, avec toute la violence d’un homme qui ſe ſent entraîné d’ailleurs ſans connoiſtre trop ce qui l’entraîne. Il vit le Roy qui le reçeut en fils deſobeïſſant comme il l’avoit bien preveu, & qui s’emporta contre Camille, l’accuſant de trahiſon, il jura de la venir arracher luy-méme des bras du triomphant Federic, helas ! il meritoit peu ce titre, & cedoit au chagrin que luy donnoit l’abſence d’Amaldée. Ce dernier coup luy parut inſupportable ; il tomba malade d’une fiévre lente, qui le mit à couvert des pourſuites d’Yolande & de l’Amirale qui ne pouvoient s’accorder enſemble. Ces deux rivales qui ſe voyoient preſque toûjours, s’étudioient ſans ceſſe, & s’envioient & la joye & le chagrin. Enfin ne ſe pouvant plus ſouffrir, elles ſe ſeparerent. Yolande alla pour ſon repos & pour celuy de ſa belle mere, demeurer chez une de ſes parentes d’où elle envoyoit tous les jours demander des nouvelles de la ſanté du Prince, que la ſeule Camille avoit le Privilege de viſiter. Elle y venoit avec le Roy, qui ſçachant bien qui ſa tendreſſe degenereroit toſt ou tard en amitié, la vouloit déja faire naiſtre entre elles. La Princeſſe ſa fille y contribuoit de ſa part, & voulant chaſſer l’amour de chez elle, n’uſoit déja plus des termes qui luy ſont propres, & ne diſoit rien qui l’en puſt faire reſouvenir. Les mots d’amitié eſtoient ſeuls dans leurs bouche, & Camille qui ne ſe ſoucioit pas que l’amour luy paruſt ſous un nom emprunté, pourveu qu’il fuſt toûjours le méme dans l’ame de Federic, le ſouffroit doucement. La Princeſſe de Sicile guerit enſin de ſa fiévre, mais elle eſtoit toûjours languiſſante ; elle avoit remarqué une triſteſſe ſi touchante ſur le viſage d’Amaldée en le quittant, que cela redoubloit la ſienne. Si ce tendre chagrin luy avoit donné de la joye, elle ne luy dura gueres, & cet inſtant de bonheur qui paſſa ſi vîte ne ſervit qu’à rendre cette Princeſſe plus mal-heureuſe.

Cependant la tréve ſinit, Berranger avoit de longue main équipé une armée navale, & ſon fils eſtoit à peine revenu, que pour le punir des obſtacles qu’il avoit apportez à ſon deſſein, il luy ordonna d’en prendre la conduite. C’étoit une cruelle choſe pour luy que de porter les armes contre un Roy dont les bien-faits l’avoient remply d’admiration, & contre un Prince qui l’avoit inſenſiblement deſarmé d’une certaine fierté naturelle qui eſtoit ſon ſeul défaut. Sa paſſion naiſſante, qu’il n’appelloit pas de ce nom, affoibliſſoit extrémement en luy celle que ſon pere luy avoit voulu donner pour cette guerre. De plus, il la trouvoit ſi injuſte, qu’il ſe porta à cent extremitez avant que d’y venir, neanmoins il y vint ; il eut beau s’oppoſer aux deſſeins du Roy ſon pere, il n’en ſçeut obtenir d’autre châtiment, que celuy d’aller ravager un païs qui luy étoit ſi cher : auſſi l’avoit-on choiſi comme le plus rude, on l’y mena comme au trépas. Il ne ſçeut s’empécher de dire au Roy qui luy recommandoit de faire ſon devoir, ſi je le ſais, craignez pour le ſuccez de voſtre entrepriſe. Le Ciel ne ſçauroit eſtre du party de l’ingratitude, & je ne ſeray que ce qu’il m’inſpirera. Le Roy que ces paroles firent craindre qu’il ne favoriſat les intereſts de Menfroy, donna charge ſecrettement à un des ſiens de veiller ſur ſa conduite, & de luy rendre compte de toutes ſes actions, & luy dit que ſa fortune luy répondroit de la deſobeïſſance de ſon fils. Voila donc Amaldée party pour retourner en Sicile. Il ſouhaittoit qu’un heureux naufrage le diſpenſaſt d’un voyage ſi funeſte à ſon repos & à ſa gloire. Il n’avoit que le nom de Maiſtre, & ce n’eſtoit que ce nom qui le faiſoit paroiſtre coupable aux jeux des Siciliens. Menfroy ſe douta bien de la violence qu’on luy faiſoit, mais Federic étoit plus difficile à perſuader là deſſus, il trouvoit quelque choſe de ſi dur à le voir les armes à la main pour l’attaquer, ou ſeulement pour ſe deffendre contre luy, qu’il n’y avoit point de raiſon qui le pût juſtifier ; d’ailleurs le dépit qu’il avoit de voir qu’apparamment, il ne s’eſtoit pas ſouvenu de luy pendant qu’il luy donnoit toutes ſes penſées, aidoit fort à luy faire trouver des ſujets de plaintes dans tout ce qu’il euſt pû faire. Auſſi ce Prince ne paroiſſoit pas innocent quoy qu’il le fût en effet. Perſonne n’avoit reçeu de ſes nouvelles depuis qu’il eſtoit party de Sicile par l’ordre que Berranger y avoit apporté. Camille en eſtoit ſurpriſe, & ne ſçavoit qu’en penſer : ſouvent Federic luy avoit témoigné toute l’aigreur que ce procedé luv donnoit, mais avec des termes ſi paſſionnez, qu’elle luy reprochoit ſouvent d’avoir plus d’amitié pour ſon frere que pour elle. Puiſque nous ſommes retranchez aux noms d’amitié, luy diſoit-elle un jour, donnez moy de celle que vous avez pour Amaldée ? pourquoy y mettez-vous encore une difference ſi deſavantageuſe pour moy ? que je ſerois contente ſi je pouvois m’attirer un peu de cette colere, qui me paroiſt ſi obligeante ; n’en faites point l’épreuve, luy diſoit-il bien froidement, helas ! repondoit-elle avec une triſteſſe extréme, c’eſt plus pour mon intereſt que pour le voſtre, que je ne vous dois point negliger, vous m’aimez ſi peu quand je vous aime, que la moindre froideur de mon coſté me donneroit toute la voſtre ; mais il faut l’avoüer, j’eſſayerois inutilement d’en prendre, & je ſens bien qu’il me ſeroit autant impoſſible de meriter voſtre emportement, qu’à vous de me l’accorder, ah ! Federic, vous ne m’aimez plus, ou vous ne m’avez jamais aimée, ma paſſion croit toûjours & la voſtre s’affoiblit. En effet, c’eſt bien diminuer en amour que de n’augmenter pas. D’ailleurs la Princeſſe de Majorque dans les