Federic de Sicile/Texte entier

La bibliothèque libre.
Jean Ribou (p. --180).

FEDERIC
DE
SICILE.

Suivant la Copie

À PARIS

Chez Jean Ribou, au Palais, dans la Salle Royale, à l’Image S. Loüis.

M. DC. LXXX.

LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Il m’est tombé entre les mains cette Hiſtoriette que je vous preſente, amy Lecteur. Le plan en a eſté tiré ſur une nouvelle Eſpagnole, qui en a fourni l’idée generale ; mais la maniere dont il eſt écrit a paru ſi neuve & ſi delicate aux plus éclairez, que j’ay crû que cet ouvrage feroit honneur à noſtre langue. Le ſtile en eſt pur & ſerré, les penſées naturelles, les expreſſions vives & d’un tour tres particulier. Au reſte l’Autheur prend autant de ſoin de ſe cacher & a autant de modeſtie que ſon ouvrage a de beautez, tout ce que j’en ay pû apprendre eſt qu’il vient d’une perſonne dont le ſexe, la jeuneſſe, & le merite inſpirent des ſentimens auſſi tendres que ceux qu’elle écrit, & qu’on ne croira jamais, quoy que ce ſoit la verité, que ce Livre ſoit le coup d’eſſay d’une perſonne de dix-sept ans. J’ay crû, amy Lecteur, devoir vous inſtruire en paſſant de cette circonſtance, elle est aßez particuliere pour vous donner de la ſurpriſe, & ſans doute, de l’admiration. Cependant s’il s’estoit gliſſé quelques fautes dans cet ouvrage, l’Autheur n’en est nullement coupable, puis qu’il y a plus d’un an qu’il eſt ſorti de ſes mains, & ſur tout ſongez que la ſatyre feroit trop de peur à une jeune perſonne qui n’a entendu juſqu’icy que des loüanges, & qui les merite ſi bien.

FEDERIC
DE
SICILE.

PREMIÈRE PARTIE.

La Sicile goûtoit avec plaiſir le regne de Menfroy ; ce Prince ayant toutes les qualitez qui font l’admiration des peuples. Il s’eſtoit rendu redoutable dans l’Eſpagne & dans l’Italie, & bien qu’il n’euſt d’ennemis que ceux que ſa ſeule valeur luy avoit ſuſcitez, il avoit déja donné pluſieurs batailles, & l’on peut aſſurer qu’il avoit eſté vainqueur toutes les fois qu’il avoit combattu. La Reine Caſſandre ſa femme, fille de Roger Roy de Naples eſtoit auſſi une Princeſſe accomplie ; elle avoit toutes les vertus que l’on peut ſouhaiter à une grande Reine, & le Roy qui l’aimoit d’une tendreſſe extraordinaire, n’auroit eu rien à deſirer, ſi le Ciel ne l’euſt privé de pluſieurs Princes à qui la Reine avoit donné le jour. Ce malheur de leur famille leur faiſoit paſſer à l’un & à l’autre de triſtes momens, les filles ne pouvant ſucceder à la Couronne, il eſtoit inevitable que ce Royaume ne tombât entre les mains de Berranger Roy de Majorque, de Minorque, & de Terre-neuve ſon couſin germain, & ſon plus grand ennemy. Ces deux Rois extraordinairement animez l’un contre l’autre, n’auroient jamais ſuſpendu les effets de leur haine, ſi le Prince Ordogne Comte de Barcelonne, & leurs Alliés, ne les euſſent fait convenir d’une tréve, qu’ils repreſentoient étre neceſſaire au repos de leurs peuples. Le Roy de Sicile malgré les avantages qu’il avoit ſur Berranger, ne laiſſa pas de conſentir à cette propoſition, car enfin la victoire continuelle laſſe preſqu’autant les vainqueurs que les vaincus, & le Roy de Majorque deſeſperé du méchant ſuccez de ſes armes, accepta, quoy qu’avec douleur, toutes les conditions que le Roy de Sicile luy voulut impoſer, eſperant que par la longueur de la Tréve il ſe mettroit mieux en état de reſiſter aux forces de Menfroy, qui luy avoit preſque épuiſé toutes celles de ſon Royaume. Ces ſortes de Traitez que l’on ne fait que par la neceſſité, ne finiſſent pas les querelles, ils ne ſervent qu’à les fomenter, & l’on attent avec impatience le moment de les voir renaître. C’étoyent les ſentimens de Berranger, & qu’il tâchoit d’inſpirer autant qu’il pouvoit, au jeune Amaldée ſon fils & à la jeune Camille, qui ſortoient à peine des bras de leurs Nourices. Le Roy de Sicile eſtant de retour à Meſſine, lieu de ſon ſéjour ordinaire, trouva la Reine ſa femme preſte d’accoucher. Cette Princeſſe qui par la perte de ſes enfans n’eſtoit ſenſible à nulle joye, reçeut le Roy avec toute la tendreſſe dont elle eſtoit capable, mais avec une langueur & un accablement qu’on ne ſçauroit conçevoir. Le Roy prenoit mille ſoins pour adoucir ſa douleur, luy faiſant eſperer que le Ciel leur ſeroit plus favorable, qu’elle conſerveroit peut-eſtre l’enfant dont elle eſtoit groſſe, & que ſi par mal-heur elle accouchoit d’une fille, il avoit reſolu de cacher ſon ſexe & de la faire élever comme un Prince[1] Majeur, pour oſter du moins à Berranger l’eſperance de la ſucceſſion de ſa Couronne. La Reine conſentit agreablement à ce deſſein, & quelques jours aprés elle donna la naiſſance à une Princeſſe qui fut nommée Federic, nom fameux dans la Sicile : la Nourice, la Gouvernante, & le grand Amiral, furent les ſeules perſonnes qui eurent le ſecret de cét important myſtere. La Reine mourut quelque-temps aprés, cette mort donna une affliction publique, le Roy en eſtoit au deſeſpoir, & ne reçevoit de conſolation que par le veüe du jeune Federic auquel il donnoit tous ſes ſoins. Auſſi jamais Prince ne fut mieux élevé que luy. Un heureux naturel joint à une bonne éducation le rendirent bien-toſt le plus accomply de tous ceux de ſon âge. C’étoit un prodige de beauté, mais ſon eſprit ſurpaſſoit encore les charmes de ſa perſonne ; il en donna bien-toſt des preuves. Le jeune Prince de Naples nommé Leon, qui eſtoit élevé auprés de Federic ſe promenoit un jour avec luy, & voyant quantité de belles Dames ſuivies d’une foule de Courtiſans, ils continuerent leur promenade avec beaucoup d’indifference pour ceux qui les ſuivoient, ce que voyant le Prince Leon, avoüez, dit-il à Federic, que nous ſommes bien peu galans d’eſtre ſi ſolitaires à vingt pas de tant de beautez ; je l’avoüe, repartit Federic, nous pourrions du moins occuper agreablement nos jeux, puiſque noſtre cœur n’eſt pas encor en état d’eſtre ſenſible, mais c’eſt peut-eſtre le peu de peril qu’il y a pour nous qui fait noſtre peu d’empreſſement à le chercher. En verité mon cher Couſin, luy dit Leon, avec une naïveté toute charmante, ce peril eſt fort éloigné pour moy, & je me ſens encore ſi peu de diſpoſition à l’amour qu’il auroit beſoin de beaucoup de temps pour me preparer à eſtre touché. Il ne faut, luy repartit galamment Federic, que deux jeux, & peut-eſtre pas tant d’années pour vous faire changer de langage. Mais vous, luy repliqua encore une fois le Prince de Naples, ne trouvez vous pas quelque choſe de fort ſurprenant à ce que l’on nous dit de l’amour, que l’on nous depeint comme un enfant, & que l’on nous fait toutefois comme un ennemy ſi redoutable. Je ne ſçay qu’en penſer, luy dit Federic, mais peut-eſtre le trouverons nous plus à craindre, quand nous ſerons un peu moins enfans. C’eſtoit ainſi que ces deux aimables Princes s’entretenoient à l’âge de douze ans : on tâcha cependant d’inſpirer à Federic autant d’indifference qu’il en avoit beſoin pour le perſonnage qu’il devoit faire, & on luy inſinua ſur tout, que pour regner paiſiblement ſur le Trône il falloit auſſi regner ſur ſon cœur. Le Roy ſon Pere avoit eu ſoin de l’inſtruire de bonne heure des raiſons de ſon déguiſement, & luy avoit fait promettre que pendant ſa vie & celle de Berranger, il ne decouvriroit jamais ce qu’il eſtoit, pour oſter à ſon ennemy l’espoir de luy ſucceder dans la Sicile. Federic entra dans ces ſentimens & ne connoiſſoit point d’autre paſſion que celle de regner. Enfin quand il eut atteint l’âge de dix-ſept ans, il fut inſtruit à tous les exercices qui ſont à l’uſage des hommes, il y excella & parut le Prince le plus accomply de ſon temps. Sa taille quoy que fort grande pour une femme, paroiſſoit mediocre pour un homme, mais ſi pleine d’agreément qu’on ne pouvoit ſe deffendre d’en eſtre charmé, ſes jeux étoient noirs, brillans & doux, mêlez d’un feu, & d’une langueur engageante, enfin toute ſa perſonne eſtoit faite d’une maniere à inſpirer de la tendreſſe aux plus inſenſibles. Parvenu à cette ſaiſon où l’amour fait tant de deſordres, il commença de s’obſerver de plus prés, ſçachant bien que ſi cette paſſion étoit aſſez à craindre pour tout le monde, elle l’eſtoit encore plus pour luy, qui ſeroit obligé de garder des meſures tres-embarraſſantes avec ceux qui l’auroient rendu ſenſible. Il voyoit tous les jours quantité de Princes bien-faits, & s’étant examiné, il ne ſe trouvoit point encore de mouvemens qui luy paruſſent ſuſpects. D’ailleurs il crut que ſon déguiſement le mettant à couvert de la tendreſſe des Amans, le mettroit auſſi en ſeureté contre les atteintes de l’amour. C’eſtoit conter un peu trop là deſſus. Il vit bien-toſt par les conqueſtes que ſa bonne mine luy attira, qu’une paſſion peut bien naiſtre ſans les ſecours d’une autre. Pluſieurs beautés ſoûpirerent pour luy tout bas, & quelques unes ſoûpirerent aſſez haut pour ſe faire entendre ; ſi bien que la foule de ſes Amantes l’importunant, il crut qu’il devoit feindre un attachement ; que par là il leur oſteroit l’eſpoir, & par conſequent l’envie de ſe faire aimer de luy. D’ailleurs eſtant perſuadé que la galanterie ſied bien à un jeune Prince, il voulut bien affecter une paſſion dont les apparences ne peuvent donner de chagrin.

Yolande fille du Grand Amiral luy parut fort propre à ſon deſſein ; elle étoit aſſez aimable pour ſe croire aimée ſur la moindre declaration, & aſſez jeune pour ne pas demeſler les vrays ou les faux ſoupirs. Il ne ſe trompa point dans toutes ſes conjectures, Yolande l’aima de tres-bonne foy, & toutes celles qui avoient pû faire des deſſeins contre la liberté de ce Prince, & qui s’étoient un peu trop empreſſées à ſe defaire de la leur, ſe degagerent en luy voyant cét attachement. La ſeule Amedée ſeconde femme du Grand Amiral, à qui ſon mary n’avoit jamais fait confidence de la tromperie qu’on faiſoit à toute la terre, y fut trompée comme les autres, & remarqua méme plus de charmes dans la perſonne de Federic depuis que ſa belle fille luy en avoit paru frappée. Elle le voyoit tous les jours, & trouvant ſa maniere d’aimer delicate, elle taſcha de détourner des vœux qui ne s’adreſſoient ſans doute à perſonne : elle étoit belle, & n’avoit que trente ans, ce n’eſt pas un âge à écarter les Amans. Et bien que ſes manieres fieres & imperieuſes euſſent rebuté tous ceux que ſa beauté luy avoit attirez, elle crut que s’en relâchant un peu en faveur du Prince, elle luy fairoit mieux valoir ce qu’elle ne faiſoit que pour luy. Ses jeux donc parlerent & parlerent inutilement. Quand l’amour ne ſe fait point entendre à un cœur, il eſt ſourd au langage des jeux. Il falloit s’expliquer plus clairement avec Federic, qui n’avoit aucun uſage de la tendreſſe. L’Amirale n’étoit pas d’humeur à le faire, & ſa paſſion contrainte de ſe renfermer dans les bornes trop étroittes, que ſa fierté luy prêcrivoit, éclata par des airs froids & mépriſans qu’elle eut l’audace d’avoir pour ce Prince, quand il venoit luy rendre viſite par devoir, pour voir en méme temps ſa belle fille, qu’elle ne perdoit plus de veuë depuis la connoiſſance qu’elle eut de l’amour de Federic. Cependant on fit deffenſes à la paſſionnée Yolande de regarder le Prince de Sicile comme Amant ; mais elle aima mieux ſe priver d’une veuë ſi chere, que de voir comme un autre homme celuy que ſon cœur avoit ſi bien diſtingué ; & s’en alla dans une maiſon que ſon pere avoit à quelques lieuës de Meſſine, où ſe mettant à l’abry de la perſecution de ſa belle-mere, elle crut par un peu d’abſence irriter encore la paſſion de ſon Amant.

Cependant le Prince de Sicile voyant la facilité qu’il avoit d’engager les cœurs, voulut bien les épargner. Il n’eut point d’autre attachement pendant le temps de l’abſence d’Yolande, ayant trop peu d’habitude avec l’amour, pour s’amuſer plus long-temps à ces badineries. La chaſſe étoit ſon plus grand divertiſſement, le Prince Leon étoit de toutes ſes parties. Ils en revenoient un jour, & voyant un vaiſſeau étrangement battu des vents & des flots, qui l’ayant pouſſé pluſieurs fois contre des bancs malgré l’adreſſe des pilotes alloit infailliblement faire naufrage, ils y envoyerent leurs gens, qui ſecoururent avec des chaloupes quelques perſonnes échapées du débris de ce miſerable vaiſſeau, & Federic s’en étant informé avec une curioſité qui ne luy étoit pas naturelle, on luy dit qu’apparemment c’étoit des perſonnes de marque, & que leur air le diſoit aſſez. Federic par je ne ſçay quel preſentiment, touché & attendry de leur malheur, ſupplia le Roy ſon Pere de les faire venir au Palais. On leur envoya auſſi-tôt tout ce qui leur étoit neceſſaire, car ils n’avoient pû ſauver que leurs vies, & leur bagage avoit pery avec le reſte de leur ſuite. Leon qui ſe rendit au Palais un peu avant qu’ils y arrivaſſent, ſe rencontra auprés de Federic. Ils s’entretenoient enſemble du plaiſir qu’ils avoient eu à la chaſſe, lors qu’ils virent entrer deux perſonnes également bien faites, qui attirerent leurs regards & ceux de toute la Cour ; c’étoit un homme d’une tres-haute apparence, accompagné d’une tres-belle perſonne, qui malgré la triſteſſe & l’abbatement que leur avoit cauſé leur naufrage, ne laiſſerent pas de faire naître des perils plus grands que celuy qu’ils venoient d’éviter. Leon fut ébloüy & frappé de la beauté d’une ſi charmante perſonne ; il regarda Federic, & remarquant dans ſes jeux le même trouble dont il étoit agité ; il crut trouver en méme temps une Maiſtreſſe & un Rival, de ſorte que la jalouſie & l’amour entrerent enſemble dans ſon cœur. On peut dire que la Princeſſe de Sicile trouva auſſi en méme temps ce qui la rendoit tendre & inquiette, elle voyoit un homme ſi bien fait, qu’il pouvoit en quelque façon juſtifier la ſurpriſe de ſes ſens ; il étoit d’une taille la plus aiſée & la plus noble qui fût jamais, ſur tout il avoit un air fier, que la Princeſſe faiſoit deſſein de vaincre ; mais venant à jetter les jeux ſur la belle qui l’accompagnoit, elle ne put s’empeſcher de laiſſer échaper un ſoûpir. Ce fut le premier qu’elle pouſſa, qui fut partagé entre le dépit & l’amour. Cette perſonne avoit preſque tous les traits de celuy dont nous venons de parler, mais des cheveux blonds & un air languiſſant empeſchoient que d’abord on ne remarquâ la reſſemblance qui étoit entre eux. Que cet air ſi paſſionné, inſpiré apparemment par celuy qui commençoit à plaire à la Princeſſe de Sicile, luy parut de méchante augure, & qu’elle commença deſlors à s’en inquieter ! D’un autre coſté la Princeſſe de Majorque, (car c’étoit elle & ſon frere qu’ils avoient fait ſecourir) reſſentit à la veuë de Federic certain tendre mouvement, dont elle ne put ſe deffendre. Enfin ces trois cœurs qui furent pris en ce méme moment, ne ſe rencontrerent gueres dans la ſuite. Menfroy les reçeut avec toute l’honneſteté imaginable. Ils ne trouverent pas à propos de ſe faire connoiſtre, avant que d’avoir bien connu l’eſprit de ceux qui les traitoient ſi obligeamment ; ils ſe contenterent de faire entendre que leur naiſſance étoit aſſez élevée, mais qu’ils étoient contraints par des raiſons conſiderables de cacher encore quelque temps leur nom & leur fortune. Ils crûrent que s’étant ſauvez ſeuls, on ne pourroit pas aiſément les découvrir, & que leur Navire ayant été englouty, on n’avoit pas eu le loiſir d’en remarquer les pavillons. On n’eut pas de peine à leur ajoûter foy ſur ce qu’ils diſoient de leur naiſſance, leur maniere & leur air la marquoient aſſez. On ſoupçonna ſeulement quelque galanterie entre des gens dont le ſang faiſoit toute la liaiſon. Mais il eſt temps que l’on ſçache comme ils furent conduits ſur les terres de Sicile.

Le Prince Ardalin Comte de Barcelonne, étant paſſionnément amoureux de la fille de Berranger, qu’il avoit veüe à Majorque, où il avoit ſejourné quelque-temps, la fit conſentir à devenir ſon épouſe : la Princeſſe Camille ayant beaucoup d’eſtime pour luy, & n’ayant point de paſſion, reçevoit ſes vœux avec une grande honneſteté que la paſſion d’Ardalin luy faiſoit prendre pour quelque choſe de plus delicat. Enfin obligé de retourner à Barcelonne, il luy fit promettre de ſe reſſouvenir des ſentimens qu’il avoit pour elle, & peu de temps aprés il la fit demander en mariage au Roy ſon pere, qui trouvant le party avantageux, la luy accorda avec plaiſir. Les ceremonies qui ſe font d’ordinaire étant achevées, on l’embarqua, & le Prince Amaldée la voulant conduire juſques dans les Etats d’Ardalin, s’embarqua dans le même vaiſſeau qui vint perir ſur la coſte de Sicile. Ardalin attendoit avec beaucoup d’impatience une épouſe ſi cherement aimée, pendant que le caprice de la fortune & de l’amour l’occuperent ailleurs. D’abord Camille fut charmée de la beauté & de la bonne mine de Federic, & crut faire une injuſtice de luy refuſer ce qu’elle appelloit de l’eſtime. La haine de leur famille, qu’elle avoit euë dés ſa naiſſance, la dévoit empeſcher de reſſentir rien de trop intereſſant, c’eſt pourquoy elle s’abandonna à des mouvemens qu’elle ne croyoit pas fort à craindre ; d’ailleurs étant deffenduë par ſa froideur naturelle, qui l’avoit empéchée de répondre à la paſſion d’Ardalin, que par une ſimple bien-veillance, elle n’avoit garde de ſe perſuader qu’elle feroit plus de chemin ; mais elle connut avec le temps que l’eſtime qu’elle avoit pour Federic étoit trop particuliere pour n’eſtre qu’une simple eſtime, & faiſant comparaiſon des ſentimens qu’elle avoit pour celuy qu’elle n’oſoit pas ſeulement ſouhaiter pour ſon Amant, & de ceux qu’elle avoit pour celuy qui dévoit étre ſon époux, elle y trouva une difference ſi grande, qu’elle en fut épouvantée ; hé quoy ! diſoit-elle, la mal-heureuſe Camille laiſſera ſon cœur dans Meſſine pendant qu’elle ira languiſſante & deſolée paſſer ſes jours à Barcelonne, il n’en ſera pas ainſi. Tâchons du moins de retarder un mariage ſi funeſte, implorons l’amitié d’un frere ſans luy découvrir pourtant ce qui nous devroit étre caché à nous-même. Elle alloit paſſer dans ſon appartement lorſque le Prince Leon entra dans le ſien avec deſſein de la prévenir pour luy, en prevenant ſon pretendu rival dans ſa declaration, qu’il croyoit avoir toûjours éludée en l’obſedant continuellement, il la trouva ſi réveuſe & ſi abattuë, qu’il n’eut pas la force de luy parler, & ces deux mal-heureux Amans demeurerent dans un ſilence, qui auroit attendry tous ceux qui les auroient obſervez, & dont à peine s’apperçevoient-ils eux-mêmes. Le Prince Amaldée les en tira un peu par ſon arrivée. Il venoit conferer avec ſa ſœur des moyens de faciliter leur départ ; Leon empeſché par ſon abord de pourſuivre ſon deſſein en differa la declaration, attendant une conjoncture plus favorable.

Mais la Princeſſe de Sicile alarmée & confuſe de trouver dans ſon cœur je ne ſçay quoy de nouveau qu’elle ne pouvoit approuver, faiſoit tout ſon poſſible de le rendre ſecret. Cette jeune Princeſſe accoutûmée à feindre ce qu’elle n’avoit point encore reſſenty, eut bien de la peine à cacher ce qu’elle reſſentoit. Toute la Cour remarqua bien-toſt le changement de ſon humeur, & l’on en accuſa avec aſſez de vray-ſemblance l’éloignement d’Yolande, qui au bruit d’un effet ſi tendre voulut mettre fin à leur commune langueur, en luy rendant ſa veüe, & joüiſſant de la ſienne ; le party étoit aſſez delicat à prendre dans la conjoncture des choſes. L’Amirale que la triſteſſe de Federic rendoit de fort mauvaiſe humeur, étoit plus à craindre que jamais, mais c’eſt peu de choſe que le chagrin d’une belle mere pour une Amante. D’ailleurs une amie qu’elle avoit à la Cour & qui l’avoit avertie de l’état où le Prince étoit reduit, luy propoſa une entreveüe ſecrette avec luy, qu’il luy étoit facile de menager. La voila donc revenuë pour achever d’accabler le miſerable Federic qui avoit trop de ſes propres diſgraces, pour étre en état de plaindre celles des autres. La Princeſſe de Sicile voyoit bien que malgré la complaiſance d’Amaldée, il avoit une averſion épouventable pour toute la nation, & cette triſte Princeſſe ne manquoit pas de ſe l’appliquer en particulier, par le ſingulier intereſt qu’elle y prenoit ; bien qu’elle regardaſt Camille comme ſa rivale, elle ne laiſſoit pas de luy rendre ſouvent viſite, pour y voir ſon Amant, qui malgré ſon indifference luy paroiſſoit aimable. Elle y arriva juſtement quand le Prince Leon au deſeſpoir d’avoir trouvé Camille ſi mal diſpoſée à l’écouter, ſe levoit pour ſortir. Camille changea de couleur à la veüe de Federic, qui rougit, à la veüe d’Amaldée, & Leon outré de voir tout ce deſordre ſe reſolut à demeurer encore pour obſerver des mouvemens qui le mettoient à la geſne. Le ſeul Amaldée avoit l’air ſi tranquille, que la Princeſſe de Sicile crut qu’il étoit le plus heureux de tous les hommes : & aprés une legere converſation, le cœur gros de ſoupirs, qu’elle avoit eu peine à étoufer, & les jeux humides de larmes, qu’elle ne pouvoit plus retenir, elle ſortit ne pouvant ſoutenir d’avantage la triſte reflection qu’elle faiſoit ſur le bonheur d’Amaldée. Mais la Princeſſe Camille eut d’autres ſentimens de ce départ ſi precipité, & ayant tres-bien remarqué le deſordre de Federic en la preſence de ſon frere, elle crut en étre la cauſe & s’en aplaudit en ſecret. Amaldée étant demeuré ſeul avec ſa ſœur (car Leon ſortit un moment aprés Federic) luy propoſa de continuer leur voyage, & luy dit, qu’ils avoient demeuré trop long-temps dans un Païs ennemy, qu’il falloit en ſortir au plutôt, & reprendre la route de Barcelonne, où le Prince Ardalin les attendoit. Camille fremit à ce diſcours, & mettant tout en uſage pour reculer encore de quelques jours ce départ terrible qui luy devoit tant couter, elle le fit reſoudre, quoy qu’avec une grande repugnance, à tout ce qu’elle voulut. Cependant il ſe reſolut de dépeſcher en ſecret quelqu’un vers le Roy ſon pere, & vers Ardalin, pour les avertir de tout ce qui s’étoit paſſé depuis leur départ, & ſottant aſſez mécontant de l’inquietude de ſa ſœur, il s’en alla ſe promener ſeul dans les Jardins du Palais.

D’abord il entendit quelques voix confuſes, & s’en eſtant approché, il reconnut celle de Federic & de Leon qui ſe parloient aſſez fierement. Je vous felicite, diſoit le Prince de Naples, d’avoir fait une conqueſte ſans vous étre mis en frais de la moindre avance ; vos vœux ſont reçeus avant que d’étre declarez, & l’on ne ſçauroit pretendre qu’à la qualité de mal-heureux Amant ſi l’on veut s’engager en Sicile. Federic avoit trop d’affaires dans l’eſprit pour ſonger à le deſabuſer ; il luy repondit avec aſſez d’aigreur, comme vous ne m’avez pas conſulté ſur le choix de vôtre engagement, je ne penſe pas étre obligé de vous rendre compte du progrés que je feray dans le mien ; mais croyez-moy, demeurons mais, une étrangere ne nous doit pas deſunir, vous ne devez pas m’entendre tout à fait, mais vous ſçaurez le reſte quand je ſeray en eſtat de vous l’apprendre. Alors il le quitta pour s’enfonſer dans une allée ſombre, ou ſe laiſſant aller à ſa noire melancolie, il demeura dans une certaine ſituation où l’ame en proye à ſa langueur ne ſe fait comme point ſentir, où l’on ſort pour ainſi dire de ſoy-méme, pour ſe donner tout à l’objet aimé, la foule des penſées empeſche qu’on n’en puiſſe diſtinguer aucune, & pour avoir trop à reſoudre on ne reſout rien. Cependant le Prince de Majorque ayant crû que les deux Princes étoient Amans de ſa ſœur, l’en vint avertir, ſans ſonger que de tels avertiſſemens avancent toûjours le mal au lieu de le prevenir. Ma ſœur, luy dit-il galamment, vous devez vous tenir ſur vos gardes, les Princes de Sicile & de Naples, ont reſſenty le pouvoir de vos jeux, ſi je ne me trompe, leur amour vous fera de la peine. Mon frere, luy dit Camille, avec une petite rougeur, ſi mes jeux pouvoient nous vanger de tout le ravage que tous les Siciliens ont fait ſur nos terres, pourquoy ne voulez-vous pas que je les employe contre le Prince de Sicile ? ah ! ma ſœur, luy dit Amaldée, que vous étes ardente à prendre une querelle, dont la vengeance ne vous doit pas étre reſervée, & qu’aparamment vôtre cœur ſe deffendroit mal contre l’ennemy que vos jeux veulent attaquer ? Je l’avouë, repartit la Princeſſe, emportée par ſa paſſion, Federic me paroiſt aimable, & s’il étoit ſenſible… Ah ! c’en eſt trop, interrompit Amaldée, ſortons des mains & des Etats d’un Prince dont le merite eſt fatal à la liberté d’une Princeſſe, qui doit commander ailleurs. Il n’eſt plus temps d’y ſonger, luy dit-elle toute en larmes, je ne ſuis plus la maiſtreſſe de mon cœur, & toute la grace que je vous demande, c’eſt d’empeſcher que je ne devienne Princeſſe de Barcelonne. Ah ! ma ſœur, luy dit-il, voſtre raiſon eſt endormie, quand vous devez ſonger à vous deffendre ; il en eſt encore temps, les premiers mouvemens ſont plus aiſez à combattre, la ſuite peut aſſeurer vôtre reſiſtance, contentez-vous du plaiſir de voir le pouvoir de vos charmes, & ne les employez point contre vous. C’étoit le conſeil d’un Prince peu experimenté en amour. Mais on ne ſçauroit s’en tenir là, on veut joüir du fruit de ſa conqueſte, & à quoy ſerviroit d’étre aimée, ſi l’on n’avoit pas deſſein d’aimer. Camille connoiſſoit trop ces maximes, elle n’ignoroit pas ſa tendreſſe, & ne vouloit étre aimée que pour n’aimer pas en vain. Qu’elle ſe fit une idée tendre & touchante des douceurs d’un amour reciproque ! qu’elle paſſa une douce nuit dans des reflections ſi flateuſes ! & que, malgré le peu de repos que ces penſées agreables luy permirent, elle parut belle le lendemain à l’amoureux Leon ! Ce Prince ne ſçachant que comprendre à ce que luy avoit dit Federic, venoit s’en éclairçir avec ſa Maîtreſſe, & reparer l’occaſion, qu’il avoit manquée le jour precedent. Camille avoit eu des penſées trop tendres, pour conſerver cét air fier qui fait trembler l’Amant le plus hardy, il paroiſſoit tant de douceur dans ſes beaux yeux, que le Prince crut que l’heure de ſe declarer étoit venuë, plus d’une fois il balança à parler par le reſpect inſeparable d’une grande paſſion, & par l’adreſſe de Camille, qui connoiſſant ſon amour, en detournoit la converſation avec toute la liberté d’un eſprit content. Elle luy propoſa une partie de promenade, qu’il n’oſa rompre, & le Prince Amaldée à la priere de ſa ſœur, les y accompagna. Ils ſe rencontrerent à l’endroit d’un Echo admirable, & Amaldée pria ſa ſœur de chanter un air qu’elle avoit fait depuis quelques jours, en voiçy les paroles.

Sans crainte je voyois mille appas chaque jour,
Mais quand un jeune cœur ſur ſa foy ſe repoſe,
Qu’il eſt à plaindre ; & que l’amour
Qui voit qu’innocamment au peril il s’expoſe,
Souvent luy joüe un méchant tour !
Chaque inſtant de ce cœur luy donne quelque choſe,
L’amour en vient bien-tôt à bout
Et le jour vient enfin qu’il donne tout.

Quand elle eut achevé de chanter, elle entendit quelqu’un qui chantoit auſſi. C’étoit Federic qui entretenoit ſa mélancolie, & qui ſans avoir entendu

Camille chantoit de loin ces parolles.


Quand d’une vive ardeur on ſe ſent l’ame atteinte,
Affecter les dehors de la tranquillité
Eſt une dure & geſnante contrainte,
Lors qu’en d’étroits liens le cœur eſt arreſté,
C’est trop que de s’oſter encore la liberté
D’ouvrir la bouche à quelque triſte plainte.

Camille crut avoir trop de part à ce qu’il chantoit pour n’y pas répondre, & ſe ſouvenant fort à propos d’un couplet qu’elle avoit appris autrefois du Prince Ardalin, & qui convenoit admirablement bien au ſujet, elle chanta ces parolles.

Bien qu’on voye un cœur ſoûpirer,
Et qu’on s’aſſure aſſez de ſon ſecret martyre,
Il reste encore à deſirer
Le doux plaiſi de ſe l’entendre dire,
Qu’il eſt dur de voir differer.

Amaldée ne connut que trop la vivacité de cette application ſi juſte, que faiſoit ſa ſœur en réponſe aux vers Federic, & le Prince Leon crut qu’elle les avoit faits ſur le champ ; le ſeul Federic n’y entendoit rien, il étoit ſi occupé de ſa rêverie, que rien n’étoit capable de l’en détourner que celuy qui la cauſoit. Ils s’aprocherent peu à peu de luy, & le Prince de Majorque qui avoit de l’indulgence pour ſa ſœur, qu’il voyoit forcée d’aimer par ſon étoile, voulut luy rendre un office qu’il ſe ſeroit fait à luy-méme, s’il eût ſçeu ce qui ſe paſſoit dans le cœur de Federic ; il écarta adroitement Leon qui le ſuivit, quoy qu’avec des violences terribles.

D’abord Camille eut un agreable tranſport de ſe voir téte à téte avec le Prince de Sicile, mais il y répondit aſſez mal, elle ſoutenoit bien mieux le caractere d’amante que celuy d’amant ; ſes jeux ſuivoient Amaldée, & par de languiſſans regards qui vouloient aller juſques à luy, elle tâchoit d’attirer ſon cœur juſques à elle. Leon tournoit toûjours les jeux du côté de Camille, qui ne luy en tenoit guere de compte. Elle ne comprenoit rien au procedé de Federic, & fut ſur le point de prevenir ce qu’il luy devoit dire, & de raſſurer par ſa douceur çet amant qu’elle ne pouvoit accuſer que de trop de circonſpection. Sa fierté, dont on a peu quand on aime, n’auroit pû ſuffire à luy faire garder des meſures ; elle auroit parlé, ſi le Prince Leon n’eut eu trop de tendreſſe pour laiſſer agir la ſienne. Devenu ſçavant en peu de temps, il ne luy fut pas mal aiſé de penſer que l’amour avoit beaucoup de part à leur converſation muette, & croyant n’avoir que trop ſouffert ſon Rival joüir de ce qu’il croyoit meriter autant que luy, ſon retour fut aſſez precipité. Cette bruſquerie n’étonna point Amaldée, mais Camille luy témoigna aſſez de dépit, pour l’empeſcher une autrefois de luy rompre en viſiere, ſi les Amans jaloux pouvoient étre plus circonſpects.

Federic ravy d’étre ſorty d’un pas ſi gliſſant, retomba bien-tôt dans un autre. Yolande, comme nous avons dit, étant cachée dans Meſſine, ce méme ſoir le fit avertir de ſa venuë, & le conjuroit de ſe trouver dans un cabinet de verdure que ſon Amie avoit jugé propre pour l’aſſignation. Il fallut y venir, & Federic connoiſſant les chagrins d’une tendreſſe mal reconnuë, ne les vouloit pas faire ſouffrir aux autres. Et bien Prince, luy dit Yolande en arrivant, avez-vous un peu de reconnoiſſance des ſentimens que j’ay toûjours eus pour vous, & des chagrins que m’a cauſez vôtre éloignement. Federic en la trompant agreablement, & voulant bien donner l’eſſor à la paſſion qu’il reſſentoit, luy répondit, ouy, ma chere Yolande, j’ay été tourmenté depuis vôtre abſence par tout ce que l’amour a de plus cruel, & je n’ay connu la douleur qu’aprés avoir été privé de la douceur de vous voir. Il alloit continuer quand il entendit aſſez proche de là un cry le plus pitoyable du monde. Camille que ſon méchant deſtin avoit conduite juſqu’au lieu du rendez-vous, qui n’étoit pas fort éloigné de ſon appartement, avoit entendu la voix du Prince & connu une rivale dans le temps que la ſeule idée de Federic l’occupoit ſi tendrement, elle ne put ſoûtenir ce revers, & elle demeura evanoüie à l’endroit d’où avoit party la voix, Federic y courut, & Yolande ſe retira, n’étant pas en état de donner aux autres un ſecours qui pouvoit riſquer ſa reputation, elle avertit ſeulement ſon amie de ce qui ſe paſſoit, qui y vint en diligence, mais encore trop tard. La fille de Berranger avoit reçeu ſans le ſçavoir cette aſſiſtance du plus cruel de ſes perſecuteurs ; il prit de l’eau d’une fontaine qui ſe trouva proche, & luy en ayant un peu jetté ſur le viſage, il la fit revenir facilement. Peut-eſtre que le plaiſir que ſon cœur, bien que deſeſperé reſſentit aux approches de celuy qui l’avoit rendu ſenſible, contribua beaucoup à luy faire recouvrer l’uſage des ſens ; elle ouvrit les jeux, & ſe voyant entre les mains de celuy qui cauſoit toute ſa peine, le chagrin s’empara de ſon ame, & ſuivant ſon premier mouvement, elle ſe retira avec aſſez de rudeſſe & gagna ſon appartement ſans ſe tourner du coſté de celuy qui venoit de luy rendre ce bon office. Quand l’amour eſt outragé, l’on prend ſouvent tout pour des outrages. Enfin la Princeſſe de Sicile demeurée ſeule l’eſprit remply de ſes inquietudes, ne fit qu’un moment de reflection ſur tous ces bizarres incidens, encore ne fut-ce que par rapport à ce qui luy pouvoit arriver de ſemblable. Quelle nuit paſſa Camille ! tout ce que la jalouſie a de plus cruel ſe preſenta à ſon imagination, & bien que ſa colere n’euſt point d’objet ſur qui ſe fixer, elle ne laiſſa pas de faire mille deſſeins contre qui que ce fût qui luy enlevoit ce cœur qu’elle avoit crû poſſeder ; puis ſe repentant tout d’un coup, elle ſentit tout ce qu’une ame genereuſe & affligée peut ſentir de plus touchant. Quoy ? diſoit-elle, ma tendreſſe en eſt elle moins violente pour eſtre cachée, & doit-elle eſtre mal reconnuë pour étre née un peu plus tard que celle dont mon ingrat paroiſt ſi peu touché ? Inſenſée que je ſuis, adjoûtoit-elle, veux-je troubler la paix de deux Amans que ce Ciel avoit unis avant que je ſongeaſſe à m’engager ? Non, laiſſons les joüir de tous ces biens que je m’eſtois vainement figurez, & ne les en détournons pas un moment par la compaſſion des miſeres que je me ſuis attirés, pour avoir eſté trop credule. Toutes ces penſées douloureuſes ne la quitterent point toute la nuit. Le jour parut avant que ſon eſprit eut pû trouver un moment de repos. Amaldée vint la voir dans ſa chambre comme il faiſoit ſouvent, il étoit la cauſe innocente de ſes larmes, & ce fut là qu’elles redoublerent, ah ! pourquoy m’avez vous ſeduite par la trompeuſe apparence d’eſtre ainée du Prince de Sicile ? pourquoy en me voulant faire craindre ſa tendreſſe me la rendîtes-vous ſi dangereuſe ? ah ! continua-t’elle, voyant qu’il ne répondoit point, que ne gardiez-vous ce ſilence, qui m’auroit épargné tant de plaintes ? pour quoy prononçaſtes-vous cette parole ſi fatale par ſa fauſſe douceur… le Ciel m’eſt témoin, interrompit Amaldée, que mon intention fut de vous empeſcher d’aimer en vous… helas ! interrompit Camille avec precipitation, falloit-il pour m’empeſcher d’aimer me dire que j’eſtois aimée ? Que ne me diſiez-vous plutoſt, comme vray, qu’il brûloit pour une autre ; j’en aurois ſoûpiré, mais du moins j’aurois évité les chagrins mortels qui me devorent. Elle luy raconta en ſuite toute ce qu’elle avoit entendu, en exagerant la choſe autant que ſa paſſion le luy inſpiroit, & tachant d’exhaler ſa douleur en reproches, elle ne pouvoit finir. On veut eſtre éloquente quand on eſt un peu revenuë de ſon premier tranſport, afin de faire du moins partager ſes maux à quelqu’un. Mais Amaldée jugeant qu’elle avoit beſoin de repos, ſortit de ſa chambre & le luy laiſſa en partie ; elle demeura comme immobile aprés ſon départ, & ſe vit dans cét état où nous avons déja repreſenté la Princeſſe de Sicile, où pour eſtre dans le dernier trouble l’on approche aſſez de la tranquillité, & quelques momens apres elle tomba fort dangereuſement malade.