commencenens de ſa tendreſſe avoit ſi ſouvent balancée entre la crainte d’avoir une rivale, & l’eſperance de n’en avoir point : que ces ſentimens tumultueux l’aveugloient ſur ceux de Federic, & l’empeſchoient en quelque façon de s’apperçevoir de leur lenteur. Mais quand elle eut l’eſprit libre ſur la jalouſie, elle commença de les obſerver avec plus d’exactitude, & les trouva ſi peu conformes aux ſiens, qu’elle tomba dans une melancholie plus cruelle que toutes les violentes douleurs qu’elle avoit euës. Quoy ! diſoit-elle, je perds Federic ſans que perſonne me l’oſte, je le perds par luy-méme, & c’eſt luy qui ne veut pas m’aimer ſans qu’il aime ailleurs ! Que j’eſtois heureuſe, quand je n’avois des ſujets de plainte que contre mes rivales ! je pouvois accuſer mon étoille de mes malheurs, je pouvois accuſer leurs charmes de le forcer à s’engager, mais rien ne l’engage, il prefere ſon indifference à ce que je luy peux inſpirer de plus doux, il me mépriſe, & je ne peux m’en prendre qu’à luy de toute la dureté qu’il a pour moy. Le mal eſtoit ſans remede, & inſupportable, chacun commençoit à ſe fuir dans la Sicile, & l’abſence d’Amaldée cauſoit une conſternation dans l’ame de Federic, qui ſe répandoit dans celle de tout ce qui s’intereſſoit pour luy. Il eſtoit ſi chagrin que perſonne n’oſoit luy parler. Il ne ſortoit de ſon appartement que pour s’enfoncer dans quelque endroit écarté où il eſtoit inacceſſible. Ses Maiſtreſſes avoient voulu pluſieurs fois l’eſpier dans ſes retraites, & elles en avoient toutes eſté empeſchées les unes par les autres, elles ſe nuiſoient toutes mutuellement, par la conformité de leurs ſentimens, elles ſe rencontroient preſque toujours dans les mémes deſſeins : ainſi il eſtoit délivré par toutes enſemble de chacune d’elles en particulier, & il ſe trouva moins mal-heureux par la multitude que s’il n’en avoit eu qu’une ; neanmoins quoy qu’elles le cherchaſſent toutes également, l’Amirale fut la plus heureuſe à le trouver ſeul ; il l’évitoit le moins, parce qu’il ne ſçavoit point que ce fuſt cette inconnue qu’il ſouhaittoit qui la fut toujours pour luy ; encore qu’il l’euſt veuë ſouvent avec Camille & Yolande en des lieux où elles ne venoient qu’à ſon intention, il n’y prenoit point garde, elle luy avoit paru trop éloignée de la galanterie pour l’en ſoubçonner, & il crut en voyant un retour d’amitié pour luy aprés toutes les bruſqueries qu’il en avoit eſſuyées, que ſon mary pouvoit bien luy avoir fait confidence de ce qu’il eſtoit. Cette penſée luy parut ſi vray-ſemblable, qu’à la fin il vint à n’en point douter, & ſe reſolut d’en faire ſa conſidente. Il luy en falloit une : quand on eſt heureuſe on renferme toute ſa joye chez ſoy, & l’on peut bien n’en faire part à perſonne, mais quand on eſt affligée il faut neceſſairement ſe décharger d’une partie de ſa douleur en la confiant à quelqu’un. L’Amirale luy paroiſſoit une fort bonne femme, elle crut qu’elle entreroit facilement dans tous ſes ſentimens, & comme elles avoient reciproquement le deſſein de ſe rencontrer, elles en vinrent bien-toſt à bout. Un jour Federic paſſa dans une allée où l’Amirale eſtoit auſſi, elles ſe promenerent quelque temps enſemble, & aprés les premieres civilitez, qui ne durerent que trop au gré de toutes les deux, Federic entra le premier dans quelque choſe de plus particulier. Madame, luy dit-il, j’ay extrémement menagé l’occaſion de vous trouver ſeule, & vous avez paru ne la point fuir ; je vous rends mille graces de toutes les bontez que vous avez euës pour moy. Depuis un temps je vois un changement en vos manieres, qui me fait croire que vous ſçavez quelque choſe de mon ſecret. L’Amirale fut fort ſurpriſe à ſon tour du changement de ſes manieres ſi reſpectueuſes, & ne trouva pas bon qu’on luy reprochaſt ſa douceur, qu’elle n’avoit pas encore ſongé à ſe reprocher. Un grand trouble parut ſur ſon viſage, & elle luy dit avec un peu de colere, il me ſemble que vous ne devriez pas abuſer de ce que la pitié m’a obligée de faire, & ſon embarras l’empeſchant de continuer, Federic qui ne comprenoit rien à cét emportement, luy dit ; Madame, je n’ay pas crû qu’un aveu qui marque l’eſtime que j’ay pour vous vous deuſt offencer, mais puiſqu’il vous déplaiſt, je n’en diray pas d’avantage. L’Amirale qui mouroit de peur qu’il ne ſe teuſt, luy dit languiſſamment ; parlez Prince, j’oublie un peu de ma ſeverité, puiſqu’auſſi bien j’en ſçay trop pour n’écouter par le reſte favorablement. La Princeſſe qui ſe perdoit de plus en plus, & qui ne comprenoit rien à cette ſeverité ny à cette faveur qu’on luy faiſoit valoir, & qu’elle croyoit faire elle-meſme en la choiſiſſant au prejudice de toute autre pour l’honorer de ſa confidence, la trouvoit fort bizarre. Cependant le beſoin qu’elle avoit de quelqu’un à qui elle pût ouvrir ſon cœur la fit paſſer par deſſus tout, elle alloit luy dire une choſe qui auroit produit de terribles affaires dans cette conjoncture ; l’Amirale auroit fait éclat d’un myſtere qui l’auroit remplie de dépit, & toutes les meſures que le Roy avoit priſes euſſent eſté rompuës, ſi ſon bonheur ne luy euſt fait envoyer un des ſiens à la traverſe, il faiſoit chercher Federic pour l’avertir qu’on découvroit de loin la flotte de Berranger qui venoit à pleines voiles, ſous la conduite d’Amaldée. Celuy qui eſtoit chargé de cette commiſſion s’en acquitta aſſez bruſquement. Quel coup pour la pauvre Princeſſe ! & quels combats ne reſſentit-elle point ! le carnage & l’horreur qu’elle ſe repreſentoit pouvoient bien intimider une jeune perſonne ; mais rien ne l’effraya tant que le peril où Amaldée alloit