Cependant le Prince Ardalin ayant apris par quelqu’un des ſiens que ſon épouſe pouvoit avoir eſté ſecourue devers la Sicile, vint inconnu s’en informer luy-meſme. Le naufrage de ſa Maiſtreſſe l’avoit tellement abbatu, & penetré d’une ſi vive douleur, qu’il n’étoit pas connoiſſable. D’ailleurs ayant eſté bleſſé autrefois dans une occaſion, il n’avoit eu depuis qu’une ſanté aſſez languiſſante. Le premier objet qui ſe preſenta a ſes yeux fut Amaldée qui rêvoit aux moyens de faire ſortir ſa ſœur de l’abîme de deſeſpoir où il la voyoit plongée. D’abort le Prince de Majorque fut ſurpris de voir Ardalin ſur les terres de Sicile, & ne ſe le remettant qu’à peine à cauſe du changement que les chagrins avoient apporté ſur ſon viſage, il ne luy répondit que par un ſoupir quand Ardalin luy demanda des nouvelles de Camille. Ce ſoûpir en couſta bien d’autres au Prince de Barcelonne, il ne douta point que ſa Princeſſe n’euſt peri dans les flots, & perçé juſqu’au vif d’une ſi funeſte penſée ; Parlez, dit-il Prince, parlez, & ne me cachez point une perte à laquelle je ne dois point ſurvivre. Amaldée qui ſçavoit bien qu’une infidelité eſt la plus facheuſe choſe qu’on puiſſe apprendre à un Amant, ne ſe haſtoit point de le deſabuſer ; mais enfin preſſé de luy répondre ; elle vit, luy dit-il, mais ne m’en demandez pas d’avantage, & pluſt au Ciel que vous ne fuſſiez jamais inſtruit du reſte. Ce mot, quoy que la fin en duſt laiſſer de terribles ſoubçons, ne laiſſa pas de calmer l’ame d’Ardalin, & ne pénetrant pas le motif de cette triſteſſe, il ſuſpendit la ſienne, en apprenant qu’il verroit encore Camille, & revenu de la frayeur qu’il avoit euë pour ſa vie, tout le reſte luy paroiſſoit doux. Amaldée luy apprit en peu de mots tout ce qui leur étoit arrivé, hormis ce qu’il n’euſt jamais dû ſçavoir. Il l’avertit de ne les point découvrir, & que pour luy ayant peu de ſuite il ſeroit difficilement reconnu pour le Prince de Barcelonne. Enfin ils arriverent au Palais où tout parloit de la maladie de Camille. Cette Princeſſe aprés étre ſortie d’une lethargie, avoit fait de ſi puiſſans efforts pour guerir ſon cœur que ſon corps y avoit ſuccombé. Elle fut priſe d’une fiévre ſi violente, que dés ſon commencement on en apprehenda la ſuite. Cépendant Ardalin ſe rendit avec Amaldée à l’appartement de Camille. Quel fut l’étonnement de la Princeſſe à cette veuë inopinée ! le remords d’avoir negligé un époux qui quittoit tout pour la venir trouver, la honte de l’avoir trahy pour celuy qui triomphoit peut-étre de toutes ſes peines, & qui s’en faiſoit peut-étre honneur auprés de ſa rivale, la mirent dans une confuſion étrange. Comme Amaldée la voulut preparer à l’arrivée d’Ardalin, qu’elle n’avoit que trop reconnu, elle l’interrompit & adreſſant la parole au Comte de Barcelonne, où venez-vous, Prince, luy dit-elle, & qui vous fait prendre le ſoin d’une malheureuſe que le Ciel a trop abandonnée ? ah ! Madame, luy dit ce Prince, il eſt trop équitable pour laiſſer languir plus long-temps une ſi belle vie, eſperez tout de ſa juſtice, la deſſus Leon parut, qui venoit s’informer de la ſanté de la Princeſſe ; ſa preſence qui l’avoit chagrinée autrefois, luy fut agreable dans cette occaſion, puis qu’elle interrompit un entretien qui luy faiſoit une étrange peine. Elle fit comprendre à ſon frere par un ſigne de tête qu’on luy feroit plaiſir de la laiſſer ſeule, le Prince Leon qui le comprit facilement, ſortit le premier ſans faire de reflexion que ſur la maladie de ſa Maiſtreſſe, qui l’occupoit tout entier. Amaldée entraîna enſuitte le Prince de Barcelonne, qui ſans connoiſtre tous ſes malheurs en avoit pourtant aſſez pour mourir. Leon n’étoit pas moins à plaindre que luy, & Camille pendant le temps que ſa fiévre luy dura, ſouffroit à peine qu’il vint s’informer de l’état où elle étoit, pour n’étré point obligée de reçevoir de viſite & de voir celuy qu’elle n’avoit que trop veu pour ſon repos ; de ſorte que l’abſence de Federic étant un mal auſſi dangereux, que tous ceux qu’elle avoit déja la mit preſque aux abois. La Princeſſe de Sicile étoit toûjours languiſſante par l’affliction d’Amaldée, à qui elle ne pouvoit ſouffrir cette langueur qui n’étoit point pour elle. Enfin tout gemiſſoit dans la Sicile, & l’on euſt dit que l’amour ſe vangeoit du déguiſement de la Princeſſe. Mais Camille étoit encore plus à plaindre, les frequens évanoüiſſemens que ſon cœur trop preſſé luy cauſoit, la perſuaderent que bientoſt elle trouveroit la mort favorable. Un jour aprés étre ſortie d’une ſueur froide qu’elle crut une avant-courriere de ſa fin, elle fit appeller ſon frere, & fit venir ſon époux, & les ayant fait aſſeoir à coſté de ſon lit, Prince, dit-elle, en regardant Ardalin, il n’eſt plus temps de rien deguiſer, je veux vous épargner le regret que vous auriez de ma perte, en épargnant peu ma memoire, trop heureuſe ! ſi l’aveu de mes foibleſſes ne vous la rendent point odieuſe. Je ne ſuis plus cette ſevere Camille, qui ſe faiſoit un ſcrupule d’aller plus loin que l’eſtime pour un Prince, qui devoit même étre ſon époux, j’ay reſſenty les plus vives atteintes de l’amour, ſi je l’oſe dire, pour un autre que vous ; mais on a pris ſoin de vous vanger de mon ingratitude par toute ma tendreſſe mépriſée. Adieu, luy dit-elle, oubliez-moy ſi vous pouvez oublier & me pardonner mes égaremens. Je vous les pardonne, divine Princeſſe, luy dit Ardalin, je connois la fatalité du penchant qui nous force d’aimer, mais je ne puis me pardonner de n’avoir ſçeu m’attirer le vôtre ; mon cœur eſt irrité ſans doute de ce que vous luy refuſez cette tendreſſe dont vous étes capable, mais c’eſt contre luy-même, & c’eſt moy ſeul qui dois expier le crime de n’avoir pû vous plaire. À cette triſte penſée, il s’évanouit & perdit avec tous ſes ſentimens celuy de l’infidelité de ſa maiſtreſſe, mais on le fit revenir à force de remedes, il falloit qu’il goûtaſt encore quelques momens toute la malignité de ſon ſort. Il ne revint cependant que pour ſentir qu’il alloit mourir. Les allarmes qu’il avoit euës pour la vie de Camille qu’il avoit creuë enſevelie dans les flots, & la certitude de ſon changement, le penetrerent d’une ſi vive douleur, qu’il ne faut pas s’étonner s’il y ſuccomba dans ce moment ſi funeſte, & la violence des mouvemens de ſon ame fut ſi grande que la bleſſure qu’il avoit euë ſe rouvrit en cét inſtant ; il ne s’apperçeut point que ſes eſprits ſe diſſipoient, auſſi étoit-il bleſſé par un endroit plus ſenſible. Ah ! Princeſſe, luy dit-il, je ſens bien que vôtre indifference abrege une vie que je vous avois devoüée, & qui n’a pas été aſſez heureuſe pour vous plaire, je meurs, & plaiſe à la cruauté de l’amour de ſe contenter de ma vie & de n’étendre pas ſa vangeance ſur les jours d’une ſi belle Princeſſe. C’eſt aſſez que je luy ſacrifie la mienne qui fut tout à vous, mais qu’au moins mon dernier ſoupir puiſſe m’en attirer quelqu’un des vôtres, que ce ſoit au moins par pitié, & ne les refuſez pas à un Amant qui preſt d’expirer de tendreſſe, ne vous demande point autre choſe ; aprés cela une mortelle langueur le ſurprit, ſes jeux attachez ſur Camille montroient encore par leurs regards mourans toute l’ardeur imaginable, & firent ſortir un torrent de larmes de ceux de cette deſolée Princeſſe. Amaldée tâchoit de ſecourir Ardalin, & de rappeller ſes eſprits qui l’avoient entierement abandonnés. Le bruit de tout ce qui ſe paſſoit fut bien-toſt répandu, une fille de la Princeſſe ne put s’empeſcher de blâmer tout haut Federic, & luy meſme y vint comme les autres, & mélant ſes infortunes particulieres aux publiques, il voulut voir en meſme temps s’il ne pourroit point faire changer la face des choſes. Camille voyant l’autheur de tant de miſeres n’en put ſoütenir la veuë, & ſe tourna d’un autre coſté. Federic remarquant cette action, vint ſe jetter à ſes pieds, & ſuivant ſa pente naturelle fit remarquer tant de paſſion dans ſes jeux, que Camille malgré tout ſon abbatement s’en apperçeut bien-toſt. Que voulez-vous, Prince, luy dit-elle, d’une voix baſſe ? Ah ! Madame, qu’il eſt tard de ſe declarer, luy dit le tendre Federic, j’aime, mais helas ! je n’euſſe jamais pu me reſoudre à vous l’apprendre qu’en cette extremité. Ah ! Prince luy dit-elle, ne vous contraignez pas, la connoiſſance trop certaine que j’ay de ce que vous ſentez pour une autre me met en cét état, mais je la pers avec la vie. Ah ! Madame, s’écria Federic, j’atteſte le Ciel, que je ne ſens rien de prejudiciable à ce que je vous dois, & vous verrez un jour que je ne ſuis que mal-heureux. Ces paroles qui s’inſinuerent ſi facilement dans ſon ame la firent ſoupirer, & ſongeant à ce qu’elle devoit au Prince de Barcelonne, retirez vous, luy dit-elle avec aſſez de peine, retirez-vous & me laiſſez mourir moins criminelle, ſi je ne ſçaurois mourir tout à fait innocente. Cependant Ardalin eſtant revenu à ſoy & prenant une nouvelle vigueur par la veuë du Prince de Sicile qu’il reconnut alors pour ſon rival, faiſoit tous ſes efforts pour parler, mais n’en pouvant venir à bout, il faiſoit fendre le cœur à tous ceux qui le regardoient. Ses ſyncopes redoublant on vit bien qu’il eſtoit preſt d’expirer, & ayant fait comprendre par des demonſtrations les plus touchantes du monde qu’il deſiroit s’approcher de la Princeſſe on l’apporta juſques aupres de ſon lit. Ce fut là que les forces luy revinrent ſur le point de les perdre pour jamais, & regardant Federic & Camille, vivez, leur dit-il, heureux Amans : une ſi belle Princeſſe ne pouvoit eſtre née que pour un Prince ſi accompli, je n’ay point de honte de ceder à un rival qui l’emporte ſur moy par tant d’avantages & que je ne puis ſurpaſſer que par ma tendreſſe. À ces mots ayant attaché ſa bouche ſur la main de Camille, il ſembloit inſeparable de cette affligée perſonne, & ſon ame retenuë par ce plaiſir eut toutes les peines du monde à s’envoler ; ainſi l’amour termina les jours d’un Prince qui par la grandeur de ſa paſſion devoit étre reſervé à de meilleurs deſtin. Un ſpectacle ſi triſte mit la conſternation dans l’ame de tous les aſſiſtans, leur morne ſilence ne fut interrompu que par les cris lamentables de Camille ; il fallut transporter le corps de celuy qui cauſoit toute cette triſteſſe, il paroiſſoit encore animé par ſon amour, & ſes regards avides, qui ne paroiſſoient pas tout à fait éteints ſembloient ne ſe pouvoir ſaouler de voir ce qu’il avoit tant aimé.

Pendant toute cette confuſion, on ne ſongea pas à diſſimuler, les gens de la ſuite d’Ardalin le firent reconnoiſtre par leurs regrets pour le Prince de Barcelonne, & Amaldée & Camille furent auſſi reconnus pour les enfans du Roy Berranger, bien qu’ils n’euſſent pas ſongé à ſe decouvrir : ils ne pouvoient choiſir un moment plus favorable ; les eſprits étoient tous diſpoſés à la pitié, il n’y avoit point de place pour la haine, & le Roy leur continua la méme amitié qu’il leur avoit déja accordée, comme il ne les regardoit que par eux-mêmes, il ne changea point de ſentimens pour eux quand ils changerent de nom pour luy. Mais la Princeſſe de Sicile fut charmée d’apprendre qu’Amaldée & Camille n’étoient que le frere & la ſœur, & rempliſſant ſon ame des doux mouvemens qui tinrent la place des cruels ſoupçons qui l’avoient agitée, ſa tendreſſe en augmenta conſiderablement. Si elle trouvoit en luy le fils de l’ennemy de Menfroy, un Prince pour qui on la forçoit à ce déguiſement ſi ſingulier, enfin qui ne devoit jamais porter la Couronne de Sicile, elle trouvoit en recompenſe un Prince plein de charmes, un Prince qui pouvoit s’engager en ſa faveur ; elle ne trouvoit plus de Rivale, & cet obſtacle levé la dedommageoit aſſez de tout ce qui luy pouvoit étre contraire. Ainſi étant en repos du coſté de l’Amant ; elle ne s’inquieta pas encore du ſoin de s’en faire un mary. On renvoya le corps d’Ardalin à Barcelonne avec toute la magnificence digne de luy & de Menfroy : un Poëte fit ſon Épitaphe, que voicy.

Sous ce tombeau giſt la fidelité.
Avec le tendre Amant qui nous vient d’étre oſté ;
On verra deſormais bien peu d’Amans le ſuivre :
Mais à mon ſens le Ciel eut trop de cruauté,
Qui put mourir d’amour meritoit bien de vivre.

Rien ne pouvoit remettre Camille, & bien que les remedes euſſent chaſſé ſa fiévre, ſon chagrin luy tenoit lieu de tous les maux. Leon ayant été témoin de tout ce qui c’étoit paſſé entre Camille & Federic, ne pouvoit ſe raſſurer par tout ce que luy diſoit ce Prince, il ne comprenoit rien au ſecret important dont on luy faiſoit attendre la fin. D’ailleurs ſa Princeſſe étoit touchée pour un autre, c’eſtoit aſſez pour ne luy laiſſer aucun repos. Amaldée qui n’avoit rien qui luy occupaſt le cœur, repaſſoit ſans ceſſe dans ſa memoire les évenemens dont on eſtoit à peine ſorty. Tout ſon eſprit eſtoit remply de l’ombre d’Ardalin, & il vivoit dans une grande mélancolie. Comme il ſe promenoit ſouvent ſeul, la Princeſſe de Sicile en faiſoit de méme par un autre motif, ils ſe rencontrerent & ne ſe joignirent point. La paſſion de la Princeſſe la rendant timide, luy faiſoit éviter celuy que ſon cœur cherchoit avec trop d’empreſſement, & luy n’y prenoit point garde, ou ne s’empreſſoit guere à luy en demander la raiſon. Cependant un jour que Federic paſſant à coſté de luy, feignoit de ne le point voir ; Que les Amans ſont farouches, luy dit Amaldée, en riant, & quel bonheur pour moy d’avoir le cœur d’une trempe plus dure que le voſtre, aprés ce que je connois de l’amour, je ne voudrois pour rien en faire l’experience, je veux negliger autant qu’il me ſera poſſible des beautez qui exitent un attachement ſi entier, & puiſqu’il faut ſacrifier toutes ſes penſées à ce qu’on aime, je ſuis reſolu de n’aimer jamais rien. La Princeſſe qu’un tel diſcours affligeoit étrangement, luy répondit cependant d’un ton aſſez fier. Hé bien ! gardez cette indifference ſi pleine d’appas pour vous. Elle n’eut pas la force de luy parler d’avantage, & ſe retira bruſquement ; luy qui vit partir Federic de cette maniere, en fut aſſez mal content, & ne croyant pas l’avoir offenſé, il fit reflexion ſur tout ſon procedé reſervé & peu ſincere, & trouva dans ſa façon de vivre avec luy je ne ſçay quoy de particulier, qu’il ne put prendre que pour l’effet de quelque antipatie naturelle, il admira comment on pouvoit aimer la ſœur dont on haïſſoit tant le frere, & ſe reſolut cependant de le ſervir & dans ſa haine & dans ſon amour. Il écrivit au Roy ſon pere, & tâchant de le flechir par les bons offices qu’on leur avoit rendus, il luy propoſa le mariage de Camille & de Federic, diſant qu’il ſembloit que déja le Ciel euſt aſſemblé leurs cœurs pour unir deſormais leurs maiſons, & ajoûtant que Menfroy n’y ſeroit point contraire, que l’amitié qu’il avoit pour ſon fils luy feroit paſſer par deſſus toutes ſortes d’intereſts, que ce Roy avoit l’ame belle, & que pourveu qu’il vouluſt faire la moindre démarche pour leur accommodement, la paix ſeroit bien-toſt concluë. Cette lettre n’eut pas tout le ſuccés qu’elle devoit avoir, comme on le verra dans la ſuitte. Cependant Amaldée qui ne pouvoit haïr Federic, le fuyoit de crainte que ſa preſence ne le chagrinaſt. Quelques jours aprés la converſation qui les avoit ſeparez, ils ſe rencontrerent en pareille conjoncture, elle fut delicate, Amaldée recula & Federic ſoûpira de ce qu’Amaldée avoit reculé le premier ; un ſoûpir ne veut point dire je vous hay : cependant ce ſoûpir le fit penſer au Prince de Majorque, mais Federic à ſon tour, ne comprit point la cauſe qui le faiſoit éloigner de luy ; ils furent trompez tous deux par des raiſons bien contraires. Si l’indifference d’Amaldée luy faiſoit prendre pour de la haine ce qui n’eſtoit rien moins, la tendreſſe de la Princeſſe de Sicile, qui croyoit facilement ce qu’elle apprehendoit, luy fit prendre auſſi pour des mépris ce qui n’en eſtoit pas non plus, bien qu’elle ne parût point ſous la figure d’Amante, elle ne l’eſtoit pas moins pour cela, & ſi des mépris ne devoient pas offenſer directement ſa paſſion, elle ne laiſſoit pas d’eſtre bleſſée par des effets que l’intention ne juſtifioit pas aſſez auprés d’elle. Helas ! diſoit cette Princeſſe, que ne ſe ſent-il forcé de m’aimer ? quoy que ſa raiſon luy oppoſe ; je ſens bien l’aimer ſans le conſentement de la mienne ; mais il en eſt encore bien loin, que n’a-t’il les jeux plus penetrans, & que ne ſçait-il deméler le cœur d’une Amante ſous la figure d’un Amant ? la langueur de mes jeux devroit, ce me ſemble, luy avoir développé ce myſtere, mais les ſiens ne l’ont pas voulu voir, ou l’ont mepriſée en la voyant. La figure de Federic eſt-elle ſi mépriſable, qu’elle n’ait pû ſe faire encore un amy d’Amaldée, puiſque la Princeſſe de Sicile n’oſe pas s’en faire un Amant ? & faut-il que n’oſant rien eſperer pour elle-même, elle ſoit reduite à ſouhaitter quelques égards pour Federic, que l’on évite avec tant de ſoin ? comme l’amour fait faire des vers, & que la Poëſie entretient & charme les penſées amoureuſes, elle en fit pour ſe ſoulager en les écrivant. C’eſtoit une Elegie, qui cauſa encore bien des deſordres. La Princeſſe de Majorque commençoit à ſortir de ſa chambre, & Federic qui par la conformité de leur deſtin, & par la reſſemblance qu’elle avoit avec Amaldée avoit beaucoup de complaiſance pour elle, l’accompagnoit ce jour là ; aprés une converſation aſſez touchante ; Camille qui voyoit ce Prince avoir des manieres aſſez tendres, commença à ſe conſoler auprés de luy de la perte d’Ardalin, ſi bien qu’après avoir rêvé quelques momens, elle luy demanda ſes tablettes pour y écrire ce quatrain, qu’elle venoit de faire.

Mon cœur vient de cauſer une diſgrace extréme,
Et ne balance point à ſe laiſſer charmer,
Qu’on oublie aiſément aupres de ce qu’on aime,
Celuy que l’on ne ſçeut aimer.

C’eſtoit un peu inſulter à la memoire d’Ardalin, mais les ſentimens les moins raiſonnables ſont d’un plus grand merite en amour, Federic y répondit ſur le champ par ces quatre vers dont l’équivoque ne manqua pas d’eſtre pris par Camille, comme il l’avoit bien preveu.

Vous ſoupirez, helas ! mais ma peine eſt extréme,
Mon cœur veut plus pour ſe charmer,
En vous je vois les yeux les traits de ce que j’aime,
Mais eſt ce aſſez pour qui ſçait bien aimer ?

La Princeſſe ſourit à cette reponſe, & en parut tres-contente, mais Federic tirant ſes tablettes de ſa poche, entraîna un papier qui tomba & qui fut auſſi-tôt relevé doucement par la curieuſe Camille ; elle fut encore avec luy quelques momens qui ne ſemblerent que trop longs à ſon impatience, de ſorte qu’elle le quitta adroittement pour aller lire dans ſa chambre le papier qu’elle avoit ramaſſé. Jugez de ce qu’elle penſa en voyant cette Elegie.

ÉLÉGIE

Quoy ! donc mon laſche cœur ne peut plus ſe deffendre,
Il reſſent malgré moy je ne ſçay quoy de tendre,
Luy qui vit en ſecret plus d’un cœur agité,
Et ſeul s’applaudiſſoit de ſa tranquillité ;
Si ſuperbe autrefois, maintenant il s’étonne,
Au trouble qu’il donnoit luy-même il s’abandonne ;
Et par de fiers apas reduit & deſarmé,
Malgré mille froideurs il ſe trouve enflamé.
Où ſont tous ces deſſeins qu’en mon indifference,
Ie formois de braver l’amour & ſa puißance ?
Ie me flatois qu’exempt de la commune loy
Ce cœur bien deffendu ſeroit toûjours à moy,
Ou qu’un aimable objet rendant mon ame épriſe
L’abſence de mes ſens vengeroit la ſurpriſe :
Ie penſois fuir les jeux qui m’auroient ſçeu bleßer,
Ou prendre un peu d’amour ſans trop m’interreſſer.

Oüy, menageant ma gloire autant qu’il eſt poſſible,
I’eſperois me punir d’avoir eſté ſenſible.
Projets d’une ame libre ! & qu’on quitte aiſement,
Auſſi-tôt que l’amour a trouvé ſon moment.
Peut-on fuir qui nous charme ? eſpoir vain & frivole,
Peut-on fuir un objet vers qui le cœur s’envole,
Et tous nos ſens trahis de concert avec nous
Sont-il pas entrainez par un charme ſi doux ?
Fierté refuſe moy ton ſecours inutile,
Sans tes efforts mon ame eſt aſſez peu tranquille.
Tirannique raiſon ne viens pas déchirer
Un cœur que des mépris font aſſez ſoupirer,
Et qui ſoumis aux loix d’une dure contrainte,
Ferme me jeux aux pleurs & ma bouche à la plainte.
Pour quoy t’écartois-tu dans mes preßans beſoins ?
Pourquoy pour un moment ſuſpendois-tu tes ſoins ?
C’eſt cet inſtant fatal où l’amour prit ta place,

N’attens pas deſormais que ta rigueur l’en chaſſe.
En vain tu luy veux rendre & le calme & la paix,
Puis que tu l’as quitté quitte-la pour jamais ;
Ie te quitte à mon tour tu n’es plus la maîtreſſe,
I’écoute les conſeils de ma ſeule tendreſſe,
Ie ſuis le doux penchant dont je me ſens charmer,
Plaiſe au Ciel en aimant que je faſſe aimer !
Mais helas ! il faudroit declarer mon martyre,
Ie ne crains plus d’aimer & je crains de le dire,
Ie ſoupire & je tremble à faire un tel adveu,
Ma langue eſt trop timide, & mon cœur l’eſt trop peu.
Viens m’enhardir, amour, qui m’as rendu ſi tendre,
Pour moy prés d’A… oſes tout entreprendre,
Et que ſon cœur exempt de trouble & de ſoucy,
En aprenant le mien en puiſſe prendre auſſi.

Le dépit s’empara de ſon ame à cette lecture, & regardant ce Federic qui venoit de luy dire mille choſes tendres, comme le plus traitre de tous les hommes ; ſa jalouſie produiſit en cét inſtant un effet tout contraire à ce que la premiere avoit fait ; elle luy redonna toutes ces forces par l’ardeur de ſe vanger. Cependant elle eſtoit aſſez embarraſſeé : l’idée d’une beauté qui luy enlevoit le cœur de Federic, & qu’elle eſtoit ſi peu ſeure de trouver, la geſnoit terriblement ; en penſant haïr Federic, elle ne s’apperçevoit pas qu’elle haïſſoit toutes les Dames de la Cour, de peur de ne pas haïr celle qui cauſoit ſon inquietude. Il n’y en avoit point qui ne luy donnaſt une peine ſecrete, elle vouloit, & craignoit en même temps de trouver ce qu’elle cherchoit, & montrant l’élegie à toutes les Dames, avoüez, leur diſoit-elle d’un ton railleur, avoüez qu’on eſt bien-heureuſe d’inſpirer des ſentimens ſi delicats à un Prince auſſi ſincere que Federic ; puis voulant lire dans leurs yeux ce qu’ils avoient dans l’ame, elles les examinoit avec une attention la plus inquiette du monde. Pluſieurs lurent l’élegie ſans s’y connoiſtre ; on avoit eu ſi peu de froideurs pour Federic, que perſonne ne ſe pouvoit faire l’aplication des plaintes qu’elle contenoit. Camille commencoit à reſpirer, & ſe remettoit peu à peu de l’apprehenſion qu’elle avoit euë, quand l’Amirale prenant l’élegie avec aſſez de dédain, commenca de ſe radouçir, puis une rougeur qui luy monta ſur le viſage faiſant comprendre à Camille que ſa jalouſie ſe devoit fixer ſur elle, Madame, luy dit-elle, d’un ton fort aigre, voſtre fierté rebutante pour tout autre Amant vous donne un Prince fatigué de ſoûpirs, mais prenez y garde, ſi je ne me trompe, vous ſoûtiendrez peu ce caractere, j’ay remarqué dans vos premiers mouvemens quelque choſe d’aſſez peu fier, & ſi la ſuite répond à ce commencement, je crains bien que cette ſeverité que vous avez euë pendant l’indifference de Federic, ne finiſſe avec elle. Cependant ſuivez mon conſeil, continuez-là, ſi vous voulez faire durer une paſſion qu’elle a fait naître. Je vous en crois, luy dit l’Amirale en ſe levant pour s’en aller. La Princeſſe fut picquée au vif de cette réponſe & de ce départ ſi bruſque. Chacun ſe retira là deſſus, raiſonnant à ſa maniere ſur le bizarre choix de Federic. Yolande en fut bien-toſt informée par le moyen de ſon amie, & par l’ordre qu’elle eut de revenir à la Cour, ſa belle mere ayant fait reflexion ſur l’Elegie, trouva que tout luy convenoit admirablement. Le peu d’égard qu’elle avoit eu pour un Prince Amant, ne pouvoient paſſer chez luy que pour des mépris ; tant de menagement de ſa part ne pouvoit eſtre que pour une femme qui l’avoit trop outragé pour l’aimer ſans honte, & ce qui la confirma, fut le nom d’Amaldée que la Princeſſe n’avoit oſé écrire qu’imparfaitement, qui ayant beaucoup de rapport au ſien, [2] la perſuada ſans retour. Toute autre qu’une intereſſée n’auroit jamais demeſlé ce caractere tremblant & ambigu, mais de quoy ne vient-on pas à bout, quand l’amour s’en meſle ; ſi bien qu’aſſurée de ce cœur qu’Yolande avoit cru vainement poſſeder, elle fut bien aiſe de l’avoir pour témoin de ſon bon-heur. C’eſt une grande joye pour une Amante, que le chagrin d’une rivale, & l’on triomphe avec plaiſir de celle dont on avoit apprehendé quelque choſe. Quel contre-temps pour Yolande, de revenir à la Cour pour l’infidelité du Prince, quand ſa trop grande fidelité l’en avoit chaſſée, mais il fallut obeir & s’éclairçir d’un ſoupçon qui ne pouvoit qu’à peine entrer dans ſon ame. Sa belle mere luy paroiſſoit peu propre à la chaſſer d’un cœur dont Camille ne l’avoit ſçeu banir ; car ſon Amie avoit entendu dire à quelqu’un, que Federic avoit aſſuré que Camille n’eſtoit point ſa belle paſſion, & qu’il en avoit une qui ne finiroit qu’avec ſa vie. Yolande avoit quelque raiſon de croire la conſtance du Prince la deſſus, trompée par le rapport que ces paroles avoient avec la bonne opinion qu’elle avoit d’elle-même touchant Federic. Enfin revenuë auprés de la belle mere, elle la trouva deſarmée de cét air farouche & ſauvage qu’on quitte bien-toſt quand on a un Amant qui plaiſt, elle prenoit l’air galant, & ſe faiſant un ſecret reproche d’avoir perdu par ſon peu de lumieres ſur l’amour des momens qu’elle auroit paſſez plus agreablement, en connoiſſant la tendreſſe de Federic, elle voulut les rappeller, elle ſongea aux moyens d’enhardir celuy qu’elle croyoit avoir intimidé par ſon trop de hauteur, & trouva bon de faire la moitié du chemin. Sçachant qu’il ſe promenoit ſouvent ſeul, elle fit deſſein de ſe rencontrer ſur ſon paſſage, & l’executa des le meſme jour. Federic s’eſtoit écarté de la foule, & s’appuyant ſur une de ſes mains, laiſſoit quelques larmes le long de ſes joües, qu’il parut à l’amoureuſe Sicilienne digne de ſa pitié ! Elle s’approcha doucement de luy, & luy dit en rougiſſant. Helas ! Prince, ne ſçauroit-on mettre fin à des ſouffrances qui affligent toute la Cour, la j’oye n’oſe plus y paroiſtre depuis que vous l’avez banie de chez-vous ; toutes nos Dames ſont penetrées de la langueur qui accable leur Prince. Cette langueur, luy répondit-il aſſez non-chalamment, n’a point dû gagner toutes celles que vous me reprochez, puis que la ſeule perſonne qui en devroit étre atteinte… Achevez, Prince, luy-dit-elle, voyant qu’il s’eſtoit arreſté, je comprens bien qu’une belle trop ſevere vous fait craindre un méchant ſuccez dans une paſſion qui veut toûjours reuſſir ; mais que ne parlez-vous, il n’eſt point de beauté quelque fiere qu’elle ſoit, qui ne veuille bien partager ce que vous ne reſſentez que pour elle. Federic ne luy repartit rien, & aprés eſtre retournée à la charge pluſieurs fois, voyant qu’elle n’avançoit point, Federic l’irritant par ſa trop grande retenuë, elle le quita.

Fin de la premiere Partie.
FEDERIC
DE
SICILE.
TOME SECOND.

Suivant la Copie

À PARIS

Chez Jean Ribou, au Palais, dans la Salle Royale, à l’Image S. Loüis.

M. DC. LXXX.

FEDERIC
DE
SICILE.

TOME II.


Cependant la tréve étoit ſur le point de finir, Berranger avoit fort mal reçeu les propoſitions d’Amaldée, & les éloges qu’il avoit faits de Menfroy. Il luy commandoit de revenir promptement auprés de luy, pour apprendre ſi le Prince de Majorque devoit parler comme le fils du Roy de Sicile. Ce Prince prévoyant bien la maniere dont il ſeroit traité du Roy ſon pere, ne voulut pourtant point luy deſobeïr, & ſuplia Menfroy de luy donner la liberté de ſortir de ſes Etats, qui luy fut accordée avec la même facilité qu’on luy en avoit laiſſé l’entrée. Ils s’embraſſerent tendrement charmez de la vertu l’un de l’autre. De Amaldée paſſa dans l’appartement de Federic, iſ falloit prendre congé de luy ; bien qu’il luy euſt fait demander ſi ſa viſite ne l’importuneroit point, & qu’il fut preparé à la recevoir, il ne laiſſa pas d’eſtre interdit de ſa venuë ; Souffrez, luy dit Amaldée, que je vous vienne rendre graces de toutes vos honneſtetez que j’ay bien diſtinguées malgré ce qu’un ſentiment de haine vous peut inſpirer contre un Prince que ſon malheur fit naiſtre vôtre ennemy. Ce fut là que le trouble de la Princeſſe fut extréme ; elle voulut étouffer quelques ſoûpirs, mais cela luy fut impoſſible, & ſon embarras en augmenta de la moitié. Amaldée qui ne ſçavoit qu’en penſer, luy demanda la cauſe de ſon chagrin ; ce fut le comble de ſa honte, & quoy que l’habit qu’elle portoit la miſt à couvert des ſoupçons qu’on pouvoit avoir de la verité, c’eſtoit aſſez que d’eſtre coupable en elle-méme pour croire le paroiſtre aux autres. Car bien qu’elle ſongeaſt quelquefois à ſe declarer, ce deſſein ne luy duroit guere, & ſa fierté l’en empeſchoit aſſez. Laiſſez-moy, Prince, luy dit-elle triſtement, & s’il ſe peut ne croyéz point à ce que vous voyez. Il n’y comprit rien aſſurement, & s’en alla raconter à ſa ſœur tout ce qui s’eſtoit paſſé entr’eux. Elle crût le comprendre mieux que luy, & penſa que ce pouvoit bien étre le remors d’avoir trahy la ſœur, dont il voyoit le frere en uſer ſi bien, & qu’un retour le ſuivroit ſans doute. C’eſtoit aſſez pour renverſer tout ce qui avoit êté projetté contre luy, & là deſſus elle luy écrivit un billet, qui pouvoit faire plus que de le raſſurer. La Princeſſe de Sicile le reçeut, aprés avoir reſſenty de terribles combats, s’eſtant accuſée de foibleſſe de n’avoir ſçeu deſabuſer le Prince des froideurs qu’elle n’eſtoit guere capable d’avoir pour luy, car c’eſtoit ce qu’elle apprehendoit le plus qu’il cruſt. Il eſt impoſſible quand on aime de laiſſer penſer qu’on haït. Elle avoit bien jugé aprés ſon premier mouvement, qu’il ne connoiſtroit rien au reſte, & ſe reſolut en tout cas de luy oſter l’impreſſion de ce qui pouvoit le prevenir contre elle, & nuire à ce qu’il ſçauroit peuteſtre un jour de l’état de ſon ame, demeurant ferme dans ce deſſein, elle goûta un peu de repos, & leut le billet qu’on luy apporta de la part de Camille, il eſtoit conçeu en ces termes.

AU
PRINCE
DE
SICILE.

Il eſt bien difficile de garder ſon reſſentiment quand on a perdu ſon cœur, & puis qu’il vous a cedé, peut-il avoir des mouvemens qui vous ſoient contraires ? Il m’est cependant bien honteux de n’avoir ſçeu reſiſter à voſtre fauße tendreſſe, & de reſiſter à vos vrais mépris. Ie devois au moins leur donner le même deſtin ; mais helas ! l’ay-je pû ? Il m’est beaucoup plus aiſé d’estre inſenſible à voſtre ingratitude, qu’à tout ce qui me parle pour vous malgré elle, aimez-moy, ne m’aimez pas, vous eſtes en eſtat de le faire, ſans me faire changer de ſentimens, en abuſerez-vous ? & laiſſerez-vous aimer ſeule une Princeſſe qu’il vous ſeroit aſſez deux d’aimer reciproquement ? Ie veux m’en expliquer avec vous, je vous prie de vous trouver dans la grande allée du Rondeau.

Camille n’avoit pas crû que ſa lettre dût étre ſi tendre, mais dés qu’on écrit à ſon Amant, c’eſt l’amour qui conduit la plume, & l’on ne ſçauroit s’oppoſer à la rapidité avec laquelle il peint ce qu’il ſçait mettre dans le cœur. Federic faiſoit quelques reflexions ſur ce billet, quand on luy en apporta un autre, & celuy qui le donna diſparut en même temps, ſans en attendre la réponſe, ce billet étoit de l’Amirale, & il y trouva ces paroles.

AU
PRINCE
FEDERIC.

Pourquoy vous obſtinez-vous à cacher ce que les autres Amans s’empreſſent à faire paroiſtre, que pretendez-vous faire ? ne m’aimez point, ou dites-moy que vous m’aimez. La tendreſſe languit toûjours ſi elle eſt retenüe par une crainte triſte & froide, que vous prenez peut-étre pour du reſpect : ne vous y trompez pas, le respect eſt moins farouche, il parle, puis il ſe retient, mais toûjours il a parlé, il commence ce qui s’acheve de ſoy-même, & quel plaiſir pour celuy qui aime, de le faire penſer, & pour celle qui eſt aimée de le penſer auſſi, & de deviner le reſte de ce qu’on ne luy a dit qu’à demy : ſi vous n’aimez que moy, vous croirez bien que ce n’eſt que moy qui vous écris. Cependant pour plus grande ſeureté, trouvez-vous dans la grande allée du Rondeau, vous m’y pourrez parler, & là je pourray vous entendre.

Ce billet dont il ne ſçavoit reconnoiſtre le caractere, auroit réjoüy Federic daus un autre temps, ſi la tendreſſe qui l’occupoit ne luy euſt donné des mouvemens fort oppoſez à la joye. Il admiroit la bizarrerie de l’amour dans ces deux billets, quand on luy en apporta un troiſiéme. Il l’ouvrit avec aſſez de precipitation & y lût.

AU
PRINCE
DE
SICILE.

On veut m’allarmer en vain du coſté de voſtre conſtance, le cœur me dit que vous eſtes fidelle, cela ſuffit pour me le perſuader. Ie juge du voſtre par le mien, nos cœurs qui s’engagerent enſemble, ne doivent ſe dégager qu’en même temps. Le mien vous eſt fidelle, Prince, & ne peut-eſtre à d’autres qu’à vous, c’eſt aſſez pour me répondre que le voſtre eſt tout à moy, auſſi n’eſt-ce point pour m’éclairçir d’aucun ſoupçon que je vous prie de vous trouver au bout de la grande allée du Rondeau, je ne veux que vous aſſeurer que je n’en ay jamais eu. Ce n’eſt donc que pour méler nos ſoupirs, helas ! nous avons trop long-temps ſoupiré à part pour ne pas ſoupirer un moment ensemble.

Federic ſe douta bien que ce billet étoit d’Yolande, il crut que le deſtin le conduiſoit au denoüement de tant d’avantures, il penſa que ces trois Amantes ſe trouvant au même rendez-vous, le delivreroient par une apparence de trahiſon de toutes les veritables importunitez qu’il en avoit reçeuës ; ſi bien que deſcendant dans l’allée, il n’eut pas preſque le loiſir de s’y promener un moment, qu’il les vit arriver toutes trois. Il luy parut étrange de les voir enſemble, mais voicy comme la choſe s’eſtoit paſſée. Yolande s’eſtant miſe à une feneſtre qui regardoît ſur un chemin qu’il falloit prendre pour entrer dans l’allée, attendoit là que Federic y fut arrivé, l’ayant veu paſſer, & immediatement aprés luy quelqu’un qui marchant à pas tremblans prenoit le même chemin, elle voulut prevenir celle qui pourroit occuper auprés de Federic la place qu’elle avoit trop menagée, pour la laiſſer à d’autres, elle y courut avec un empreſſement qui ſe fit remarquer à ſa belle mere, qui prenoit trop d’intereſt à ſa conduite pour ne la pas ſuivre. Où allez vous, luy dit-elle, aprés l’avoir jointe ? je vois une certaine émotion ſur vôtre viſage qui me feroit ſoupçonner, que quelqu’intereſt de cœur conduit icy vos pas, ſi je ne ſçavois bien qu’aprés l’infidélité du Prince encore ſi recente, vous ne ſeriez pas capable d’un nouvel attachement. Et moy, Madame, luy répondit-elle avec un ſouris malicieux, je croirois que vous me ſoupçonneriez par un mouvement aſſez intereſſé, ſi je ne voyois la Princeſſe de qui vous avez plus à craindre que de moy. À ce mot toute replique ceſſa, elles marcherent inſenſiblement ſur les traces de Camille, qu’elles atteignirent avant qu’elle fût entrée dans l’allée, ſi-bien qu’animées toutes trois du méme eſprit de jalouſie, elles retournerent dans une autre, & ne ſe quitterent point qu’elles n’euſſent veu le Prince, qui laſſé de les attendre s’en eſtoit allé, & les ayant veu prendre une autre route, avoit crû ſes intrigues finies ſans s’en eſtre mêlé. Il crut que leur fierté les avoit empeſché d’éclater devant des rivalles, ou que la ſeverité d’Amédée, dont il n’avoit pas remarqué la paſſion, les avoit retenuës ; enfin ne ſçachant à qui devoir ſon bonheur, il ſe reſolut d’en profiter, & de ne les plus trouver ſeules, d’éviter méme la rencontre de toutes les femmes, afin de ne parler pas à celle qui ſe vouloit faire entendre. Cependant il ſe trompoit dans toutes ſes conjectures, comme ces trois Amantes l’avoient été, en croyant tromper les autres. Comme chacune d’elles avoit paru ne point remarquer le Prince, elles crurent toutes en particulier, que le rendez-vous n’étoit que pour elles, & s’applaudiſſant toutes de la fidelité de Federic, & de leur adreſſe à cacher ce qu’elles en penſoient, elles firent une converſation aſſez galante, & ſe retirerent fort civilement. Camille fut la plus réveuſe, auſſi avoit-elle ſujet de l’étre, & cette occaſion perduë ne ſe pouvoit preſque plus recouvrer. Son frere partoit le lendemain, il falloit partir avec luy ou s’expoſer, ou à la colere de ſon pere, ou aux mépris de ſon Amant, qui luy eſtoit moins facile de ſupporter. L’amour y pourveut encore, la Princeſſe de Sicile, comme nous avons dit, voulant reparer toutes les bruſqueries qu’elle avoit faites à celuy qu’elle aimoit ſi tendrement, alla prendre congé de luy mais elle jugea bien par le trouble qu’elle ſentit en le voyant, que malaiſément elle pourroit executer les deſſeins qu’elle avoit faits en ne le voyant pas. Les premieres civilitez étant faites, dont elle s’acquitta aſſez bien, il falloit venir à quelque choſe de plus intereſſant, dont peut-eſtre ſe ſeroit-elle fort mal acquittée : elle trembloit déja, la crainte d’en dire trop, ou trop-peu, la retint aſſez long-temps dans un ſilence, qui ne finit que par l’arrivée de Camille, elle s’en réjouit & s’en fâcha, elle voyait retarder ce qu’elle auroit voulu avoir dit, & ce qu’elle apprehendoit tant de dire. Camille avoit les mémes ſentimens, & peut-eſtre n’euſſent elles point parlé, ſi Amaldée n’euſt ouvert la converſation ; Prince, dit-il à Federic, vous voyez une Princeſſe allarmée du traitement qu’elle reçevra d’un pere irrité. Ah ! dit Camille, en l’interrompant, j’ay trop merité ſa colere pour n’en pas ſubir les effets avec reſignation. Le Roy eſt bien mal-heureux, Madame, luy dit Federic, pour ſe voir refuſé méme dans l’azyle qu’il veut vous donner. Je ſçay la reconnoiſſance que je dois au Roy, luy dit-elle, mais le Prince ſon fils ſouffriroit trop à voir inceſſamment l’objet de ſa haine, ah ! Madame, interrompit Federic, quel monſtre ſeroit le Prince de Sicile ! ah luy dit Camille, en l’interrompant à ſon tour, c’étoit aſſez me haïr que de feindre de m’aimer, pour me priver d’une douceur, dont la moindre idée ſuffiſoit pour me ſurprendre, voyez luy dit-elle, en luy montrant l’élegie, quelle delicateſſe pour un Prince dont les feux ſont allumez par des froideurs, & que l’amour renverſe bien l’ordre de toutes nos inclinations. C’eſt ce méme Prince qui ſe voit tendre & ſoumis à ce point. Quelle fut la confuſion de Federic ! ſa paſſion eſtoit depeinte ſi naturellement dans ces vers, le caractere en étoit ſi tendre qu’Amaldée commença d’en eſtre touché ; il fut quelque temps ſans avoir la force de ſe juſtifier d’une choſe trop veritable, enfin il ſe ſauva encore ſur l’équivoque, Madame, dit-il en s’adreſſant à Camille, je vous jure encore une fois que tout ce que j’aime eſt icy. N’en dites pas d’avantage, interrompit Camille, ne doutant point que ce ne fuſt d’elle dont il parloit, que ces obſcuritez me ſont douces ! aprés avoir crû voir mon malheur ſi clairement, laiſſez moy mon erreur ſi vous ne pouvez m’én tirer qu’aux dépens de cette tendreſſe qui m’eſt ſi chere. Aprés cela elle accorda bien-toſt à demeurer en Sicile, craignant avec juſte raiſon la colere de Berranger, qui avoit appris avec indignation le penchant qu’elle avoit pour le Prince de Sicile ; mais ce n’eſtoit pas aſſez, Federic n’avoit encore rien dit pour luy ; en le ſalüant il regarda Amaldée aſſez tendrement, & vous Prince, luy dit-il, croirez-vous encore que je vous hay ? je ne ſçay, luy dit Amaldée aſſez tendrement auſſi, tout ce que je vous puis dire, c’eſt que mon regret eſt extréme de vous quitter dans le temps que vous voulez bien m’en deſabuſer, ils ne s’en dirent point d’avantage, leurs larmes couloient reciproquement, & ſans doute le Prince de Majorque ſentoit ce je ne ſçay quoy, que Federic avoit trouvé étrange qu’il n’euſt pas encore reſſenty. Le lendemain il fallut ſaluer le Roy publiquement, toute la Cour eſtoit aſſemblée, & Menfroy marqua bien toute l’eſtime qu’il faiſoit du Prince de Majorque par toutes les carreſſes qu’il luy fit, & l’embraſſa encore une fois ; & Amaldée s’avançoit pour embraſſer Federic quand il recula de quelques pas ; le Roy qui prit garde à cette action, & qui ne connoiſſoit pas le cœur de ſa fille, luy fit ſigne de ne ſe point découvrir & d’embraſſer le Prince. Alors une grande rougeur luy couvrit le viſage, & le Prince qu’un ſentiment reſpectueux retenoit déja, n’avança qu’en tremblant, & ſi l’on avoit pris garde à cét embarras, ſans doute on en auroit êté ſurpris. Amaldée donc retourna dans les états du Roy ſon pere, avec toute la violence d’un homme qui ſe ſent entraîné d’ailleurs ſans connoiſtre trop ce qui l’entraîne. Il vit le Roy qui le reçeut en fils deſobeïſſant comme il l’avoit bien preveu, & qui s’emporta contre Camille, l’accuſant de trahiſon, il jura de la venir arracher luy-méme des bras du triomphant Federic, helas ! il meritoit peu ce titre, & cedoit au chagrin que luy donnoit l’abſence d’Amaldée. Ce dernier coup luy parut inſupportable ; il tomba malade d’une fiévre lente, qui le mit à couvert des pourſuites d’Yolande & de l’Amirale qui ne pouvoient s’accorder enſemble. Ces deux rivales qui ſe voyoient preſque toûjours, s’étudioient ſans ceſſe, & s’envioient & la joye & le chagrin. Enfin ne ſe pouvant plus ſouffrir, elles ſe ſeparerent. Yolande alla pour ſon repos & pour celuy de ſa belle mere, demeurer chez une de ſes parentes d’où elle envoyoit tous les jours demander des nouvelles de la ſanté du Prince, que la ſeule Camille avoit le Privilege de viſiter. Elle y venoit avec le Roy, qui ſçachant bien qui ſa tendreſſe degenereroit toſt ou tard en amitié, la vouloit déja faire naiſtre entre elles. La Princeſſe ſa fille y contribuoit de ſa part, & voulant chaſſer l’amour de chez elle, n’uſoit déja plus des termes qui luy ſont propres, & ne diſoit rien qui l’en puſt faire reſouvenir. Les mots d’amitié eſtoient ſeuls dans leurs bouche, & Camille qui ne ſe ſoucioit pas que l’amour luy paruſt ſous un nom emprunté, pourveu qu’il fuſt toûjours le méme dans l’ame de Federic, le ſouffroit doucement. La Princeſſe de Sicile guerit enſin de ſa fiévre, mais elle eſtoit toûjours languiſſante ; elle avoit remarqué une triſteſſe ſi touchante ſur le viſage d’Amaldée en le quittant, que cela redoubloit la ſienne. Si ce tendre chagrin luy avoit donné de la joye, elle ne luy dura gueres, & cet inſtant de bonheur qui paſſa ſi vîte ne ſervit qu’à rendre cette Princeſſe plus mal-heureuſe.