eſtre expoſé, il ne luy ſouvenoit plus de ſa negligence, ſon plus grand malheur eſtoit de le perdre par ſa mort, & tous ſentimens ſe confondirent dans celuy-là, il faut partir, dit-elle triſtement en ſe tournant vers l’Amirale, & je ne vous ay encore rien dit, Madame ; on en ſçait aſſez Prince, luy dit-elle en jettant quelques larmes, que Federic trouva tres-obligeantes, & dont il la remercia par un ſigne de teſte qu’elle trouva plus obligeant auſſi que tout ce qu’il auroit pu luy dire. Elle ſe retira, car le Roy l’attendoit dans ſon cabinet. Il voulut eſtre ſeul avec ſa fille qu’il voyoit fort allarmée, il n’en fût point ſurpris, & entrant dans ſa timidité comme un bon pere, il balança long-temps s’il devoit permettre qu’elle s’expoſaſt aux perils d’un combat naval. Il falloit cependant continuer une feinte qui paſſoit pour une verité ſi importante au repos de ſes peuples, ainſi il ne trouvoit point de raiſon qui pût diſpenſer ſa fille de paſſer pour ſon fils à la guerre, puis qu’elle avoit toujours paru ſous ce nom à la Cour ; il la pria donc les larmes aux jeux de ſe conſerver, & de ſonger plus à ce qu’elle eſtoit qu’à ce qu’elle devoit paroiſtre. Que ne m’encouragez-vous mieux, luy dit-elle, charmée de l’amitié qu’il luy témoignoit, il ne me ſera que trop aiſé de paroître ce que je ſuis, & je dois du moins montrer Federic dans une ſi grande occaſion ſi je demens ce nom dans l’ame. Ah ! ma fille, luy répondit il encore, ménagez ſeulement la Princeſſe de Sicile, & Federic ſe trouvera toûjours aſſés bien conſervé. Ils ſe quitterent tous deux remplis de tous les évenemens qu’ils prevoyoient. Mais Camille ayant eſté avertie de tout ce qui ſe paſſoit, en fut fort troublée, ſon Frere & ſon Amant alloient en venir aux priſes, & elle ne voyoit qu’infortunes pour elle, de quelque coſté que la fortune ſe tournaſt ; elle alla trouver Menfroy, & luy demander pardon de l’ingratitude de ſon frere ; ce bon Roy eſtoit tout diſpoſé à l’excuſer, ils jugerent bien, le connoiſſant comme ils faiſoient, de la contrainte où il eſtoit, & le plaignirent plutoſt que de le blâmer. Toutes choſes eſtoient preparées, la flotte de Menfroy eſtant égale, & même plus forte que celle d’Amaldée, il ſe reſolut de prevenir l’ennemy qui le venoit attaquer : d’ailleurs ſe confiant en la juſtice de ſes armes, & au bonheur quî ne l’avoit jamais abandonné, il envoya un Herault au Prince de Majorque, pour choiſir un jour propre à deceder leurs differens. Menfroy aima mieux riſquer une Bataille navale, que de fatiguer ſes peuples par une longue guerre, qui auroit interrompu leur commerce, le jour donc fut pris pour le combat. Camille n’avoit point veu Federic en particulier depuis long-temps, il s’eſtoit gliſſé une eſpece de froideur entre eux qui ſe gliſſe aiſément quand la tendreſſe n’eſt pas reciproque. Comme ils ne ſe parloient plus que de choſes indifferentes, elle prit l’occaſion de luy demander ce qu’il penſoit de ſon frere, & ſi ſon procede ne luy donnoit pas beaucoup de haine pour toute leur famille, car elle n’oſoit plus luy dire qu’elle la craignoit en ſon particulier ; Madame, luy dit-il d’un air tendre, vous ſçauriez aſſez ce que je penſe, ſi vous me connoiſſiez un peu mieux ; c’étoit aſſez pour l’engager à une explication qu’elle avoit tant deſirée ; il eſt aiſé de juger qu’ils ſe racommoderent, les querelles ne durent gueres quand on a de la diſpoſition de part & d’autre à les finir & lors qu’on a commencé à s’éclairçir, on acheve ſouvent par ſe juſtifier. Ainſi Federic avant que de partir fit ſa paix avec toutes ſes Maitreſſes. La ſeule Yolande ne luy put rien dire, mais elle penſa beaucoup, & crut qu’il n’en penſoit pas moins : jamais on n’a veu d’Amante ſe repoſer ſi fort ſur la foy de ſa tendreſſe. Elle luy donnoit une ſi grande tranquillité du coſté de Federic, qu’une infidelité de ſa part ne luy auroit jamais paru vrayſemblable ; il monta donc un vaiſſeau, eſtant fort incertain de ce qu’il devoit faire ; & Menfroy l’ayant embraſſé avec une tendreſſe qui ſembloit le preſſentiment de quelque diſgrace, ils ſe ſeparerent, le Roy luy laiſſant le commandement de l’arriere-garde de la flotte ſous la conduite de l’Amiral, & luy-même commandant le corps de bataille, marcha en diligence contre Amaldée. Quand ce Prince qui l’attendoit en belle ordonnance l’eut apperçeu, il envoya en même temps dans un eſquif, un des plus conſiderables de ſon Armée, pour luy témoigner le regret qu’il avoit de paroiſtre en cet équipage, & de luy marquer tant d’ingratitude en apparence, bien qu’il ne fuſt que mal-heureux en effet. Menfroy luy répondit genereuſement qu’il n’eſtoit point ſurpris que le Prince de Majorque obeït aux ordres de ſon pere, & que les actions ne pouvoient étre criminelles quand l’intention eſtoit innocente. Là deſſus il le renvoya, & ces deux Princes ne ſongerent plus qu’à faire leur devoir. La mêlée fut fort ſanglante de part & d’autre, l’avant-garde de l’Armée de Sicile mit en deſordre celle d’Amaldée, qui venant pour la ſoutenir avec le corps de bataille qu’il commandoit en perſonne, trouva Menfroy en teſte ; il le voulut éviter, & le Roy de Sicile ne voulant pas s’attacher à luy par le même motif, tourna ſa fureur ſur le reſte de la flotte ennemie qu’il coula preſque toute à fond, & aprés cinq ou ſix heures de combat, il eut enfin par une grande victoire, le même ſort qu’il avoit toûjours eu, mais elle luy couta bien cher, puis que Federic & l’Amiral ne ſe trouverent plus parmy les vainqueurs, ſi bien que l’on douta lequel avoit le plus perdu de Berranger ou de Menfroy. Voicy comme la choſe s’étoit paſſée.