Cependant la tréve ſinit, Berranger avoit de longue main équipé une armée navale, & ſon fils eſtoit à peine revenu, que pour le punir des obſtacles qu’il avoit apportez à ſon deſſein, il luy ordonna d’en prendre la conduite. C’étoit une cruelle choſe pour luy que de porter les armes contre un Roy dont les bien-faits l’avoient remply d’admiration, & contre un Prince qui l’avoit inſenſiblement deſarmé d’une certaine fierté naturelle qui eſtoit ſon ſeul défaut. Sa paſſion naiſſante, qu’il n’appelloit pas de ce nom, affoibliſſoit extrémement en luy celle que ſon pere luy avoit voulu donner pour cette guerre. De plus, il la trouvoit ſi injuſte, qu’il ſe porta à cent extremitez avant que d’y venir, neanmoins il y vint ; il eut beau s’oppoſer aux deſſeins du Roy ſon pere, il n’en ſçeut obtenir d’autre châtiment, que celuy d’aller ravager un païs qui luy étoit ſi cher : auſſi l’avoit-on choiſi comme le plus rude, on l’y mena comme au trépas. Il ne ſçeut s’empécher de dire au Roy qui luy recommandoit de faire ſon devoir, ſi je le ſais, craignez pour le ſuccez de voſtre entrepriſe. Le Ciel ne ſçauroit eſtre du party de l’ingratitude, & je ne ſeray que ce qu’il m’inſpirera. Le Roy que ces paroles firent craindre qu’il ne favoriſat les intereſts de Menfroy, donna charge ſecrettement à un des ſiens de veiller ſur ſa conduite, & de luy rendre compte de toutes ſes actions, & luy dit que ſa fortune luy répondroit de la deſobeïſſance de ſon fils. Voila donc Amaldée party pour retourner en Sicile. Il ſouhaittoit qu’un heureux naufrage le diſpenſaſt d’un voyage ſi funeſte à ſon repos & à ſa gloire. Il n’avoit que le nom de Maiſtre, & ce n’eſtoit que ce nom qui le faiſoit paroiſtre coupable aux jeux des Siciliens. Menfroy ſe douta bien de la violence qu’on luy faiſoit, mais Federic étoit plus difficile à perſuader là deſſus, il trouvoit quelque choſe de ſi dur à le voir les armes à la main pour l’attaquer, ou ſeulement pour ſe deffendre contre luy, qu’il n’y avoit point de raiſon qui le pût juſtifier ; d’ailleurs le dépit qu’il avoit de voir qu’apparamment, il ne s’eſtoit pas ſouvenu de luy pendant qu’il luy donnoit toutes ſes penſées, aidoit fort à luy faire trouver des ſujets de plaintes dans tout ce qu’il euſt pû faire. Auſſi ce Prince ne paroiſſoit pas innocent quoy qu’il le fût en effet. Perſonne n’avoit reçeu de ſes nouvelles depuis qu’il eſtoit party de Sicile par l’ordre que Berranger y avoit apporté. Camille en eſtoit ſurpriſe, & ne ſçavoit qu’en penſer : ſouvent Federic luy avoit témoigné toute l’aigreur que ce procedé luv donnoit, mais avec des termes ſi paſſionnez, qu’elle luy reprochoit ſouvent d’avoir plus d’amitié pour ſon frere que pour elle. Puiſque nous ſommes retranchez aux noms d’amitié, luy diſoit-elle un jour, donnez moy de celle que vous avez pour Amaldée ? pourquoy y mettez-vous encore une difference ſi deſavantageuſe pour moy ? que je ſerois contente ſi je pouvois m’attirer un peu de cette colere, qui me paroiſt ſi obligeante ; n’en faites point l’épreuve, luy diſoit-il bien froidement, helas ! repondoit-elle avec une triſteſſe extréme, c’eſt plus pour mon intereſt que pour le voſtre, que je ne vous dois point negliger, vous m’aimez ſi peu quand je vous aime, que la moindre froideur de mon coſté me donneroit toute la voſtre ; mais il faut l’avoüer, j’eſſayerois inutilement d’en prendre, & je ſens bien qu’il me ſeroit autant impoſſible de meriter voſtre emportement, qu’à vous de me l’accorder, ah ! Federic, vous ne m’aimez plus, ou vous ne m’avez jamais aimée, ma paſſion croit toûjours & la voſtre s’affoiblit. En effet, c’eſt bien diminuer en amour que de n’augmenter pas. D’ailleurs la Princeſſe de Majorque dans les commencenens de ſa tendreſſe avoit ſi ſouvent balancée entre la crainte d’avoir une rivale, & l’eſperance de n’en avoir point : que ces ſentimens tumultueux l’aveugloient ſur ceux de Federic, & l’empeſchoient en quelque façon de s’apperçevoir de leur lenteur. Mais quand elle eut l’eſprit libre ſur la jalouſie, elle commença de les obſerver avec plus d’exactitude, & les trouva ſi peu conformes aux ſiens, qu’elle tomba dans une melancholie plus cruelle que toutes les violentes douleurs qu’elle avoit euës. Quoy ! diſoit-elle, je perds Federic ſans que perſonne me l’oſte, je le perds par luy-méme, & c’eſt luy qui ne veut pas m’aimer ſans qu’il aime ailleurs ! Que j’eſtois heureuſe, quand je n’avois des ſujets de plainte que contre mes rivales ! je pouvois accuſer mon étoille de mes malheurs, je pouvois accuſer leurs charmes de le forcer à s’engager, mais rien ne l’engage, il prefere ſon indifference à ce que je luy peux inſpirer de plus doux, il me mépriſe, & je ne peux m’en prendre qu’à luy de toute la dureté qu’il a pour moy. Le mal eſtoit ſans remede, & inſupportable, chacun commençoit à ſe fuir dans la Sicile, & l’abſence d’Amaldée cauſoit une conſternation dans l’ame de Federic, qui ſe répandoit dans celle de tout ce qui s’intereſſoit pour luy. Il eſtoit ſi chagrin que perſonne n’oſoit luy parler. Il ne ſortoit de ſon appartement que pour s’enfoncer dans quelque endroit écarté où il eſtoit inacceſſible. Ses Maiſtreſſes avoient voulu pluſieurs fois l’eſpier dans ſes retraites, & elles en avoient toutes eſté empeſchées les unes par les autres, elles ſe nuiſoient toutes mutuellement, par la conformité de leurs ſentimens, elles ſe rencontroient preſque toujours dans les mémes deſſeins : ainſi il eſtoit délivré par toutes enſemble de chacune d’elles en particulier, & il ſe trouva moins mal-heureux par la multitude que s’il n’en avoit eu qu’une ; neanmoins quoy qu’elles le cherchaſſent toutes également, l’Amirale fut la plus heureuſe à le trouver ſeul ; il l’évitoit le moins, parce qu’il ne ſçavoit point que ce fuſt cette inconnue qu’il ſouhaittoit qui la fut toujours pour luy ; encore qu’il l’euſt veuë ſouvent avec Camille & Yolande en des lieux où elles ne venoient qu’à ſon intention, il n’y prenoit point garde, elle luy avoit paru trop éloignée de la galanterie pour l’en ſoubçonner, & il crut en voyant un retour d’amitié pour luy aprés toutes les bruſqueries qu’il en avoit eſſuyées, que ſon mary pouvoit bien luy avoir fait confidence de ce qu’il eſtoit. Cette penſée luy parut ſi vray-ſemblable, qu’à la fin il vint à n’en point douter, & ſe reſolut d’en faire ſa conſidente. Il luy en falloit une : quand on eſt heureuſe on renferme toute ſa joye chez ſoy, & l’on peut bien n’en faire part à perſonne, mais quand on eſt affligée il faut neceſſairement ſe décharger d’une partie de ſa douleur en la confiant à quelqu’un. L’Amirale luy paroiſſoit une fort bonne femme, elle crut qu’elle entreroit facilement dans tous ſes ſentimens, & comme elles avoient reciproquement le deſſein de ſe rencontrer, elles en vinrent bien-toſt à bout. Un jour Federic paſſa dans une allée où l’Amirale eſtoit auſſi, elles ſe promenerent quelque temps enſemble, & aprés les premieres civilitez, qui ne durerent que trop au gré de toutes les deux, Federic entra le premier dans quelque choſe de plus particulier. Madame, luy dit-il, j’ay extrémement menagé l’occaſion de vous trouver ſeule, & vous avez paru ne la point fuir ; je vous rends mille graces de toutes les bontez que vous avez euës pour moy. Depuis un temps je vois un changement en vos manieres, qui me fait croire que vous ſçavez quelque choſe de mon ſecret. L’Amirale fut fort ſurpriſe à ſon tour du changement de ſes manieres ſi reſpectueuſes, & ne trouva pas bon qu’on luy reprochaſt ſa douceur, qu’elle n’avoit pas encore ſongé à ſe reprocher. Un grand trouble parut ſur ſon viſage, & elle luy dit avec un peu de colere, il me ſemble que vous ne devriez pas abuſer de ce que la pitié m’a obligée de faire, & ſon embarras l’empeſchant de continuer, Federic qui ne comprenoit rien à cét emportement, luy dit ; Madame, je n’ay pas crû qu’un aveu qui marque l’eſtime que j’ay pour vous vous deuſt offencer, mais puiſqu’il vous déplaiſt, je n’en diray pas d’avantage. L’Amirale qui mouroit de peur qu’il ne ſe teuſt, luy dit languiſſamment ; parlez Prince, j’oublie un peu de ma ſeverité, puiſqu’auſſi bien j’en ſçay trop pour n’écouter par le reſte favorablement. La Princeſſe qui ſe perdoit de plus en plus, & qui ne comprenoit rien à cette ſeverité ny à cette faveur qu’on luy faiſoit valoir, & qu’elle croyoit faire elle-meſme en la choiſiſſant au prejudice de toute autre pour l’honorer de ſa confidence, la trouvoit fort bizarre. Cependant le beſoin qu’elle avoit de quelqu’un à qui elle pût ouvrir ſon cœur la fit paſſer par deſſus tout, elle alloit luy dire une choſe qui auroit produit de terribles affaires dans cette conjoncture ; l’Amirale auroit fait éclat d’un myſtere qui l’auroit remplie de dépit, & toutes les meſures que le Roy avoit priſes euſſent eſté rompuës, ſi ſon bonheur ne luy euſt fait envoyer un des ſiens à la traverſe, il faiſoit chercher Federic pour l’avertir qu’on découvroit de loin la flotte de Berranger qui venoit à pleines voiles, ſous la conduite d’Amaldée. Celuy qui eſtoit chargé de cette commiſſion s’en acquitta aſſez bruſquement. Quel coup pour la pauvre Princeſſe ! & quels combats ne reſſentit-elle point ! le carnage & l’horreur qu’elle ſe repreſentoit pouvoient bien intimider une jeune perſonne ; mais rien ne l’effraya tant que le peril où Amaldée alloit eſtre expoſé, il ne luy ſouvenoit plus de ſa negligence, ſon plus grand malheur eſtoit de le perdre par ſa mort, & tous ſentimens ſe confondirent dans celuy-là, il faut partir, dit-elle triſtement en ſe tournant vers l’Amirale, & je ne vous ay encore rien dit, Madame ; on en ſçait aſſez Prince, luy dit-elle en jettant quelques larmes, que Federic trouva tres-obligeantes, & dont il la remercia par un ſigne de teſte qu’elle trouva plus obligeant auſſi que tout ce qu’il auroit pu luy dire. Elle ſe retira, car le Roy l’attendoit dans ſon cabinet. Il voulut eſtre ſeul avec ſa fille qu’il voyoit fort allarmée, il n’en fût point ſurpris, & entrant dans ſa timidité comme un bon pere, il balança long-temps s’il devoit permettre qu’elle s’expoſaſt aux perils d’un combat naval. Il falloit cependant continuer une feinte qui paſſoit pour une verité ſi importante au repos de ſes peuples, ainſi il ne trouvoit point de raiſon qui pût diſpenſer ſa fille de paſſer pour ſon fils à la guerre, puis qu’elle avoit toujours paru ſous ce nom à la Cour ; il la pria donc les larmes aux jeux de ſe conſerver, & de ſonger plus à ce qu’elle eſtoit qu’à ce qu’elle devoit paroiſtre. Que ne m’encouragez-vous mieux, luy dit-elle, charmée de l’amitié qu’il luy témoignoit, il ne me ſera que trop aiſé de paroître ce que je ſuis, & je dois du moins montrer Federic dans une ſi grande occaſion ſi je demens ce nom dans l’ame. Ah ! ma fille, luy répondit il encore, ménagez ſeulement la Princeſſe de Sicile, & Federic ſe trouvera toûjours aſſés bien conſervé. Ils ſe quitterent tous deux remplis de tous les évenemens qu’ils prevoyoient. Mais Camille ayant eſté avertie de tout ce qui ſe paſſoit, en fut fort troublée, ſon Frere & ſon Amant alloient en venir aux priſes, & elle ne voyoit qu’infortunes pour elle, de quelque coſté que la fortune ſe tournaſt ; elle alla trouver Menfroy, & luy demander pardon de l’ingratitude de ſon frere ; ce bon Roy eſtoit tout diſpoſé à l’excuſer, ils jugerent bien, le connoiſſant comme ils faiſoient, de la contrainte où il eſtoit, & le plaignirent plutoſt que de le blâmer. Toutes choſes eſtoient preparées, la flotte de Menfroy eſtant égale, & même plus forte que celle d’Amaldée, il ſe reſolut de prevenir l’ennemy qui le venoit attaquer : d’ailleurs ſe confiant en la juſtice de ſes armes, & au bonheur quî ne l’avoit jamais abandonné, il envoya un Herault au Prince de Majorque, pour choiſir un jour propre à deceder leurs differens. Menfroy aima mieux riſquer une Bataille navale, que de fatiguer ſes peuples par une longue guerre, qui auroit interrompu leur commerce, le jour donc fut pris pour le combat. Camille n’avoit point veu Federic en particulier depuis long-temps, il s’eſtoit gliſſé une eſpece de froideur entre eux qui ſe gliſſe aiſément quand la tendreſſe n’eſt pas reciproque. Comme ils ne ſe parloient plus que de choſes indifferentes, elle prit l’occaſion de luy demander ce qu’il penſoit de ſon frere, & ſi ſon procede ne luy donnoit pas beaucoup de haine pour toute leur famille, car elle n’oſoit plus luy dire qu’elle la craignoit en ſon particulier ; Madame, luy dit-il d’un air tendre, vous ſçauriez aſſez ce que je penſe, ſi vous me connoiſſiez un peu mieux ; c’étoit aſſez pour l’engager à une explication qu’elle avoit tant deſirée ; il eſt aiſé de juger qu’ils ſe racommoderent, les querelles ne durent gueres quand on a de la diſpoſition de part & d’autre à les finir & lors qu’on a commencé à s’éclairçir, on acheve ſouvent par ſe juſtifier. Ainſi Federic avant que de partir fit ſa paix avec toutes ſes Maitreſſes. La ſeule Yolande ne luy put rien dire, mais elle penſa beaucoup, & crut qu’il n’en penſoit pas moins : jamais on n’a veu d’Amante ſe repoſer ſi fort ſur la foy de ſa tendreſſe. Elle luy donnoit une ſi grande tranquillité du coſté de Federic, qu’une infidelité de ſa part ne luy auroit jamais paru vrayſemblable ; il monta donc un vaiſſeau, eſtant fort incertain de ce qu’il devoit faire ; & Menfroy l’ayant embraſſé avec une tendreſſe qui ſembloit le preſſentiment de quelque diſgrace, ils ſe ſeparerent, le Roy luy laiſſant le commandement de l’arriere-garde de la flotte ſous la conduite de l’Amiral, & luy-même commandant le corps de bataille, marcha en diligence contre Amaldée. Quand ce Prince qui l’attendoit en belle ordonnance l’eut apperçeu, il envoya en même temps dans un eſquif, un des plus conſiderables de ſon Armée, pour luy témoigner le regret qu’il avoit de paroiſtre en cet équipage, & de luy marquer tant d’ingratitude en apparence, bien qu’il ne fuſt que mal-heureux en effet. Menfroy luy répondit genereuſement qu’il n’eſtoit point ſurpris que le Prince de Majorque obeït aux ordres de ſon pere, & que les actions ne pouvoient étre criminelles quand l’intention eſtoit innocente. Là deſſus il le renvoya, & ces deux Princes ne ſongerent plus qu’à faire leur devoir. La mêlée fut fort ſanglante de part & d’autre, l’avant-garde de l’Armée de Sicile mit en deſordre celle d’Amaldée, qui venant pour la ſoutenir avec le corps de bataille qu’il commandoit en perſonne, trouva Menfroy en teſte ; il le voulut éviter, & le Roy de Sicile ne voulant pas s’attacher à luy par le même motif, tourna ſa fureur ſur le reſte de la flotte ennemie qu’il coula preſque toute à fond, & aprés cinq ou ſix heures de combat, il eut enfin par une grande victoire, le même ſort qu’il avoit toûjours eu, mais elle luy couta bien cher, puis que Federic & l’Amiral ne ſe trouverent plus parmy les vainqueurs, ſi bien que l’on douta lequel avoit le plus perdu de Berranger ou de Menfroy. Voicy comme la choſe s’étoit paſſée.

Amaldée, comme nous avons dit, voulant épargner Menfroy, ne ſçavoit pas que ſe jettant ſur l’arriere garde de la flotte de Sicile, il attaquoit Federic. L’Amiral fit ſon devoir avec beaucoup de vigueur ; mais dans le temps qu’ils s’approcherent d’aſſez prés pour pouvoir diſcerner les objets, Federic apperçeut le Prince de Majorque dont la triſteſſe ſembloit le payer de toute celle qu’il luy avoit cauſée. Cette veüe luy donna un tel trouble, qu’il ne ſçavoit plus ce qu’il faiſoit ; il ſe ſentoit ſi mal défendu contre luy, qu’il ne ſongea plus à ſe deffendre contre les autres, & Amaldée tomba auſſi dans un ſi grand deſordre à la veüe de ce Prince, qu’il ſembla le communiquer au reſte de ſon Armée. Mais à qu’elle extremité ſe trouverent-ils tous deux reduits quand les Siciliens animez par la mort de l’Amiral qui venoit d’eſtre tué d’un coup de trait, accrocherent le vaiſſeau d’Amaldée, avant que ces deux Princes euſſent deliberé ce qu’ils devoient faire, leurs ſoldats ſe mêlerent avec une furie qui reparoit aſſez la foibleſſe de leurs Princes, & Federic ſe voyant maiſtre de ſa conduite par la mort de l’Amiral, aprés avoir balancé quelques momens ſur la reſolution qu’il devoit prendre, ſe repentant tout d’un coup de ſa moleſſe, ou plutoſt n’ayant ſçeu rien déterminer, ſuivit je ne ſçay quel emportement, qui le força d’entrer l’épée à la main dans le vaiſſeau d’Amaldée : c’étoit plutoſt pour luy offrir ſon cœur, que pour perçer le ſien. Il demeura ſi éperdu, qu’Amaldée eut le loiſir de ſe remettre de ſa premiere émotion, & luy preſentant ſon épée perçez genereux Prince, luy dit-il, perçez ce perfide cœur, qui n’a oſé ſuivre ſes mouvemens, & qui n’a pû m’empeſcher de faire une action indigne de l’eſtime que j’ay pour vous. Federic eſtoit ſi tranſporté de ce qu’il avoit fait, & de ce qu’il voyoit faire au Prince de Majorque, que reculant il fit un faux pas, & penſa tomber dans la mer, mais Amaldée le ſecourut, & negligeant tout autre ſoin, il en rendit ſeulement à la perſonne qui l’interreſſoit ſous un nom emprunté. Il l’avoit pris par la main, & ils demeurerent quelques momens en cette poſture, goutant une certaine douceur malgré toutes leurs agitations, qui les empeſcha de ſonger méme à l’état où ils étoient ; puis Federic ſe debaraſſant de ſes mains, luy dit foiblement, ne ſuſpendez point les effets de mon devoir, laiſſez moy du moins mourir à la deffenſe des miens. Helas ! luy repartit Amaldée avec une douleur inconçevable en voyant qu’il s’éloignoit, quel party prendre pour faire ce que je dois, & pourquoy nous obſtiner à la guerre quand nos cœurs ſont en paix ? Federic eut quelque dépit de s’eſtre attiré ces dernieres paroles. Quelques ſoldats d’Amaldée en patirent pour ſe venger peut-eſtre de la tendreſſe que leur Prince luy inſpiroit ; il porta ſans doute de terribles coups & ſe meſlant au travers de mille épées, le Prince de Majorque eut mille allarmes pour ſa vie. Il tacha de faire finir le combat ; les ſiens avoient l’avantage en cet endroit, où eſtoit ramaſſée la meilleure partie de leurs forces. Le peu de ſoldats qui ſuivoient Federic ſuccomberent ſous le nombre, le reſte perit & fut coulé à fond avec le vaiſſeau de Federic, qui demeura ſeul & abandonné en cette extremité. Il regarda tendrement Amaldée, & ſans decider ce qu’il demandoit de luy, il luy inſpira en même temps l’envie d’en faire ſon priſonnier, & le deſſein de le rendre libre, d’abord ils ne ſe dirent rien, mais enfin Amaldée prit la parole comme le plus libre ou comme le plus hardy ? il eſt certain que lors que l’amour ne paroiſt pas ſous ſa propre figure il ne fait pas de grands deſordres, il n’eſt preſque redoutable que par la peur qu’on a de luy, & bien qu’il fût dans le cœur d’Amaldée comme dans celuy de Federic, il faiſoit beaucoup moins de fracas dans l’un que dans l’autre : Amaldée l’avoit reçeu ſans le connoître, & il ne luy donnoit que de legeres inquietudes dont il ne ſçauroit diſpenſer perſonne, mais Federic qui vouloit s’oppoſer à ſes progrés eſtoit tourmenté par la honte de l’avoir ſouffert, & par le deſſein de le bannir. Le mal n’eſt extréme que lors qu’il faut s’en guerir, & c’eſt dans ces combats qu’on eſt à plaindre. Ah ! Prince, s’écria Amaldée, faut-il que je ne vous renvoye que pour vous perdre, car ſi l’amitié que j’ay pour vous me fait ſouhaitter de vous retenir, la reconnoiſſance que je dois au Roy de Sicile, & à vous même veut que je vous rende voſtre liberté. Rendez-la moy donc toute entiere, luy dit Federic, emporté par ſa paſſion. Vous conſentez donc à noſtre ſeparation, luy dit Amaldée, & vous y conſentez bien ? luy repartit Federic ; enfin continua-t’il, vous me laiſſez aller ; Amaldée eſtoit ſi charmé de recevoir tant de marques d’amitié, & Federic ſi confus de les luy avoir données, qu’ils garderent encore une fois le ſilence, puis enfin la timidité de Federic le luy fit rompre à ſon tour, & la crainte d’eſtre expoſé à reçevoir mille marques d’eſtime du Prince, qui quoyque douces, luy étoient ſi dangereuſes, le fit reſoudre à le prier de le renvoyer. Vous me haïſſez donc encore, luy dit Amaldée, il ne luy voulut pas répondre, & craignant de l’en avoir trop deſabuſé, il paſſa avec une grande viteſſe dans le vaiſſeau qui luy eſtoit deſtiné. Amaldée commanda avec beaucoup de douleur qu’on le conduiſit à Meſſine, mais on luy obeït fort mal ; celuy que Berranger avoit commis à veiller ſur la conduite de ſon fils, donna ordre ſecretement d’amener Federic à Majorque, aprés avoir feint pour contenter le Prince de le faire retourner en Sicile, il fut aiſé d’executer cet ordre, la nuit qui eſtoit ſurvenue facilita cette tromperie, & en même temps la retraite du Prince de Majorque qui ne s’apperçeut que trop toſt de la défaite de ſon armée, il en ramaſſa les débris le mieux qu’il luy fut poſſible & échappa heureuſement à la pourſuite de Menfroy à qui la nuit déroba avec Federic le reſte de ſa victoire. Aprés qu’Amaldée crût étre hors de ſa priſe, troublé de tant d’évenemens, il s’enferma dans la chambre de ſon vaiſſeau, s’éloignant à pleines voiles de la Sicile, où ſon cœur eſtoit entraîné, ſon retour fut encore plus triſte que ſon voyage ne l’avoit eſté, & Federic qui n’eſtoit pas moins agité que luy, ſe laiſſa conduire où l’on voulut, mais quand il s’apperçeut de la ſupercherie qu’on luy faiſoit, il fit un cry douloureux, il s’emporta même contre ceux qui la luy faiſoient, mais il n’y avoit point de remede.

Peut-eſtre auſſi trouva-t’il une eſpece de conſolation à penſer qu’il reverroit Amaldée ſans y avoir contribué, il étoit bien aiſe que ſes ennemis euſſent fait pour luy, ce qu’il n’euſt jamais oſé faire luy méme, & quoy qu’il témoignaſt d’emportement, ſans doute on ne luy avoit guere fait de violence. Ils n’eurent point tous deux le loiſir de s’ennuyer pendant le temps de leur voyage, leurs penſées les occupoient aſſez pour le leur faire paroiſtte bien court. Ils arriverent enſemble à Majorque, & le Prince Amaldée qui ne ſçavoit point que Federic fût ſi prés de luy, alla ſalüer le Roy, & la Reine, qui luy firent une reception aſſez froide, il leur eſtoit bien-faſcheux de voir que le deſtin s’eſtoit obſtiné à leur perte, ils ne ſçavoient pas la priſe de Federic, & l’étonnement fut égal entre eux & Amaldée, quand on le vint dire un moment aprés, ils en ſceurent bon gré au Prince leur fils ; celuy qui avoit conduit la choſe avoit beaucoup de reſpect pour ſon Prince, voyant qu’il avoit eſté contraint de luy déplaire pour obeïr au Roy, il voulut reparer la choſe en luy faiſant honneur de tout. Il luy fit ſes excuſes en particulier de cette tromperie, & aprés luy avoir dit les raiſons qui l’y avoient obligé, il le trouva diſpoſé à luy pardonner, ainſi tout le monde fut content. Le Roy n’avoit jamais ſenty une joye pareille à celle d’avoir le fils de Menfroy entre ſes mains, il ſouhaitta de le voir, & ce Prince l’ayant ſalué de fort bonne grace, & luy ayant parlé avec beaucoup d’eſprit, il eut quelque dépit ſecret de ce que ſon merite répondoit trop à ſa reputation ; mais la Reine en eut d’autres ſentimens, elle ſentit un double plaiſir à l’avoir pour ſon priſonnier, quand elle le trouva ſi bien fait, & obtint du Roy ſon époux qu’il n’auroit que la Ville pour priſon, eſperant luy faire perdre la liberté qu’elle luy donnoit & dés le lendemain elle en fit ſoupçonner quelque choſe à Federic, & peu de jours aprés elle luy parla ouvertement. C’eſtoit une beauté que les années n’avoit point encore effaçée, elle eſtoit galante, & penſoit bien meriter des vœux ſans les exiger ; il falloit pourtant quelquefois faire des avances, ſon rang l’empeſchoit au moins de connoiſtre les Amans qu’elle faiſoit ſoûpirer, & l’importunoit étrangement à l’occaſion de Federic, qui luy diſoit ſouvent mille choſes agreables, car tout ſon enjoüement luy eſtoit revenu, il vivoit dans une ſi parfaite intelligence avec Amaldée, que ſa felicité l’empeſchoit de ſonger que ſous le nom d’Amy, elle eſtoit Amante, & que ſa fierté étoit aſſez mal menagée, auſſi n’y ſonge-t’on que quand on n’eſt pas contente de ſon Amant, & le deſſein de la conſerver ne naiſt gueres dans le plaiſir d’un attachement heureux. Le ſien eſtoit en état de le devenir, Amaldée luy montroit inſenſiblement autant de tendreſſe que s’il l’euſt mieux connuë, il pouvoit croire que c’eſtoit la ſympatie qui faiſoit leur inclination, il luy venoit de dire des choſes aſſez tendres entrainé par des mouvemens qu’il ne pouvoit deméler, quand on vint demander le Prince de Sicile de la part de la Reine. D’abord leur converſation fut enjoüée, la Reine avoit beaucoup d’eſprit, & Federic n’en avoit pas moins, on tomba ſur le chapitre de l’amour. Pour moy, dit Federic, je croy que la perfection de l’amour conſiſte dans ſa durée, & l’on peut juger de ſa force quand il peut reſiſter au temps ; & moy, repartit la Reine, je croirois au contraire, que la conſtance viendroit plutoſt de la faibleſſe de l’Amant, que de la force de l’amour, il y en a dit-elle, qui n’ont pas le courage de changer, qui ſe font une habitude de leur paſſion, qui devenant tranquile approche aſſez de l’indifference & n’a plus que le nom d’amour, le plaiſir eſt plus grand d’avoir des ſentimens nouveaux : c’eſt ce qui fait que ſouvent la tendreſſe n’eſt douce que dans ſes commencemens ; il faut continua-t’elle vous défaire de cette fidelité ſi reguliere, vous eſtes fait d’un air à pretendre à plus d’une conqueſte ; ce n’eſt que ceux qui ſont mal partagez de ce qui peut plaîre, à s’en tenir à une premiere paſſion s’ils ſont aſſez heureux pour y reüſſir, ils ne doivent jamais ſe hazarder à une ſeconde, mais il eſt des gens tournez de maniere à avoir des deſſeins plus étendus. Federic reçeut fort civilement l’application qu’elle vouloit luy faire de ces paroles obligeantes, mais le diſcours de la Reine ayant un but particulier auquel il ne répondoit qu’en termes generaux, pourriez-vous profiter de ces maximes, luy dit-elle en le regardant fixement, penſez-y, & avec le temps vous en ſçaurez d’avantage. Là deſſus elle ſe retira dans ſon cabinet ſans attendre ſa réponſe, peut-eſtre de peur d’en entendre une peu conforme à ce qu’elle ſouhaittoit trop ardemment pour ne rien craindre, & peut-eſtre auſſi pour cacher ſa rougeur, car quelque uſage qu’on ait des intrigues, on rougit toûjours d’aimer la premiere, ſoit de honte ou de dépit, Federic demeura aſſez ſurpris, & prévoyant que la paſſion de la Reine luy pourroit attirer des affaires, il balança quelque-temps s’il en feroit confidence au Prince de Majorque, peut-eſtre en ſeroient-ils venus à une plus entiere, la conjoncture eſtoit favorable, mais ils eſtoient deſtinez à d’autres évenemens, & ce dénoüement fut reculé par une perſonne intereſſée… Federic attendoit Amaldée qui ſe promenoit tous les ſoirs avec luy, il avoit à peine fait quatre pas, qu’il fut ſuivy d’un jeune cavalier qui ſe fit reconnoiſtre pour l’Amirale. Sa ſurpriſe fut grande, qu’eſt-ce-cy, Madame, luy dit-il, mes jeux me trompent ſans doute ; non luy dit-elle, vos jeux ne vous trompent point, & même ſi le cœur vous avoit dit que c’eſtoit moy, il falloit s’en tenir à ſon témoignage ; mais par quel bon-heur, luy dit-il, vous revoy-je ? pourriez-vous douter luy, dit-elle, que ce ne ſoit à voſtre ſeule conſideration que j’entreprends ce voyage, ſi vous pouviez faire la même choſe pour moy ? Federic eſtoit ſi étonné de ce qu’une confidence la faiſoit venir de ſi loin, & de tous les complimens qu’elle luy faiſoit joints à cét étrange déguiſement qu’ils alloient tout de nouveau retomber dans l’embarras, ſi Amaldée ne les en euſt tirez. Mais il eſt temps que l’on ſçache par quelle avanture elle eſtoit venuë à Majorque, il eſt certain que lors qu’une prude ſe méle d’eſtre galante, elle ne l’eſt pas à demy, on paſſe d’une extremité à l’autre, & quand on ſe reſout une fois à s’écarter du chemin de la ſageſſe, ce n’eſt pas pour faire de mediocres folies.

Mais pour reprendre les choſes où nous les avons laiſſées en Sicile, aprés que la flotte fut retournée victorieuſe, de cependant conſternée par la priſe de Federic, on eſtoit partagé entre la joye & le chagrin, chacun avoit ſoin des pertes particulieres, & c’eſtoit aſſez de ne s’affliger pas tant de la priſon du Prince puiſqu’on eſtoit aſſuré de ſa vie, ſans ſe réjouir du gain d’une bataille qui coutoit tant à la Sicile. Pluſieurs perſonnes conſiderables y avoient pery, & entr’autres, le grand Amiral, comme nous avons dit, avoit eſté tué. Sa veuve qu’il laiſſa en droit de diſpoſer d’elle, ſe reſolut de ſe ſervir de ſes droits en faveur de ſon Amant ; elle eut apparamment une tres-vive douleur de la mort de ſon mary, & l’on ne fut point ſurpris de la reſolution qu’elle priſt de quitter le monde, mais elle n’y avoit pas encore renoncé, ſes plaiſirs n’eſtoient pas ſans charmes pour elle, il falloit ſeulement les chercher plus loin. L’objet de ſes delices avoit paſſé à Majorque, & elle n’épargnoit rien pour le venir trouver. Aprés que les premieres ceremonies du deuil furent paſſées, elle feignit de ſe retirer dans un convent. Cependant Camille qui ſçavoit Federic à Majorque, ſentit une grande envie d’y retourner & ne trouva pas bon d’eſtre plus long-temps ſur les terres de ſon ennemy contre la volonté de ceux à qui elle devoit le jour. Elle alle trouver le Roy & luy dit qu’il n’eſtoit pas juſte que la fille de Berranger fut bien traittée d’un Prince, dont le fils étoit entre les mains de ſon pere, qui ne luy rendoit pas la liberté qu’il avoit donné à Amaldée. Je ne dois pas, dit-elle, partager ſon ingratitude en la ſouffrant ; je dois tout entreprendre pour delivrer le Prince, renvoyez-moy à Majorque ſi vous voulez bien vous confier à moy. Il n’eſt pas que le Roy mon pere, ne ſoit à la fin touché de tant de generoſité, mais au cas qu’il fut endurçy contre vos bontez, laiſſez-moy conduire la choſe avec adreſſe, & je vous promets que vous le reverrez dans peu, ou que je viendray me remettre entre vos mains ; peut-eſtre crut-elle promettre la choſe ſincerement, mais Menfroy ſans conſiderer trop ſon intention luy dit ; Madame, pourveu que vos intereſts ſoient toûjours conſervez, je ne ſeray point fâché de vous avoir l’obligation de la liberté de mon fils. Il avoit déja fait propoſer à Berranger de la rendre à des conditions fort avantageuſes, mais il n’y avoit pas voulu entendre. Rien n’étoit ſi avantageux pour luy, que d’avoir le Prince de Sicile dans ſes Etats, de ſorte que Menfroy deſeſperant de le voir ſans recommencer une guerre dont le ſuccés eſt toûjours douteux, il hazarda de renvoyer Camille, & ſe défaiſant volontairement d’un oſtage que le hazard luy avoit donné, il crut par-là pouvoir forcer Berranger à luy remettre ce que la fortune luy avoit donné auſſi. Cependant toutes choſes furent preparées pour le départ de Camille : on la renvoya avec une belle eſcorte, & l’Amirale prenant ſon temps pour aller à Majorque, ſe méla dans la foule de ceux qui l’accompagnoient. Elle ſe traveſtit en Cavalier, & ſe trouva ſi bien déguiſé qu’il s’en fallut peu qu’elle ne ſe méconnut elle-méme. Pluſieurs jours ſe paſſerent dans leſquels ſon deſſein reüſſiſſoit fort bien. Camille eſtoit preſque toûjours enfermée dans ſa chambre avec celle de ſes filles en qui elle avoit le plus de confiance, & ſans doute l’Amirale n’auroit point eſté découverte ſi ſon amour ne l’avoit trahie. Le caractere d’Amante, marque trop pour n’eſtre pas diſtingué. Elle s’aviſa de faire connoiſſance avec la confidente de la Princeſſe, eſperant de ſçavoir en quel état Federic eſtoit avec Camille, bien que l’Amirale crût eſtre aimée, il faut ſi peu de choſe pour bleſſer la tendreſſe que l’incertitude a toûjours eſté le partage de ceux qui aiment : ainſi elle fit de ſon mieux pour s’éclairçir de tout ; elle jugea qu’il falloit gagner le cœur de cette fille avant que d’attraper le ſecret de ſa Maiſtreſſe, & comme rien ne rend ſi habile, que l’amour, elle fit l’Amant ſi naturellement que cette confidente crût avec plaiſir, luy avoir inſpiré quelque choſe. L’habitude d’entendre parler de tendreſſe, luy avoit rendu le cœur tout prompte à en reçevoir, & les ſentimens de la Princeſſe, luy avoient paru aſſez doux pour eſtre ſuivis, l’Amirale eſtoit un fort joly cavalier, il meritoit bien qu’on les reſſentit pour luy. Le voila donc fort bien avec elle, quand par malheur cette fille eut envie auſſi de parler de luy. Il eſt impoſſible de ne pas répandre dans tous ſes diſcours quelque choſe de l’objet dont on a l’ame remplie, & l’on trouve de telles perſonnes, qui diroient plutoſt du mal de leur Amant que de n’en parler pas. Elle entendoit toûjours Camille loüer le ſien, quelle contrainte d’écouter toûjours quand on a tant de choſes à dire ? Il fallut rompre un ſilence ſi facheux, elle le fit ſi adroitement, & trouva le moyen de plaire à ſa Maîtreſſe, & de ſe ſatisfaire en meſme temps. L’Amirale luy avoit parlé ſouvent de Federic, & ce fut par cet endroit qu’elle commença ſon éloge, Madame, luy dit-elle, je connois icy un jeune Sicilien qui a une affection toute particuliere pour ſon Prince, & j’oſerois bien vous aſſurer que c’eſt le plus zelé de ſes ſujets ; Camille eſtoit trop tendre pour ne pas eſtre charmée de la bien-veillance qu’on avoit pour Federic, on tient compte aux autres des ſentimens qu’ils ont pour ce qu’on aime, elle voulut le témoigner au pretendu Sicilien. Sa confidente vola pour l’appeller, il fit d’abord quelque reſiſtance, mais il fallut obeïr, il déguiſa ſa voix ſi bien qu’on ne le reconnut que lors qu’il parla de Federic, une rougeur le ſurpriſt, on vit bien qu’il étudioit ce qu’il avoit à dire. Son diſcours n’avoit point de ſuite, ſes mouvemens parurent dans leur naturel, & il reprit le ton de ſa voix. L’Amirale eſtoit trop ſincere ſur ce ſujet pour pouvoir rien cacher à la jalouſie. Camille entra dans une colere à cette veüe, que rien ne ſçauroit exprimer. Madame, luy dit-elle, je vous croyois fort occupée à des œuvres de pieté, mais l’habillement d’un homme que vous avez pris ne me perſuade pas que vous ayez eu ce motif, l’Amirale luy répondit aſſez fierement, car on ne garde point de rang entre des rivales, & la conformité des ſentimens égale les perſonnes en quelque façon ; elles firent une converſation fort aigre pendant quelque temps, puis enfin elles s’appaiſerent, voyant qu’il n’y avoit point de remede, & s’accorderent (eſperant ſe tromper l’une & l’autre) à demander un aveu en face au Prince de Sicile, & que l’Amante preferée jouiroit de ſon bon-heur, ſans que l’autre l’enviaſt ; elles conclurent donc enſemble qu’il falloit le ſurprendre, afin qu’il n’euſt pas le loiſir de rien conçerter & qu’il s’expliquaſt de bonne foy, mais elles ſe reſolurent toutes deux en particulier de le prevenir en leur faveur. Jamais on n’a tenu parole entre des rivales, & l’amour leve toutes ſortes de ſcrupules ; l’Amirale vint la premiere comme l’on a veu, mais elle ne profita point de ſa diligence, elle en fut empeſchée non pas par Camille, mais par ſon frere qui venoit en dire des nouvelles à Federic, l’Amirale ſe retira, ne voulant pas eſtre veûe en cét état ſi peu conforme à la modeſtie, que par celuy qui la luy faiſoit perdre, & qui luy en devoit eſtre d’autant plus obligé, qu’elle ſurmontoit tout pour l’amour de luy. Comme on n’a point toutes ces conſiderations pour les autres, on garde toute ſa vertu avec eux, & l’on veut toûjours leur paroître le meſme. Enfin le Prince de Majorque luy apprit la diſgrace de ſa ſœur, qui avoit eſté tres-mal reçeüe du Roy, & encore plus de la Reine, qui ſoupçonnant le ſujet de ſon retour, luy avoit deffendu de ſortir de ſon appartement. En ſuite il luy fit part d’une nouvelle qui le deſeſperoit, ſans qu’il en compriſt trop bien la raiſon. Le Roy faiſoit venir la Princeſſe de Mantoüe nieçe de la Reine, ſous pretexte de luy faire compagnie, mais en effet pour conclure ſon mariage avec Amaldée. Ce Prince, avoit toûjours témoigné aſſez d’averſion pour un pareil engagement, mais on eſpera que les charmes de cette Princeſſe vaincroient peu à peu ſon indifference, le Roy l’avertit dés ce ſoir de ſon deſſein, afin qu’il y contribuaſt, & luy dit qu’il luy laiſſeroit quelque temps pour faire naître entre eux ce qui fait une heureuſe union : Federic n’en fut pas moins fâché que luy. Ils demeurerent tous deux interdits, & ſe regarderent ſans ſe dire aucune parole, le Roy & la Reine étant en ce lieu avec toute leur ſuite : la Reine trouva Federic dans un chagrin grand, qu’elle ne douta point que Camille ne la cauſaſt & cette penſée la mettant au deſeſpoir, elle fit comprendre au Roy qu’il falloit ſe tenir ſur ſes gardes, que les Siciliens ſous pretexte d’avoir amené Camille, pouvoient faciliter à Federic les moyens de s’évader, & le conduire dans ſes États ; il goûta fort ces raiſons, & la défiance s’accordant avec ſon genie, Federic fut gardé fort étroittement, il ſupporta cette diſgrace avec aſſez de patience, il en avoit de plus ſenſibles. Il vit bien que la mauvaiſe fortune n’avoit fait tréve avec luy pour un moment, qu’afin de luy faire mieux goûter toutes les douleurs que ſon retour luy preparoit. La paſſion de la Reine, celle de Camille, & ſur tout celle qu’Amaldée étoit en état d’apprendre, luy faiſoit trouver un grand malheur dans toutes les autres, ce fut pourtant une eſpece d’avantage pour luy, qu’il eut toutes ces infortuneş enſemble, s’il les euſt euës ſeparément, elles auroient eſté plus vives, mais quand l’eſprit a tant de veuës, il ne s’arreſte ſur aucune, & l’on n’a de tous ſes maux qu’une idée confuſe qui n’eſt pas ſi violente, auſſi n’eſtoit-il qu’abattu. Mais la Reine eſtoit plus agitée, la penſée d’avoir cauſé le moindre chagrin à ce qu’elle aimoit, luy fit chercher inceſſamment les moyens de le tirer de peine. Elle n’attendoit qu’une occaſion favorable pour en parler · au Roy, dont l’eſprit eſtoit difficile à menager, elle fit tant qu’elle la trouva. Il falloit revoir Federic, ſa jalouſie eſtoit amortie par le temps, & elle n’avoit point d’autre chagrin que l’abſence, il falloit y remedier, elle remontra donc à Berranger qu’il eſtoit glorieux de laiſſer Federic ſur ſa bonne foy, que c’eſtoit l’obliger à en uſer bien, que d’en uſer de méme avec luy, qu’il ne falloit point ſe noirçir envers ſes peuples par une action oppoſée aux vertus Royales, & qu’enfin le meilleur eſtoit de l’attacher à eux, & d’adoucir le chagrin qu’il avoit d’eſtre éloigné de ſes Etats en luy rendant le ſéjour des leurs agreable. Le Roy s’y accorda, n’ayant plus rien à craindre du coſté de Siciliens qu’il avoit renvoyez avec ordre de dire à Menfroy, que ſi le hazard luy avoit mis Federic entre les mains comme il avoit mis Camille entre les ſiennes, il l’auroit rendu de meſme, mais que luy en ayant coûté le ſang d’un ſi grand nombre de ſes ſujets par la perte d’une bataille, il eſtoit bon qu’il gardaſt encore ce qu’il avoit trop bien acquis. Le Roy de Sicile vit bien qu’il falloit encore riſquer les ſiens pour rachetter ſon fils, & ſe prepara tout de nouveau à la guerre, mais Federic ſe voyant debaraſſé de ce grand nombre de gardes, malgré ſon accablement demanda des nouvelles d’Amaldée, on luy dit qu’il eſtoit allé au devant de la Princeſſe de Mantoüe, avec une partie de la Cour. Quelle funeſte nouvelle ! il ne pouvoit plus regarder ſon malheur dans cette veüe éloignée, qui le fait paroiſtre moins grand, il le voyoit preſt d’arriver, & comment ſe tirer d’une viſite que la Reine exigeoit de luy, ayant tant d’affaires dans l’eſprit, il fallut y venir cependant, mais il y vint avec une ſi grande triſteſſe, que la Reine luy demanda avec ſurpriſe, d’où venoit cette profonde melancolie. Elle vous doit quitter, luy dit-elle, puiſque voſtre diſgrace vous quitte, ah ! Madame, luy dit-il, à peine ſuis-je ſorty d’un embarras, que je rentre dans un autre. Je ſuis ſi accoutumé à cette longue ſuite de malheurs, que je veux m’accoutumer auſſi à les ſouffrir avec un viſage égal, je me ſuis fait une habitude de mes chagrins, qui me ſera du moins reçevoir indifferemment tout ce qui m’eſt encore preparé ; & verriez-vous voſtre bonne fortune auſſi indifferemment, luy dit-elle ; il eſt ſi hors d’apparence, luy repartit-il, que quand elle me feroit offerte, je ne la croirois jamais veritable, & je la refuſerois par cette raiſon. La retraite de Camille vous met en mauvaiſe humeur, luy dit la Reine, outrée de dépit, mais vous ſeriez bien de vous degager un peu de ce coſté là, d’où vous ne devez pas attendre un grand ſuccés, ſongez-y encore une fois, adjouta t’elle en ſe levant. Il luy fit une profonde reverence, & ſe retira voyant arriver quelqu’un, ſans faire de reflexion ſur ce que ſa conduite trop peu obligeante avec une Reine pouvoit produire.