Amaldée, comme nous avons dit, voulant épargner Menfroy, ne ſçavoit pas que ſe jettant ſur l’arriere garde de la flotte de Sicile, il attaquoit Federic. L’Amiral fit ſon devoir avec beaucoup de vigueur ; mais dans le temps qu’ils s’approcherent d’aſſez prés pour pouvoir diſcerner les objets, Federic apperçeut le Prince de Majorque dont la triſteſſe ſembloit le payer de toute celle qu’il luy avoit cauſée. Cette veüe luy donna un tel trouble, qu’il ne ſçavoit plus ce qu’il faiſoit ; il ſe ſentoit ſi mal défendu contre luy, qu’il ne ſongea plus à ſe deffendre contre les autres, & Amaldée tomba auſſi dans un ſi grand deſordre à la veüe de ce Prince, qu’il ſembla le communiquer au reſte de ſon Armée. Mais à qu’elle extremité ſe trouverent-ils tous deux reduits quand les Siciliens animez par la mort de l’Amiral qui venoit d’eſtre tué d’un coup de trait, accrocherent le vaiſſeau d’Amaldée, avant que ces deux Princes euſſent deliberé ce qu’ils devoient faire, leurs ſoldats ſe mêlerent avec une furie qui reparoit aſſez la foibleſſe de leurs Princes, & Federic ſe voyant maiſtre de ſa conduite par la mort de l’Amiral, aprés avoir balancé quelques momens ſur la reſolution qu’il devoit prendre, ſe repentant tout d’un coup de ſa moleſſe, ou plutoſt n’ayant ſçeu rien déterminer, ſuivit je ne ſçay quel emportement, qui le força d’entrer l’épée à la main dans le vaiſſeau d’Amaldée : c’étoit plutoſt pour luy offrir ſon cœur, que pour perçer le ſien. Il demeura ſi éperdu, qu’Amaldée eut le loiſir de ſe remettre de ſa premiere émotion, & luy preſentant ſon épée perçez genereux Prince, luy dit-il, perçez ce perfide cœur, qui n’a oſé ſuivre ſes mouvemens, & qui n’a pû m’empeſcher de faire une action indigne de l’eſtime que j’ay pour vous. Federic eſtoit ſi tranſporté de ce qu’il avoit fait, & de ce qu’il voyoit faire au Prince de Majorque, que reculant il fit un faux pas, & penſa tomber dans la mer, mais Amaldée le ſecourut, & negligeant tout autre ſoin, il en rendit ſeulement à la perſonne qui l’interreſſoit ſous un nom emprunté. Il l’avoit pris par la main, & ils demeurerent quelques momens en cette poſture, goutant une certaine douceur malgré toutes leurs agitations, qui les empeſcha de ſonger méme à l’état où ils étoient ; puis Federic ſe debaraſſant de ſes mains, luy dit foiblement, ne ſuſpendez point les effets de mon devoir, laiſſez moy du moins mourir à la deffenſe des miens. Helas ! luy repartit Amaldée avec une douleur inconçevable en voyant qu’il s’éloignoit, quel party prendre pour faire ce que je dois, & pourquoy nous obſtiner à la guerre quand nos cœurs ſont en paix ? Federic eut quelque dépit de s’eſtre attiré ces dernieres paroles. Quelques ſoldats d’Amaldée en patirent pour ſe venger peut-eſtre de la tendreſſe que leur Prince luy inſpiroit ; il porta ſans doute de terribles coups & ſe meſlant au travers de mille épées, le Prince de Majorque eut mille allarmes pour ſa vie. Il tacha de faire finir le combat ; les ſiens avoient l’avantage en cet endroit, où eſtoit ramaſſée la meilleure partie de leurs forces. Le peu de ſoldats qui ſuivoient Federic ſuccomberent ſous le nombre, le reſte perit & fut coulé à fond avec le vaiſſeau de Federic, qui demeura ſeul & abandonné en cette extremité. Il regarda tendrement Amaldée, & ſans decider ce qu’il demandoit de luy, il luy inſpira en même temps l’envie d’en faire ſon priſonnier, & le deſſein de le rendre libre, d’abord ils ne ſe dirent rien, mais enfin Amaldée prit la parole comme le plus libre ou comme le plus hardy ? il eſt certain que lors que l’amour ne paroiſt pas ſous ſa propre figure il ne fait pas de grands deſordres, il n’eſt preſque redoutable que par la peur qu’on a de luy, & bien qu’il fût dans le cœur d’Amaldée comme dans celuy de Federic, il faiſoit beaucoup moins de fracas dans l’un que dans l’autre : Amaldée l’avoit reçeu ſans le connoître, & il ne luy donnoit que de legeres inquietudes dont il ne ſçauroit diſpenſer perſonne, mais Federic qui vouloit s’oppoſer à ſes progrés eſtoit tourmenté par la honte de l’avoir ſouffert, & par le deſſein de le bannir. Le mal n’eſt extréme que lors qu’il faut s’en guerir, & c’eſt dans ces combats qu’on eſt à plaindre. Ah ! Prince, s’écria Amaldée, faut-il que je ne vous renvoye que pour vous perdre, car ſi l’amitié que j’ay pour vous me fait ſouhaitter de vous retenir, la reconnoiſſance que je dois au Roy de Sicile, & à vous même veut que je vous rende voſtre liberté. Rendez-la moy donc toute entiere, luy dit Federic, emporté par ſa paſſion. Vous conſentez donc à noſtre ſeparation, luy dit Amaldée, & vous y conſentez bien ? luy repartit Federic ; enfin continua-t’il, vous me laiſſez aller ; Amaldée eſtoit ſi charmé de recevoir tant de marques d’amitié, & Federic ſi confus de les luy avoir données, qu’ils garderent encore une fois le ſilence, puis enfin la timidité de Federic le luy fit rompre à ſon tour, & la crainte d’eſtre expoſé à reçevoir mille marques d’eſtime du Prince, qui quoyque douces, luy étoient ſi dangereuſes, le fit reſoudre à le prier de le renvoyer. Vous me haïſſez donc encore, luy dit Amaldée, il ne luy voulut pas répondre, & craignant de l’en avoir trop deſabuſé, il paſſa avec une grande viteſſe dans le vaiſſeau qui luy eſtoit deſtiné. Amaldée commanda avec beaucoup de douleur qu’on le conduiſit à Meſſine, mais on luy obeït fort mal ; celuy que Berranger avoit commis à veiller ſur la conduite de ſon fils, donna ordre ſecretement d’amener Federic à Majorque, aprés avoir feint pour contenter le Prince de le faire retourner en Sicile, il fut aiſé d’executer cet ordre, la nuit qui eſtoit ſurvenue facilita cette tromperie, & en même temps la retraite du Prince de Majorque qui ne s’apperçeut que trop toſt de la défaite de ſon armée, il en ramaſſa les débris le mieux qu’il luy fut poſſible & échappa heureuſement à la pourſuite de Menfroy à qui la nuit déroba avec Federic le reſte de ſa victoire. Aprés qu’Amaldée crût étre hors de ſa priſe, troublé de tant d’évenemens, il s’enferma dans la chambre de ſon vaiſſeau, s’éloignant à pleines voiles de la Sicile, où ſon cœur eſtoit entraîné, ſon retour fut encore plus triſte que ſon voyage ne l’avoit eſté, & Federic qui n’eſtoit pas moins agité que luy, ſe laiſſa conduire où l’on voulut, mais quand il s’apperçeut de la ſupercherie qu’on luy faiſoit, il fit un cry douloureux, il s’emporta même contre ceux qui la luy faiſoient, mais il n’y avoit point de remede.

Peut-eſtre auſſi trouva-t’il une eſpece de conſolation à penſer qu’il reverroit Amaldée ſans y avoir contribué, il étoit bien aiſe que ſes ennemis euſſent fait pour luy, ce qu’il n’euſt jamais oſé faire luy méme, & quoy qu’il témoignaſt d’emportement, ſans doute on ne luy avoit guere fait de violence. Ils n’eurent point tous deux le loiſir de s’ennuyer pendant le temps de leur voyage, leurs penſées les occupoient aſſez pour le leur faire paroiſtte bien court. Ils arriverent enſemble à Majorque, & le Prince Amaldée qui ne ſçavoit point que Federic fût ſi prés de luy, alla ſalüer le Roy, & la Reine, qui luy firent une reception aſſez froide, il leur eſtoit bien-faſcheux de voir que le deſtin s’eſtoit obſtiné à leur perte, ils ne ſçavoient pas la priſe de Federic, & l’étonnement fut égal entre eux & Amaldée, quand on le vint dire un moment aprés, ils en ſceurent bon gré au Prince leur fils ; celuy qui avoit conduit la choſe avoit beaucoup de reſpect pour ſon Prince, voyant qu’il avoit eſté contraint de luy déplaire pour obeïr au Roy, il voulut reparer la choſe en luy faiſant honneur de tout. Il luy fit ſes excuſes en particulier de cette tromperie, & aprés luy avoir dit les raiſons qui l’y avoient obligé, il le trouva diſpoſé à luy pardonner, ainſi tout le monde fut content. Le Roy n’avoit jamais ſenty une joye pareille à celle d’avoir le fils de Menfroy entre ſes mains, il ſouhaitta de le voir, & ce Prince l’ayant ſalué de fort bonne grace, & luy ayant parlé avec beaucoup d’eſprit, il eut quelque dépit ſecret de ce que ſon merite répondoit trop à ſa reputation ; mais la Reine en eut d’autres ſentimens, elle ſentit un double plaiſir à l’avoir pour ſon priſonnier, quand elle le trouva ſi bien fait, & obtint du Roy ſon époux qu’il n’auroit que la Ville pour priſon, eſperant luy faire perdre la liberté qu’elle luy donnoit & dés le lendemain elle en fit ſoupçonner quelque choſe à Federic, & peu de jours aprés elle luy parla ouvertement. C’eſtoit une beauté que les années n’avoit point encore effaçée, elle eſtoit galante, & penſoit bien meriter des vœux ſans les exiger ; il falloit pourtant quelquefois faire des avances, ſon rang l’empeſchoit au moins de connoiſtre les Amans qu’elle faiſoit ſoûpirer, & l’importunoit étrangement à l’occaſion de Federic, qui luy diſoit ſouvent mille choſes agreables, car tout ſon enjoüement luy eſtoit revenu, il vivoit dans une ſi parfaite intelligence avec Amaldée, que ſa felicité l’empeſchoit de ſonger que ſous le nom d’Amy, elle eſtoit Amante, & que ſa fierté étoit aſſez mal menagée, auſſi n’y ſonge-t’on que quand on n’eſt pas contente de ſon Amant, & le deſſein de la conſerver ne naiſt gueres dans le plaiſir d’un attachement heureux. Le ſien eſtoit en état de le devenir, Amaldée luy montroit inſenſiblement autant de tendreſſe que s’il l’euſt mieux connuë, il pouvoit croire que c’eſtoit la ſympatie qui faiſoit leur inclination, il luy venoit de dire des choſes aſſez tendres entrainé par des mouvemens qu’il ne pouvoit deméler, quand on vint demander le Prince de Sicile de la part de la Reine. D’abord leur converſation fut enjoüée, la Reine avoit beaucoup d’eſprit, & Federic n’en avoit pas moins, on tomba ſur le chapitre de l’amour. Pour moy, dit Federic, je croy que la perfection de l’amour conſiſte dans ſa durée, & l’on peut juger de ſa force quand il peut reſiſter au temps ; & moy, repartit la Reine, je croirois au contraire, que la conſtance viendroit plutoſt de la faibleſſe de l’Amant, que de la force de l’amour, il y en a dit-elle, qui n’ont pas le courage de changer, qui ſe font une habitude de leur paſſion, qui devenant tranquile approche aſſez de l’indifference & n’a plus que le nom d’amour, le plaiſir eſt plus grand d’avoir des ſentimens nouveaux : c’eſt ce qui fait que ſouvent la tendreſſe n’eſt douce que dans ſes commencemens ; il faut continua-t’elle vous défaire de cette fidelité ſi reguliere, vous eſtes fait d’un air à pretendre à plus d’une conqueſte ; ce n’eſt que ceux qui ſont mal partagez de ce qui peut plaîre, à s’en tenir à une premiere paſſion s’ils ſont aſſez heureux pour y reüſſir, ils ne doivent jamais ſe hazarder à une ſeconde, mais il eſt des gens tournez de maniere à avoir des deſſeins plus étendus. Federic reçeut fort civilement l’application qu’elle vouloit luy faire de ces paroles obligeantes, mais le diſcours de la Reine ayant un but particulier auquel il ne répondoit qu’en termes generaux, pourriez-vous profiter de ces maximes, luy dit-elle en le regardant fixement, penſez-y, & avec le temps vous en ſçaurez d’avantage. Là deſſus elle ſe retira dans ſon cabinet ſans attendre ſa réponſe, peut-eſtre de peur d’en entendre une peu conforme à ce qu’elle ſouhaittoit trop ardemment pour ne rien craindre, & peut-eſtre auſſi pour cacher ſa rougeur, car quelque uſage qu’on ait des intrigues, on rougit toûjours d’aimer la premiere, ſoit de honte ou de dépit, Federic demeura aſſez ſurpris, & prévoyant que la paſſion de la Reine luy pourroit attirer des affaires, il balança quelque-temps s’il en feroit confidence au Prince de Majorque, peut-eſtre en ſeroient-ils venus à une plus entiere, la conjoncture eſtoit favorable, mais ils eſtoient deſtinez à d’autres évenemens, & ce dénoüement fut reculé par une perſonne intereſſée… Federic attendoit Amaldée qui ſe promenoit tous les ſoirs avec luy, il avoit à peine fait quatre pas, qu’il fut ſuivy d’un jeune cavalier qui ſe fit reconnoiſtre pour l’Amirale. Sa ſurpriſe fut grande, qu’eſt-ce-cy, Madame, luy dit-il, mes jeux me trompent ſans doute ; non luy dit-elle, vos jeux ne vous trompent point, & même ſi le cœur vous avoit dit que c’eſtoit moy, il falloit s’en tenir à ſon témoignage ; mais par quel bon-heur, luy dit-il, vous revoy-je ? pourriez-vous douter luy, dit-elle, que ce ne ſoit à voſtre ſeule conſideration que j’entreprends ce voyage, ſi vous pouviez faire la même choſe pour moy ? Federic eſtoit ſi étonné de ce qu’une confidence la faiſoit venir de ſi loin, & de tous les complimens qu’elle luy faiſoit joints à cét étrange déguiſement qu’ils alloient tout de nouveau retomber dans l’embarras, ſi Amaldée ne les en euſt tirez. Mais il eſt temps que l’on ſçache par quelle avanture elle eſtoit venuë à Majorque, il eſt certain que lors qu’une prude ſe méle d’eſtre galante, elle ne l’eſt pas à demy, on paſſe d’une extremité à l’autre, & quand on ſe reſout une fois à s’écarter du chemin de la ſageſſe, ce n’eſt pas pour faire de mediocres folies.

Mais pour reprendre les choſes où nous les avons laiſſées en Sicile, aprés que la flotte fut retournée victorieuſe, de cependant conſternée par la priſe de Federic, on eſtoit partagé entre la joye & le chagrin, chacun avoit ſoin des pertes particulieres, & c’eſtoit aſſez de ne s’affliger pas tant de la priſon du Prince puiſqu’on eſtoit aſſuré de ſa vie, ſans ſe réjouir du gain d’une bataille qui coutoit tant à la Sicile. Pluſieurs perſonnes conſiderables y avoient pery, & entr’autres, le grand Amiral, comme nous avons dit, avoit eſté tué. Sa veuve qu’il laiſſa en droit de diſpoſer d’elle, ſe reſolut de ſe ſervir de ſes droits en faveur de ſon Amant ; elle eut apparamment une tres-vive douleur de la mort de ſon mary, & l’on ne fut point ſurpris de la reſolution qu’elle priſt de quitter le monde, mais elle n’y avoit pas encore renoncé, ſes plaiſirs n’eſtoient pas ſans charmes pour elle, il falloit ſeulement les chercher plus loin. L’objet de ſes delices avoit paſſé à Majorque, & elle n’épargnoit rien pour le venir trouver. Aprés que les premieres ceremonies du deuil furent paſſées, elle feignit de ſe retirer dans un convent. Cependant Camille qui ſçavoit Federic à Majorque, ſentit une grande envie d’y retourner & ne trouva pas bon d’eſtre plus long-temps ſur les terres de ſon ennemy contre la volonté de ceux à qui elle devoit le jour. Elle alle trouver le Roy & luy dit qu’il n’eſtoit pas juſte que la fille de Berranger fut bien traittée d’un Prince, dont le fils étoit entre les mains de ſon pere, qui ne luy rendoit pas la liberté qu’il avoit donné à Amaldée. Je ne dois pas, dit-elle, partager ſon ingratitude en la ſouffrant ; je dois tout entreprendre pour delivrer le Prince, renvoyez-moy à Majorque ſi vous voulez bien vous confier à moy. Il n’eſt pas que le Roy mon pere, ne ſoit à la fin touché de tant de generoſité, mais au cas qu’il fut endurçy contre vos bontez, laiſſez-moy conduire la choſe avec adreſſe, & je vous promets que vous le reverrez dans peu, ou que je viendray me remettre entre vos mains ; peut-eſtre crut-elle promettre la choſe ſincerement, mais Menfroy ſans conſiderer trop ſon intention luy dit ; Madame, pourveu que vos intereſts ſoient toûjours conſervez, je ne ſeray point fâché de vous avoir l’obligation de la liberté de mon fils. Il avoit déja fait propoſer à Berranger de la rendre à des conditions fort avantageuſes, mais il n’y avoit pas voulu entendre. Rien n’étoit ſi avantageux pour luy, que d’avoir le Prince de Sicile dans ſes Etats, de ſorte