Fin du Second Volume.
FEDERIC
DE
SICILE.
TOME TROISIÈME.

Suivant la Copie

À PARIS

Chez Jean Ribou, au Palais, dans la Salle Royale, à l’Image S. Loüis.

M. DC. LXXX.

FEDERIC
DE
SICILE.

TOME III.


Federic n’enviſageoit plus que le mariage d’Amaldée, & il alla réver ſeul en attendant ſon retour, qui ne tarda guere à ſon avis ; il ne pouvoit voir que trop toſt la Princeſſe de Mantouë, elle luy parut ſi belle & Amaldée ſi complaiſant, quoy qu’il ne fit que ce que la ſimple civilité vouloit, qu’il vit bien que ſa douleur pouvoit croiſtre. Le Roy la reçeut comme ſa qualité & comme les veuës qu’il avoit pour elle le meritoient, la Reine ne la vit point ce jour-là & fit dire qu’elle eſtoit indiſpoſée, mais la Princeſſe de Mantouë regarda Federic avec aſſez d’application, & ne ſongea preſque point à tous les honneurs qu’on luy rendoit. Elle auroit bien voulu qu’il euſt eſté le Prince de Majorque, & quoy qu’Amaldée fut admirablement bien fait, elle n’eſtoit pas deſtinée à ſentir pour luy ce qu’elle commençoit à ſentir pour Federic. Ils avoient conçeu beaucoup d’eſtime l’un pour l’autre, & rien de plus, & jamais deux cœurs ne furent plus éloignés dans le temps qu’on les vouloit unir. Ils ſe rencontroient, il eſt vray au même point pour ce qui regardoit Federic, mais ce n’eſtoit pas le moyen de s’accorder. Le lendemain chacun ſe trouva avec des ſentimens ſi bizarres, qu’il ſembloit que l’amour euſt changé de lieu pour exercer mieux ſa vangeance, mais cette Princeſſe en portoit toûjours la ſourçe, & toutes les afflictions eſtoient mediocres auprés de la ſienne. Elle en eut un redoublement ſenſible par la jalouſie que luy donna Amaldée, elle ne l’avoit point encore connuë, & cette paſſion ſi violente dans tous les autres, n’eſtoit que douloureuſe chez elle, & par conſequent beaucoup plus accablante. C’eſt un grand ſoulagement que de ſe pouvoir plaindre de quelqu’un avec juſtice, & ces terribles mouvemens qui font croire qu’on haït celuy qui aime une rivale, ſont plus ſupportables, que ces tendres langueurs, qui ne vont qu’à s’accuſer ſoy-même de tous ſes maux ; que cette accuſation eſt foible, & qu’elle eſt affligeante en même temps, que ne me ſuis-je fait connoiſtre, diſoit-elle, avant qu’il a connu une autre, il eſt hors de ſaiſon de luy montrer la Princeſſe de Sicile aprés qu’il a veu la Princeſſe de Mantouë, & qu’il a déja reçeu l’impreſſion de ſes charmes. Que ne prenois-je mon temps pendant ſon heureuſe indifference pour me faire aimer ? je m’en plaignois helas ! & j’ay toûjours differé de la luy faire perdre. Je me vois prevenuë, que ne l’a-t’il gardée puis qu’il ne la quitta point pour moy ? je n’avois jamais eu que le chagrin de n’eſtre pas aimée, mais celuy de le voir aimer ailleurs eſt mille fois plus cruel. Elle ne ſçeut ſortir ce jour là, & feignit une maladie qu’elle n’avoit que dans l’ame ; la Reine ſe porta bien dés qu’il fut queſtion de l’aller voir. Si Federic l’avoit offenſée par ſa froideur, elle trouva le moyen de le juſtifier. Il avoit quelque raiſon de ſon coſté ; l’injuſte procedé du Roy où il pouvoit penſer qu’elle euſt quelque part, à cauſe de Camille, luy pouvoit bien faire eſſuyer quelque chagrin. Mais quand tout auroit eſté contre luy, elle auroit trouvé chez elle de quoy le deffendre. Il eſt fort naturel de croire innocent ce qu’on a tant d’intereſt qu’il le ſoit. Enfin elle ſe diſpoſa à luy rendre viſite aprés en avoir reçeu de la Princeſſe de Mantouë, à qui elle fit comprendre qu’elle eſtoit obligée d’avoir de grands égards pour ce Prince étranger, & ne pouvant approuver elle-même tous les menagemens qu’elle avoit pour luy, elle taſchoit de les faire approuver aux autres. La Princeſſe de Mantouë luy fit pluſieurs queſtions ſur Federic, en luy diſant de ne l’avoir point remarqué, & l’obligea de la mener avec elle, quoy qu’elle euſt fort envie de n’en rien faire. Cette jeune Princeſſe avoit eu certaine inquietude toute la nuit qui l’avoit empeſchée de dormir, & qui l’euſt miſe en état de garder le lit s’il n’euſt point fallu voir la Reine : elle ſe flata que la maladie de Federic pouvoit eſtre quelque choſe d’approchant. Il luy ſembla qu’il l’avoit fort conſiderée, & même qu’il avoit pouſſé des ſoupirs en la regardant, & l’envie de luy en voir pouſſer encore quelques uns, luy fit un plaiſir qu’elle perdit en entrant dans ſa chambre ; on le trouva dans un eſtat pitoyable, ſes jeux eſtoient tous baignez de larmes, qu’à peine eſſuya-t’il pour elles. Il leur fut aiſé de juger qu’elles n’avoient toutes deux point de part à cette grande douleur. Les commencemens d’une paſſion ne ſont point ſi violens, & la Princeſſe de Mantoüe craignit avec raiſon que celuy qu’elle vouloit rendre ſenſible, ne le fut déja que trop. La Reine de ſon coſté n’ayant pas lieu de s’applaudir de ce profond chagrin, en conçeut un furieux dépit ; la converſation fut fort froide de part & d’autre & la viſite courte. Comme elles ſortoient, Amaldée entra. Federic le reçeut malgré luy avec beaucoup d’aigreur, bien qu’il n’euſt point voulu l’offenſer, il ne laiſſoit pas de le faire, il ſembloit à la Princeſſe de Sicile, qu’on luy voloit ce cœur qu’on ne luy donnoit pas quand elle l’avoit ſi bien merité. Elle ne pouvoit eſtre contente de celuy qui le donnoit à une autre. La Princeſſe de Mantouë vous envoye-t’elle icy, luy dit Federic d’un ton fort ſec ? Amaldée ſans luy repondre là deſſus, luy demanda ſeulement ce qu’il en trouvoit, & ſi elle n’eſtoit pas belle ; je ne l’ay pas aſſez remarquée, luy repondit-il ſur ſon premier ton, je crains bien, luy repartit Amaldée avec aſſez d’aigreur à ſon tour, que vous ne l’ayez trop veuë pour voſtre repos, & pour le mien ; & cette affectation de ne point parler d’elle, me paroiſt une crainte d’augmenter ma tendreſſe en loüant la Princeſſe qui l’a fait naiſtre. Federic eſtoit ſi confus, & ſi deſeſperé de luy voir tant d’emportement, qu’il n’eut pas le courage de luy repondre, & Amaldée ſe confirma de plus en plus dans le ſoupçon qu’il fut devenu amoureux de ſa Maiſtreſſe ; il s’en fâcha ſans démeſler ſes propres penſées, il luy ſembla qu’il ne s’inquietoit guere qu’elle aimaſt Federic, & il ne pouvoit ſouffrir qu’elle en fut aimée. Je me trompe, diſoit-il, & la jalouſie me trouble l’eſprit. Je ne dois craindre qu’il l’aime, que de peur qu’elle l’aime auſſi, mais, reprenoit-il un moment aprés, je ſens que j’apprehende tout du coſté de Federic, méme ſans rapport à la Princeſſe, je ſuis inſenſé, ajoûtoit-il, enfin je ſuis amoureux puiſque je ſuis jaloux, & je ne peux l’eſtre que de la Princeſſe de Mantoüe, il ne ſçavoit pourtant conclure cela de bonne foy, & il eſtoit ſuſpendu entre ſa raiſon & ſes ſentimens, qu’il ne pouvoit accorder, mais il eut des allarmes plus vives. Federic ne pouvant ſe reſoudre à laiſſer faire à ſa rivale tout le progrés qu’elle auroit voulu pendant qu’il s’amuſeroit à ſe plaindre, ſortit de la chambre dés le lendemain, & parut fort triſte, mais ſi beau, que la Princeſſe de Mantoüe le loüa extraordinairement, & donna des preſſentimens de la verité à la Reine, que ſon experience rendoit habile ſur ce qu’on ſentoit pour Federic, elle trouva deux rivales, & n’eſtoit point aimée. C’étoit aſſez pour la porter à de terribles extrémitez : elle eſtoit imperieuſe naturellement, neanmoins comme l’amour ſait de grands changemens dans l’ame de ceux qu’il poſſeda, la grandeur de ſa paſſion luy fit entreprendre ce qu’elle n’auroit jamais fait ſans ſon aide. Federic ſe trouvant auprés d’une feneſtre où il révoit profondement, elle fit ſemblant de regarder les jardins, & s’approchant de luy, vous eſtes indigne, luy dit-elle, de ce qu’on veut faire pour vous ; vous devez vous eſtre apperçeu que je vous aime, vous aimez Camille, & je vous la rends, mais auſſi que cét effort extraordinaire vous engage à un peu de reconnoiſſance ; elle n’attendit pas ſa réponſe, & une grande rougeur luy couvrant le viſage, elle ſortit & alla trouver le Roy, luy demanda la grace de Camille, & luy dit que ſa ſeverité devoit eſtre ſatisfaite, & qu’il falloit qu’à ſon tour l’amitié le fuſt auſſi. Le Roy eut bien de la peine à y conſentir, mais aprés mille careſſes, dont il ne luy devoit tenir guere de compte, elle en obtint ce qu’elle demandoit, à condition toutefois que ſa fille ne ſe montreroit point devant luy. De là elle paſſa dans l’appartement de Camille, qu’elle trouva dans une triſteſſe à faire mourir de pitié toute autre qu’une rivale. L’abſence de Federic qui n’eſtoit que pour elle, & que l’Amirale ne partageoit pas, eſtoit une douleur que juſqu’à lors elle avoit ignorée, & qu’elle eut loiſir de ſentir dans toute ſon étenduë. La viſite de la Reine l’étonna, mais ſa ſurpriſe augmenta cruellement quand elle luy tint ce diſcours ; allez remercier le Prince de Sicile de voſtre grace, c’eſt à luy que vous la devez, il vous rend libre en vous faiſant une infidelité pour la Princeſſe de Mantoüe. Camille ne vouloit point de liberté à ce prix, & la Reine ſortit ſans luy dire rien de plus. Comme en la brouillant avec Federic, elle luy oſtoit le fruit du ſervice qu’apparemment elle avoit voulu luy rendre, elle eſperoit s’attirer tout. Camille auroit mieux aimé demeurer dans le doute de ce qui ſe paſſoit entre Federic & l’Amirale, que d’avoir la certitude de ce qu’il reſſentoit pour la Princeſſe de Mantoüe ; une nouvelle rivale reveille toutes les douleurs ; elles augmentent chaque fois qu’on eſt obligé d’en prendre, parce qu’on y ajoûte celles qu’on avoit déja euës. Penetré de mille penſées differentes, elle ne ſuivit que celle que le dépit luy inſpira, qui fut de ne jamais parler à Federic. En effet elle eut tant d’adreſſe à en éviter les occaſions, que quand il les auroit cherchées plus qu’il ne faiſoit, il n’en ſeroit jamais venu à bout. Federic, la Princeſſe de Mantouë, & la Reine juſtifioient ſi bien tout ce qu’il avoit dit, qu’on n’en pouvoit douter. La Princeſſe de Sicile eſtoit bien aiſe d’oſter un cœur à celuy qui luy oſtoit le ſien, & de ſe venger par là de tous les chagrins qu’Amaldée luy avoit cauſez, elle y reüſſit. Un jour qu’ils ſe rencontrerent, ce Prince luy dit fort triſtement ; hé bien vous aimez ma Maiſtreſſe, faut-il que je vous la cede ? ne me la cedez point, luy répondit-elle fierement, il faut diſputer ſon cœur par des ſoins, & malgré la tendreſſe que j’auray pour elle, faudra-t’il qu’elle ſoit à vous ? la tendreſſe que vous aurez pour elle ! répondit Amaldée, ah ! je ne puis ſoûtenir ce coup ! quoy donc je ſeray trahy par mon meilleur amy ! il faut rompre ſi vous aimez la Princeſſe de Mantouë : rompons, dit la Princeſſe de Sicile, outrée de luy voir des mouvemens qu’elle ne croyoit pas cauſer, car l’amour n’a jamais produit tant de bizarreries ſans ſe faire connoiſtre, qu’il en produiſoit dans l’ame d’Amaldée. Ils ne ſe parlerent plus de ce jour, & la Princeſſe de Sicile donnant à ſa rivale toutes les heures qu’elle auroit paſſées avec ſon Amant, ſe dedommageoit de ce qu’elle pouvoir perdre, parce qu’il perdoit auſſi & s’employoit toujours à mettre obſtacle aux progrés que ſa paſſion pouvoit faire, ſi elle ne pouvoit l’empeſcher d’en avoir, trop heureuſe de ſe donner une occupation ſi utile ! cela faiſoit une diverſion à ſes ſentimens, que l’oiſiveté auroit rendus plus ardens. La Princeſſe de Mantoüe étoit charmée de voir un ſi heureux ſuccés à ſon deſſein, que d’abord elle avoit cru ne pas executer ; elle ne fit plus de reflexion ſur la difficulté qu’elle y avoit preveuë, puiſque cette difficulté eſtoit levée. Quand on eſt contente du preſent, on ne détourne point ſa veuë ſur des ſouvenirs faſcheux, ou quand on y fait quelque reflexion, les maux paſſez ne ſervent qu’à faire trouver plus de plaiſirs par l’oppoſition des biens preſens. La Reine eſtoit furieuſe de voir qu’on avoit changé ſuivant ſes maximes, & qu’on n’avoit point changé pour elle. Il luy auroit eſté moins cruel de voir que Federic euſt continué d’aimer Camille, que de voir qu’il commençoit d’aimer la Princeſſe de Mantoüe, il pouvoit bien avoir ſoupiré pour ſa fille, ſans l’offencer, puiſqu’il ne ſçavoit pas qu’elle eſtoit belle, mais il ne pouvoit l’avoir connuë, même avoir reconnu la tendreſſe qu’elle avoit pour luy, & la ſacrifier à une autre, ſans un mêpris horrible. C’eſt particulierement la preference qui outrage. Camille de ſon coſté n’avoit point d’autre party à prendre que celuy de ſe plaindre avec ſon frere, & luy que de ſe plaindre avec ſa ſœur ; ils augmentoient leurs douleurs en les meſlant enſemble. L’Amirale qui s’informoit avec ſoin de tout ce qui regardoit Federic, eſtoit inſtruite des moindres circonſtances de ſon mal-heur : elle devint amie de la Princeſſe de Majorque depuis qu’elles n’eurent rien à craindre l’une de l’autre, & depuis qu’elles redouterent également une rivale. Elles chercherent même enſemble les biais de luy nuire. L’Amirale ne pouvoit ſe reſoudre à perdre le fruit de ſon voyage, elle vouloit parler au moins à l’ingrat Federic, mais il n’y avoit pas de moyen ; il eſtoit le plus qu’il pouvoit avec la Princeſſe de Mantoüe, & plus qu’il ne vouloit avec la Reine, qui tâchant de ne point faire d’éclat, ſe ſervoit des meſmes raffinemens qu’il avoit eus à l’égard d’Amaldée, & luy voloit des momens qu’il deſtinoit à la Princeſſe de Mantoüe, & qui eſtoient ſon pis aller à luy-même. Par ce moyen la Reine partageoit ſes aſſiduitez, ou plutoſt elle les luy rendoit, ou ſe les faiſoit rendre malgré luy. Il n’avoit qu’une complaiſance forcée pour elle ; rien ne le portoit à en avoir que la ſeule conſideration de ſon rang ; ainſi ſes empreſſemens n’ayant pas le meſme motif qui le faiſoit agir pour la Princeſſe de Mantoüe, avoient une notable difference. Federic avoit quatre Maiſtreſſes en même temps ; il eſtoit l’Amant de ſa rivale, & le rival de ſon Amant, & ſoutenoit particulierement ces deux derniers caracteres avec éclat. Comme Amaldée auroit veu ſans chagrin la paſſion de ſa Maiſtreſſe ſi ſon amy ne luy avoit pas marqué une tendreſſe reciproque, il negligeoit fort de ſe plaindre d’elle, ſouvent il ne luy parloit que de choſes indifferentes ; mais un jour remarquant l’inquietude de Federic qui ſe promenoit avec la Reine, & qui tâchoit de s’approcher de luy pour entendre ce qu’il diſoit à la Princeſſe de Mantoüe, il reſolut à ſon tour de luy faire paſſer de fâcheux momens, & hauſſant la voix, ah ! Madame, luy dit-il, n’avons nous rien à nous dire de plus doux, il ſemble que nous craignons que Federic ne nous écoute, comme il écoutoit effectivement, elle luy répondit avec beaucoup de froideur ; plus la converſation eſt indifferente, & plus elle doit eſtre agreable : quelle rigueur ! s’écria Amaldée avec un chagrin qui n’eſtoit pas abſolument feint, puis qu’il jugeoit que ſon indifference pour luy, ne venoit que de la tendreſſe que Federic avoit pour elle. Eſt-ce, continua-t’il, par ces choſes indifferentes que le Prince de Sicile a ſçeu vous plaire, & vous a-t’il accoutumée à des converſations ſi peu tendres, que vous n’en puiſſiez ſouffrir d’autres. Federic ſe connoiſſoit trop en mouvemens, pour ne pas remarquer que ceux d’Amaldée avoient un principe tres-tendre, ſans demêler qu’il eſtoit la cauſe de cette tendreſſe, puiſque celuy qui la reſſentoit ne le demêloit pas luy-même, il en conçeut toute la rage que la Princeſſe de Mantoüe en auroit deu conçevoir, il laiſſa paroiſtre à la Reine qui n’en prit pas moins, & ces quatre Amans, dont deux ſeulement l’étoient à bon titre, ſe partagerent fort peu judicieuſement, faute de connoiſtre la verité de ce qu’ils reſſentoient. Federic qui eſtoit entraîné vers Amaldée y entraînoit auſſi peu à peu la Reine, qui attribuant cette violence à la Princeſſe de Mantoüe voulut l’en éloigner, & détourna bruſquement dans une allée oppoſée. L’entretien du Prince de Majorque & de la Princeſſe de Mantoüe retomba inſenſiblement dans ſa premiere tiedeur, dés que la preſence de Federic ne les anima plus, elle ne s’empreſſa guere à ſe juſtifier des ſoupçons d’Amaldée, & une certaine mélancolie le prit, qui l’empécha de la preſſer d’avantage là deſſus. De leur côté, Federic & la Reine étoient dans un deſordre inconçevable, Federic étoit au deſeſpoir de n’eſtre plus le témoin d’une converſation qu’il s’imaginoit avoir eſté pouſſée plus loin ; & la Reine eſtoit au deſeſpoir de voir le ſien ; quoy qu’ils ne ſe parlaſſent preſque point, ils ne ſe quitterent pas ſi toſt. La Reine retint Federic autant que la bien-ſeance le luy put permettre, & il ſe retira ſi outré de ce qu’il avoit entendu, qu’il ſe reſolut, ſuivant la coutume de ceux qui aiment, d’entendre deſormais tout ce qu’il auroit ſouhaitté de ne point ſçavoir, il ne quittoit plus Amaldée, qui luy donnoit innocamment mille marques de ſa jalouſie, il ne pouvoit ſouffrir qu’il parlaſt à la Princeſſe de Mantoüe, il l’interrompoit dés qu’il les voyoit enſemble, Federic en faiſoit autant de ſa part, ainſi ils ſe cauſerent cent petits chagrins l’un & l’autre, & irritoient leur tendreſſe reciproque par les marques qu’ils en donnoient à la Princeſſe de Mantoüe ; ſes ſoins redoublés l’importunoient, deux paſſions nuiſoient à la ſienne, il falloit ſe défaire de l’une ou de l’autre, ſans doute le ſort devoit tomber ſur celle d’Amaldée, mais comme elle ne l’avoit pas fait naiſtre, ſon pouvoir ne s’étendoit point juſques-là, & c’étoit en vain qu’elle entreprenoit de l’en guerir. Un jour qu’il avoit rompu leur entretien à ſon ordinaire, elle ſe mit ſur le chapitre des Amans jaloux ; pour moy, dit-elle, je croy que les aſſiduités d’un Amant de ce caractere, diminuent autant l’eſtime qu’on a pour luy, que celles d’un Amant plus circonſpect peuvent la faire croiſtre, c’eſt une premiere veüe qui fait naiſtre la tendreſſe quand elle eſt heureuſe, celles qui ſuivent ne ſervent qu’à confirmer ce qu’elle a déja fait, mais quand elle ne produit rien, toutes les autres ne ſervent qu’à irriter nôtre dureté par l’obſtacle qu’on y veut mettre. Il ſemble qu’on veuille emporter nôtre cœur de vive force. Il eſt né libre, & quand il ne ſe donne pas luy même, rien ne nous le peut oſter. Il eſt tout vray repliqua le Prince de Majorque, lors qu’on n’a pas plû d’abord, c’eſt inutilement qu’on ſe travaille pour y parvenir. La Conſtance déplaiſt dans un Amant rebuté autant qu’elle charme dans un Amant qui plaiſt, mais quand on n’a pas reüſſi dans ſon amour, on veut du moins reüſſir dans la jalouſie, & c’eſt aſſez que d’empécher un rival de proſiter de nôtre diſgrace, & aſſurement il a plus de part à nos aſſiduités qu’une Maiſtreſſe à qui on ne les doit plus dés qu’elle les permet à un autre. Federic ſans ſçavoir pourquoy, trouva tant de douceur à ce mot, que regardant Amaldée d’une maniere tres-obligeante ; Un Amant habile, luy dit-il, ne doit point étre ſcandaliſé d’un procedé qui marque le cas qu’on fait de ſon merite, & c’eſt beaucoup que de s’attirer l’eſtime de ſon rival. La Princeſſe de Mantoüe à ce mot la regarda avec étonnement ; & ſans comprendre pourquoy il prenoit le party d’Amaldée au prejudice du ſien méme en un endroit apparamment ſi contraire à ſes intereſts, on peut dire qu’il luy donna en ce moment de la jalouſie avec plus de juſtice qu’elle ne luy en donnoit. Elle le quitta ſur quelque pretexte avec aſſez de dépit, & dés le lendemain voyant Federic dans la chambre de la Reine qui étoit occupée pour quelques affaires, elle tâcha de s’approcher de luy, & luy dit, je ne ſçay en verité pourquoy vous avez plus d’égards pour un amy qui ne devroit plus l’étre, que je n’en ay pour un Amant que je dois ménager par mille raiſons. Que voulez-vous que je faſſe, luy dit-il, il en uſe fort bien avec moy, il a été mon vainqueur… Ah ! luy dit la Princeſſe en l’interrompant, tient on compte de quelque choſe à un rival ? vous meriteriez bien qu’à vôtre exemple je luy tinſſe compte des deſſeins qu’il a pour moy, cependant je veux bien vous en donner un autre, puis qu’il vous en faut un pour vous mettre dans le devoir d’Amant, traitez-le comme je le traite, ce n’eſt pas trop vous demander ; mais Madame, luy repliqua-t’il, ſerois-je ingrat envers ce Prince dont les ſentimens ſont ſi genereux ? mais reprit-elle encore une fois, je n’en ay jamais veu de pareils aux vôtres, & je croy que vous aimez mieux vôtre rival que vôtre Maîtreſſe. Ils n’en ſçeurent dire d’avantage, car la Reine revenant avec precipitation les interrompit. Cependant Amaldée, & Federic continuoient à ſe faire mille honneſtetés, & toûjours en preſence de la Princeſſe de Mantoüe, ils ne la quittoient point, elle avoit beau les deffendre à Federic, il eſtoit commandé par quelque choſe de plus puiſſant ; ils ſe broüillerent & s’accommoderent ſouvent, car la penſée qu’elle n’eſtoit jalouſe que d’un rival luy faiſoit condamner tous ſes mouvemens comme ridicules, mais nos vrays Amans ne pouvoient être long-tems en bonne intelligence parmy tant d’embarras. Amaldée ſe mit en teſte de s’éclairçir de tout ce qu’il ſentoit d’étrange. Il communiqua ſon deſſein à Federic, & luy dit qu’il falloit mettre fin à leurs differens, en examinant toutes leurs penſées les plus particulieres avec la Princeſſe de Mantouë, celuy qui ſe trouvera l’aimer de la meilleure foy, dit-il, l’aimera ſeul, & l’autre n’y mettra point d’obſtacles : Federic avoit trouvé le temps de leur intelligence ſi doux & ſi court, qu’il euſt bien voulu le continuer, il tâcha de s’oppoſer à la curioſité d’Amaldée, c’eſtoit déja un ſujet d’explication entre eux. Federic luy reprocha qu’il aimoit violamment la Princeſſe, puis qu’il vouloit eſtre ſeur de ſes ſentimens, méme au riſque de n’eſtre pas l’Amant heureux. Amaldée auſſi luy reprocha qu’il y avoit de l’injuſtice à luy, de croire en eſtre aimé & de le laiſſer aimer inutilement. C’eſt trop que de m’atacher encore à voſtre Char de Triomphe, luy dit-il, ce terrible mot penſa faire mourir la Princeſſe de Sicile, elle ne s’eſtoit jamais entendu parler avec tant de hauteur. Amaldée méme eſtoit ſurpris de ce qu’il avoit dit, & quoy qu’il n’y trouvaſt rien que de raiſonnable, il en eſtoit pourtant malgré luy ſi fâché, qu’il penſa luy demander pardon de ce qu’il ne luy avoit pas offert ſa Maiſtreſſe, & qu’il l’avoit traité en rival vulgaire, puis le reprenant tout d’un coup, il ſe reſolut ſans rien debroüiller, de pourſuivre ſon premier deſſein, & amenant avec luy Federic qui n’eſtoit pas en état de luy reſiſter, ny de luy dire une ſeule parole, ils entrerent enſemble dans l’appartement de la Princeſſe de Mantoüe, & la trouvant ſeule, Madame, luy dit-il, il eſt temps que je ceſſe d’eſtre miſerable, ou que je le ſois pour toûjours, parlez, Madame, faut-il que je conſente à l’union de vos cœurs, parlez Federic, luy dit-il, en jettant quelques larmes, aimez vous trop la Princeſſe pour voir ſans chagrin le mariage auquel nous ſommes deſtinez. À cét endroit cruel, Federic ne put ſupporter toute ſa douleur il s’évanouit, & on appella du monde à ſon ſecours, il revint enfin, mais ſans vouloir parler au Prince de Majorque. Cette avanture fut ſçeuë de la Reine, dont la paſſion augmentoit châque jours, & qui ayant eſſayé en vain de rendre Federic tout à elle, ſe reſolut de l’en éloigner tout a fait. Elle crut qu’il valloit mieux ſe priver de ſa veuë, que de le voir l’amant d’une autre. Si bien qu’elle fut trouver le Roy ; nous avons toûjours differé, luy dit-elle, de rendre Federic à Menfroy, par des raiſons de politique que nous croyions bonnes, mais aujourd’huy qu’il aime contre nous, je croy qu’il vaut mieux luy remettre entre les mains la cauſe de tant de troubles. Berranger fit aſſez de difficulté de s’y accorder, mais elle ſçeut luy repreſenter ſi vivement tous les malheurs qui les avoient accompagnez pendant qu’ils avoient porté les armes contre Menfroy, qu’il fut enfin de ſon avis. Neanmoins dés qu’elle trouva ſi peu d’obſtacle à ſon deſſein, elle commença de trembler pour l’execution : l’idée de Federic éloigné ſe preſenta à ſon cœur, avec une douleur ſi vive, qu’elle commença à combattre ſes propres raiſons, & à trouver que c’eſtoit un beau garant de la clemence du Roy de Sicile, que d’avoir ſon fils entre les mains, ſentant bien qu’elle aimoit mieux le voir ſoupirer pour une autre, que de ne le voir plus, & trouvant que tant qu’il ſeroit dans ſes Etats, elle auroit une eſpece de droit ſur luy ; l’ombre du moindre pouvoir eſt toujours quelque choſe pour une amante ; elle fit comprendre à Berranger que c’étoit en quelque façon eſtre maiſtre de la Sicile, que d’en avoir l’heritier en ſa puiſſance, mais comme l’intereſt de ſa tendreſſe ne dévoit pas eſtre negligé, elle voulut empeſcher la ſuite de celle qu’il avoit pour la Princeſſe de Mantouë, en preſſant le Roy de conclure ſon mariage avec Amaldée. Elle avoit toûjours differé d’en parler, de peur de ſe montrer trop intereſſée à la choſe, il eſt bien difficile de paroiſtre indifferente quand on ne l’eſt pas, mais cette occaſion eſtoit favorable, elle avoit parlé de renvoyer Federic, & elle evita de le méler dans cette avanture. Le Roy n’avoit rien ſçeu de ſa paſſion pour la Princeſſe de Mantouë, elle vivoit avec Amaldée d’une maniere à ne donner pas de lieu aux ſoupçons de gens indifferens. Le Roy ſe trouva donc tout diſpoſé à haſter les choſes, il falloit conſulter les deux partis. La Reine ſe chargea d’en parler à la Princeſſe, & l’ayant fait venir dans ſon cabinet, aprés luy avoir fait cent careſſes ; l’alliance que nous allons faire, luy dit-elle, m’oblige à vous traiter comme ma fille. Tout eſt preſt pour voſtre mariage, Amaldée eſt enfin revenu de ſon indifference, & vous aime juſqu’à étre jaloux du volage Prince de Sicile ; il aura ſans doute feint pour vous quelque tendreſſe, car il n’y a point de belle qui ſoit exempte de la ſienne, Camille en fut aimée pendant qu’elle fut en Sicile, il m’a voulu aimer auſſi, luy dit-elle en riant, je croyois qu’il vous aimoit, & d’aujour-d’huy j’ay découvert une nouvelle intrigue. Le dépit s’empara de l’ame de cette jeune Princeſſe, apprenant que Federic n’avoit pas un cœur auſſi neuf que le ſien, elle n’avoit ſçeu de ce qui s’eſtoit paſſé entre Camille & luy, & elle eſtoit là deſſus d’une ſi grande delicateſſe, que les ſentimens méme qu’il avoit eus avant que de la connoiſtre, la rendoient jalouſe. Elle auroit voulu s’attirer toutes les penſées, dont il eſtoit capable, comme elle luy vouloit donner toutes les ſiennes. Il luy eſtoit égal qu’on rendit à d’autres les meſmes ſoins qu’on luy avoit donnés, ou qu’on en euſt donné à d’autres avant que de luy en rendre, puis qu’ils eſtoient également perdus pour elle, & quel ſurcroy de douleur, de voir que même ils eſtoient partagez dans le peu de temps qu’elle les avoit reçeus ? elle demanda à la Reine en tremblant, avec qui Federic avoit un nouvel engagement. Vous eſtes curieuſe, luy dit la Reine, avec un enjoüement affecté ; c’eſt, luy répondit-elle fort triſtement, une curioſité que j’aurois pour tout autre comme pour Federic, mais je ne ſerois pas fâchée de ſçavoir ſes intrigues. La Reine feignant d’eſtre de ſon avis, & de ne point remarquer ſon embarras, luy dit, en effet il eſt fort plaiſant de découvrir ce qu’on veut nous cacher, pour moy je m’intereſſe dans une affaire du moment que je la ſçay, & elle me donne preſque autant de plaiſir, que ceux qui y ont la premiere part, il faut nous en rejoüir, adjouta-t’elle, & je vous donneray les moyens de le convaincre d’inconſtance. La deſſus Federic eſtant entré dans ſa chambre, il faut, dit-elle, le faire entrer icy, nous verrons comme il repondra à nos attaques, mais la Princeſſe n’eſtoit pas en état de ſoutenir ſa veuë, elle ſortit ſur le pretexte d’un mal de teſte qui luy venoit de prendre, & la Reine s’applaudiſſant de ce que ſa malice avoit reüſſi, la voulut pouſſer plus loin, & ayant fait donner un ſiege à Federic, je vous ay enſin obtenu, luy dit-elle, le plaiſir de retourner en Sicile, ce mot le fit pâlir, & la Reine continuant dit. Le Roy a toûjours eu intention de vous rendre maiſtre de voſtre conduite, depuis qu’il s’emporta mal à propos à l’occaſion de Camille, mais le mariage d’Amaldée l’a toûjours occupé dépuis ce temps-là, & l’a empeſché juſques icy de vous en parler. Comme il eſt conclu preſentement, & que la ceremonie s’en fait dans peu de jours ; peut-eſtre en voudrez-vous bien eſtre le témoin ? ou ſi vous ne le trouvez pas à propos, vous eſtes libre, & vous pouvez partir quand bon vous ſemblera, ſi les plaiſirs qu’on prepare pour cette feſte, vous ſont indiſſerens, & ſi nous ne meritons pas que vous nous donniez de voſtre gré quelques jours : vous ne répondez rien, luy dit-elle, ce mariage n’eſt-il point de voſtre gouſt ? Madame, luy dit-il, ſe faiſant une grande violence, la ſeule penſée de vous quitter m’a empêché d’entendre tout ce que vous m’avez pû dire quand ce mariage s’achevera-t’il ? Il ſeroit déja achevé ſans les froideurs d’Amaldée, dit la Reine, croijant eſtre fort malicieuſe, car la Princeſſe de Mantouë le ſouhaite ardamment ; Federic reprit un peu de joye à ce mot, & proteſta ſi bien à la Reine qu’il n’eſtoit point amoureux de la Princeſſe de Mantouë, & luy dit tant de choſes obligeantes, qu’elle demeura plus contente qu’elle ne ſe l’eſtoit promis, & Federic eſpera de faire trouver bon à la Princeſſe, qu’en luy ſacrifiant effectivement la Reine il feroit ſemblant de la quitter. L’intelligence qui eſtoit entre eux, pouvoit autoriſer cette penſée, mais tous ces projets n’eſtoient plus de ſaiſon, grace à l’artifice de la Reine, toutes ſes meſures furent rompuës par la jalouſie qu’elle avoit jettée adroitement dans l’ame de ſa rivale. Cette Princeſſe ne le regardoit plus, & ce fut en vain que les jeux de Federic voulurent luy dire qu’il falloit qu’il euſt un entretien particulier avec elle ; ils ne rencontrerent plus les ſiens, s’eſtant meſme approché de ſon oreille, pendant qu’il n’eſtoit obſervé de perſonne, il luy dit, Madame, on veut que je vous abandonne, mais je vois un changement en vos manieres qui pour peu que vous le continuïez ira peut-eſtre juſqu’à me ſacrifier au Prince de Majorque. Elle détourna fierement la teſte ſans luy répondre, & preſentant ſa main à Amaldée, il fut obligé de la ramener à ſon appartement. Il ne remarqua pas la maniere obligeante dont elle la luy avoit donnée, il avoit mille choſes fâcheuſes dans l’eſprit à ſon occaſion. Le Roy l’ayant envoyé querir luy avoit commandé abſolument de l’épouſer dans huit jours, c’eſtoit tout ce que ſa reſiſtance en avoit pû obtenir. Il avoit beaucoup de negligence pour elle, & il commença dés ce ſoir à luy rendre toutes celles qu’elle avoit euës pour luy, ainſi ils paſſerent tous trois une fort méchante nuit. La Princeſſe de Mantoüe avoit eſté ſi ſurpriſe de la perfidie de Federic, que d’abord elle n’avoit pas ſongé qu’Amaldée luy eſtoit plus fidelle. L’eſprit attaché ſur ſon mal-heur, ne luy permettoit point de veües agreables ; il eſt bien difficile au moment qu’une forte paſſion ſe voit trahie, de penſer à en faire naître une autre, elle n’y ſongea que quand Federic voulut agir avec elle à l’ordinaire : elle ſe reſolut tout d’un coup de ſe vanger, elle penſa que le Prince de Sicile eſtoit glorieux, & qu’il ſeroit fâché qu’on luy enlevaſt ſa conqueſte ; quand on en perd une, le deſſein vient naturellement d’en faire une autre, mais ce n’eſt que pour ſe faire valoir à ſon premier Amant, qu’on taſche d’en faire un ſecond ; & il doit ſe ſçavoir peu de gré des démarches qu’on fait pour luy, puiſque tout ſe rapporte à la tendreſſe qui avoit d’abord prévalu. Amaldée, comme nous avons déja dit, n’examina point tout cela ; il avoit ſi peu de panchant pour la Princeſſe de Mantoüe, qu’il ne prenoit pas garde à ſes actions, le ſeul chagrin de Federic eſtoit capable d’augmenter le ſien, il ne pouvoit plus luy parler dépuis l’avanture qui luy eſtoit arrivée chez la Princeſſe, parce que Federic l’évitoit avec beaucoup de ſoin ; il ſe repentoit méme d’avoir preſſé une declaration où il prenoit ſi peu d’intereſts, & il ſentoit plus vivement le chagrin d’eſtre broüillé avec ſon rival, que le plaiſir d’eſtre bien avec ſa Maitreſſe, de ſorte que l’eſprit tout remply de Federic, il luy écrivit cette lettre.