que Menfroy deſeſperant de le voir ſans recommencer une guerre dont le ſuccés eſt toûjours douteux, il hazarda de renvoyer Camille, & ſe défaiſant volontairement d’un oſtage que le hazard luy avoit donné, il crut par-là pouvoir forcer Berranger à luy remettre ce que la fortune luy avoit donné auſſi. Cependant toutes choſes furent preparées pour le départ de Camille : on la renvoya avec une belle eſcorte, & l’Amirale prenant ſon temps pour aller à Majorque, ſe méla dans la foule de ceux qui l’accompagnoient. Elle ſe traveſtit en Cavalier, & ſe trouva ſi bien déguiſé qu’il s’en fallut peu qu’elle ne ſe méconnut elle-méme. Pluſieurs jours ſe paſſerent dans leſquels ſon deſſein reüſſiſſoit fort bien. Camille eſtoit preſque toûjours enfermée dans ſa chambre avec celle de ſes filles en qui elle avoit le plus de confiance, & ſans doute l’Amirale n’auroit point eſté découverte ſi ſon amour ne l’avoit trahie. Le caractere d’Amante, marque trop pour n’eſtre pas diſtingué. Elle s’aviſa de faire connoiſſance avec la confidente de la Princeſſe, eſperant de ſçavoir en quel état Federic eſtoit avec Camille, bien que l’Amirale crût eſtre aimée, il faut ſi peu de choſe pour bleſſer la tendreſſe que l’incertitude a toûjours eſté le partage de ceux qui aiment : ainſi elle fit de ſon mieux pour s’éclairçir de tout ; elle jugea qu’il falloit gagner le cœur de cette fille avant que d’attraper le ſecret de ſa Maiſtreſſe, & comme rien ne rend ſi habile, que l’amour, elle fit l’Amant ſi naturellement que cette confidente crût avec plaiſir, luy avoir inſpiré quelque choſe. L’habitude d’entendre parler de tendreſſe, luy avoit rendu le cœur tout prompte à en reçevoir, & les ſentimens de la Princeſſe, luy avoient paru aſſez doux pour eſtre ſuivis, l’Amirale eſtoit un fort joly cavalier, il meritoit bien qu’on les reſſentit pour luy. Le voila donc fort bien avec elle, quand par malheur cette fille eut envie auſſi de parler de luy. Il eſt impoſſible de ne pas répandre dans tous ſes diſcours quelque choſe de l’objet dont on a l’ame remplie, & l’on trouve de telles perſonnes, qui diroient plutoſt du mal de leur Amant que de n’en parler pas. Elle entendoit toûjours Camille loüer le ſien, quelle contrainte d’écouter toûjours quand on a tant de choſes à dire ? Il fallut rompre un ſilence ſi facheux, elle le fit ſi adroitement, & trouva le moyen de plaire à ſa Maîtreſſe, & de ſe ſatisfaire en meſme temps. L’Amirale luy avoit parlé ſouvent de Federic, & ce fut par cet endroit qu’elle commença ſon éloge, Madame, luy dit-elle, je connois icy un jeune Sicilien qui a une affection toute particuliere pour ſon Prince, & j’oſerois bien vous aſſurer que c’eſt le plus zelé de ſes ſujets ; Camille eſtoit trop tendre pour ne pas eſtre charmée de la bien-veillance qu’on avoit pour Federic, on tient compte aux autres des ſentimens qu’ils ont pour ce qu’on aime, elle voulut le témoigner au pretendu Sicilien. Sa confidente vola pour l’appeller, il fit d’abord quelque reſiſtance, mais il fallut obeïr, il déguiſa ſa voix ſi bien qu’on ne le reconnut que lors qu’il parla de Federic, une rougeur le ſurpriſt, on vit bien qu’il étudioit ce qu’il avoit à dire. Son diſcours n’avoit point de ſuite, ſes mouvemens parurent dans leur naturel, & il reprit le ton de ſa voix. L’Amirale eſtoit trop ſincere ſur ce ſujet pour pouvoir rien cacher à la jalouſie. Camille entra dans une colere à cette veüe, que rien ne ſçauroit exprimer. Madame, luy dit-elle, je vous croyois fort occupée à des œuvres de pieté, mais l’habillement d’un homme que vous avez pris ne me perſuade pas que vous ayez eu ce motif, l’Amirale luy répondit aſſez fierement, car on ne garde point de rang entre des rivales, & la conformité des ſentimens égale les perſonnes en quelque façon ; elles firent une converſation fort aigre pendant quelque temps, puis enfin elles s’appaiſerent, voyant qu’il n’y avoit point de remede, & s’accorderent (eſperant ſe tromper l’une & l’autre) à demander un aveu en face au Prince de Sicile, & que l’Amante preferée jouiroit de ſon bon-heur, ſans que l’autre l’enviaſt ; elles conclurent donc enſemble qu’il falloit le ſurprendre, afin qu’il n’euſt pas le loiſir de rien conçerter & qu’il s’expliquaſt de bonne foy, mais elles ſe reſolurent toutes deux en particulier de le prevenir en leur faveur. Jamais on n’a tenu parole entre des rivales, & l’amour leve toutes ſortes de ſcrupules ; l’Amirale vint la premiere comme l’on a veu, mais elle ne profita point de ſa diligence, elle en fut empeſchée non pas par Camille, mais par ſon frere qui venoit en dire des nouvelles à Federic, l’Amirale ſe retira, ne voulant pas eſtre veûe en cét état ſi peu conforme à la modeſtie, que par celuy qui la luy faiſoit perdre, & qui luy en devoit eſtre d’autant plus obligé, qu’elle ſurmontoit tout pour l’amour de luy. Comme on n’a point toutes ces conſiderations pour les autres, on garde toute ſa vertu avec eux, & l’on veut toûjours leur paroître le meſme. Enfin le Prince de Majorque luy apprit la diſgrace de ſa ſœur, qui avoit eſté tres-mal reçeüe du Roy, & encore plus de la Reine, qui ſoupçonnant le ſujet de ſon retour, luy avoit deffendu de ſortir de ſon appartement. En ſuite il luy fit part d’une nouvelle qui le deſeſperoit, ſans qu’il en compriſt trop bien la raiſon. Le Roy faiſoit venir la Princeſſe de Mantoüe nieçe de la Reine, ſous pretexte de luy faire compagnie, mais en effet pour conclure ſon mariage avec Amaldée. Ce Prince, avoit toûjours témoigné aſſez d’averſion pour un pareil engagement, mais on eſpera que les charmes de cette Princeſſe vaincroient peu à peu ſon indifference, le Roy l’avertit dés ce ſoir de ſon deſſein, afin qu’il y contribuaſt, & luy dit qu’il luy laiſſeroit quelque temps pour faire naître entre eux ce qui fait une heureuſe union : Federic n’en fut pas moins fâché que luy. Ils demeurerent tous deux interdits, & ſe regarderent ſans ſe dire aucune parole, le Roy & la Reine étant en ce lieu avec toute leur ſuite : la Reine trouva Federic dans un chagrin grand, qu’elle ne douta point que Camille ne la cauſaſt & cette penſée la mettant au deſeſpoir, elle fit comprendre au Roy qu’il falloit ſe tenir ſur ſes gardes, que les Siciliens ſous pretexte d’avoir amené Camille, pouvoient faciliter à Federic les moyens de s’évader, & le conduire dans ſes États ; il goûta fort ces raiſons, & la défiance s’accordant avec ſon genie, Federic fut gardé fort étroittement, il ſupporta cette diſgrace avec aſſez de patience, il en avoit de plus ſenſibles. Il vit bien que la mauvaiſe fortune n’avoit fait tréve avec luy pour un moment, qu’afin de luy faire mieux goûter toutes les douleurs que ſon retour luy preparoit. La paſſion de la Reine, celle de Camille, & ſur tout celle qu’Amaldée étoit en état d’apprendre, luy faiſoit trouver un grand malheur dans toutes les autres, ce fut pourtant une eſpece d’avantage pour luy, qu’il eut toutes ces infortuneş enſemble, s’il les euſt euës ſeparément, elles auroient eſté plus vives, mais quand l’eſprit a tant de veuës, il ne s’arreſte ſur aucune, & l’on n’a de tous ſes maux qu’une idée confuſe qui n’eſt pas ſi violente, auſſi n’eſtoit-il qu’abattu. Mais la Reine eſtoit plus agitée, la penſée d’avoir cauſé le moindre chagrin à ce qu’elle aimoit, luy fit chercher inceſſamment les moyens de le tirer de peine. Elle n’attendoit qu’une occaſion favorable pour en parler · au Roy, dont l’eſprit eſtoit difficile à menager, elle fit tant qu’elle la trouva. Il falloit revoir Federic, ſa jalouſie eſtoit amortie par le temps, & elle n’avoit point d’autre chagrin que l’abſence, il falloit y remedier, elle remontra donc à Berranger qu’il eſtoit glorieux de laiſſer Federic ſur ſa bonne foy, que c’eſtoit l’obliger à en uſer bien, que d’en uſer de méme avec luy, qu’il ne falloit point ſe noirçir envers ſes peuples par une action oppoſée aux vertus Royales, & qu’enfin le meilleur eſtoit de l’attacher à eux, & d’adoucir le chagrin qu’il avoit d’eſtre éloigné de ſes Etats en luy rendant le ſéjour des leurs agreable. Le Roy s’y accorda, n’ayant plus rien à craindre du coſté de Siciliens qu’il avoit renvoyez avec ordre de dire à Menfroy, que ſi le hazard luy avoit mis Federic entre les mains comme il avoit mis Camille entre les ſiennes, il l’auroit rendu de meſme, mais que luy en ayant coûté le ſang d’un ſi grand nombre de ſes ſujets par la perte d’une bataille, il eſtoit bon qu’il gardaſt encore ce qu’il avoit trop bien acquis. Le Roy de Sicile vit bien qu’il falloit encore riſquer les ſiens pour rachetter ſon fils, & ſe prepara tout de nouveau à la guerre, mais Federic ſe voyant debaraſſé de ce grand nombre de gardes, malgré ſon accablement demanda des nouvelles d’Amaldée, on luy dit qu’il eſtoit allé au devant de la Princeſſe de Mantoüe, avec une partie de la Cour. Quelle funeſte nouvelle ! il ne pouvoit plus regarder ſon malheur dans cette veüe éloignée, qui le fait paroiſtre moins grand, il le voyoit preſt d’arriver, & comment ſe tirer d’une viſite que la Reine exigeoit de luy, ayant tant d’affaires dans l’eſprit, il fallut y venir cependant, mais il y vint avec une ſi grande triſteſſe, que la Reine luy demanda avec ſurpriſe, d’où venoit cette profonde melancolie. Elle vous doit quitter, luy dit-elle, puiſque voſtre diſgrace vous quitte, ah ! Madame, luy dit-il, à peine ſuis-je ſorty d’un embarras, que je rentre dans un autre. Je ſuis ſi accoutumé à cette longue ſuite de malheurs, que je veux m’accoutumer auſſi à les ſouffrir avec un viſage égal, je me ſuis fait une habitude de mes chagrins, qui me ſera du moins reçevoir indifferemment tout ce qui m’eſt encore preparé ; & verriez-vous voſtre bonne fortune auſſi indifferemment, luy dit-elle ; il eſt ſi hors d’apparence, luy repartit-il, que quand elle me feroit offerte, je ne la croirois jamais veritable, & je la refuſerois par cette raiſon. La retraite de Camille vous met en mauvaiſe humeur, luy dit la Reine, outrée de dépit, mais vous ſeriez bien de vous degager un peu de ce coſté là, d’où vous ne devez pas attendre un grand ſuccés, ſongez-y encore une fois, adjouta t’elle en ſe levant. Il luy fit une profonde reverence, & ſe retira voyant arriver quelqu’un, ſans faire de reflexion ſur ce que ſa conduite trop peu obligeante avec une Reine pouvoit produire.

Fin du Second Volume.