AMALDÉE

À

FEDERIC.

I’Ay mille choſes à vous dire, Prince, & vous apportez mille ſoins à ne les pas entendre ; vous avez autant d’empreβement à me fuir, que j’en ay à vous chercher ; enfin je remarque dans toutes vos actions un air de mépris auſſi ſingulier que l’estime que j’ay pour vous eſt particuliere, a-t’on jamais veu un rival en uſer comme vous faites ? on ſe parle avec aigreur entre rivaux ; mais toujours on ſe parle, & voſtre ſilence eſt plus deſeſperant que tout ce que vous pouriez me dire de fâcheux. On a quelque animoſité ſur ce qui regarde la concurrence, mais on s’en relaſche pour le reſte, & vous ne vous relaſchez jamais de la voſtre ny de ces manieres fieres, & pleines de dépit, que je ne ſçaurois conçevoir ; il y a plus que de la concurrence entre nous. Ie ſuis obligé de m’en prendre à cette antipathie que vous ne m’aviez fait oublier, qu’afin de m’en faire reſſouvenir avec plus de douleur. Pourquoy l’aviez-vous quittée puiſque vous ne la quittiez pas pour toujours, & que deſormais vous ne l’abandonnez pas un moment ? ah ! que voſtre amitié m’a deu eſtre cruelle, puis qu’elle n’eſtoit pas ſincere. C’est un raffinement de haine, dont il n’y a que vous ſeul qui ſoyez capable, cependant je ne la merite point. A-t’on jamis veu un rival en uſer comme je fais, vous eſtes aimé, vous me haïſſez, ma paſſion ne ſert qu’à rendre vôtre victoire plus éclatante, je ſuis miſerable, on me veut rendre heureux, & je m’y oppoſe de peur de vous déplaire, c’est un rafinement d’amitié dont à mon tour il n’y a que moy qui en ſois capable. Helas ? pourquoy nos ſentimens eſtant ſi ſemblables par leur force, ont-ils des motifs ſi differens ? quittons cette égalité fatale puis qu’elle produit des effets ſi contraires ; diminuez un peu la dureté de voſtre procedé, & je conſens à augmenter l’honneſteté du mien, ou plutoſt rencontrons-nous toûjours dans la meſme ardeur, & changez ſeulement de deſſein, &, s’il ſe peut, de conduite.

Aprés qu’il eut achevé cette lettre, il la relut vingt fois, & ne trouvoit point qu’elle exprimaſt aſſez tout ce qu’il vouloit dire ; il luy ſembloit que les termes d’amitié eſtoient impropres & il ne pouvoit pourtant raiſonnablement ſe ſervir de ceux qu’il jugeoit plus convenables. Il ſentit de grandes agitations toute la nuit, le jour luy ſembloit plus long-temps à paroître qu’à l’ordinaire, & il eut des impatiences que Federic eut reçeu ſa lettre, auſquelles ſucceda la crainte qu’il ne voulut point la reçevoir, ou qu’elle ne le perſuadaſt point aſſez. Il la reçeut cependant, & elle fit tout l’effet qu’on en devoit attendre. Elle le ſurpriſt agreablement, il ne voyoit que des malheurs pour luy de tous côtez, & un rayon d’eſperance du côté d’Amaldée les ſuſpendit avec plaiſir, & ſans conſulter que ſon premier mouvement, il luy fit auſſi-toſt cette réponſe.

FEDERIC

À

AMALDÉE.

I’ay trop de raison de vous fuir, & je ne vous fuis pas autant que je le dois, mais ſi vous avez diſtingué dans mes fuites un air particulier, que ne le diſtinguez-vous tout à fait ; & pourquoy prenez-vous pour du mépris ce qui luy reſſembleroit ſi peu, ſi vous l’examiniez mieux. Puiſque vous faites une difference ſi juſte de ma maniere d’agir d’avec celle d’un rival ordinaire en portant la penetration un peu plus loin, vous ne prefereriez pas l’aigreur des rivaux à la delicateſſe d’un amy qui ne ſçauroit dire ny penſer rien de facheux pour celuy qui a merité ſon eſtime. Il y auroit moins que de la concurrence entre nous, ſi vous n’aimiez pas la Princeſſe de Mantoüe, & il y auroit peut-eſtre quelque choſe de plus agreable, ſi vous aviez mieux connu le Prince de Sicile, vous ne me demanderiez pas de me relaſcher d’un moment de ce que vous ſeparez ſi bien de la concurrence, peut-eſtre en ſouhaiteriez-vous la continuation avec autant d’ardeur que vous en avez à vous plaindre. Vous rappellez cette pretenduë antepatie dont je ne vous ay que trop deſabuſé, & dont pourtant je ne me ſuis repenty qu’aprés que vous avez eu une Maistreße. Que toutes mes froideurs vous ont deu eſtre douces, puis qu’elle n’étoient pas ſinceres, eſt il des rafinemens de haine ? helas on ne haït guere quand on y rafine ; mais enfin pourquoy rafinez vous ſur l’amitié quand vous avez de la tendreße, je ne ſçaurois ſouffrir ce cruel partage. Haïſſez-moy comme un vray rival ſi vous aimez comme un vray Amant, n’ayez point pour moy des égards qui peuvent m’étre ſi dangereux, ſoûpirez en repos pour la Princeſſe de Mantoüe, je ne l’aime point puis qu’il faut l’avoüer, je ne vous y nuiray plus, & ce que je luy ay fait voir de ma paſſion n’est pour ſervir qu’au triomphe de la voſtre. Si vos ſentimens eſtoient ſemblables à ſon égard que nous ſerions amis ? c’eſt cette ſeule égalité que je demande, changez de deβein pour elle, & je changeray de conduite avec vous.

Federic eut moins d’impatience d’envoyer ſa lettre qu’Amaldée n’en avoit eu. Il trouvoit qu’il en avoit trop dit, il balança long-temps à la donner juſqu’à ce que quelqu’un l’étant venu demander de la part de la Reine, il la donna afin de n’y faire plus de reflexion, il commanda qu’on la portât au Prince Amaldée, qui ne fut pas aſſez heureux pour la reçevoir, celuy qui fut chargé de ce billet en avoit porté quelques uns à la Princeſſe de Mantoüe de la part de Federic, qui le luy donna bruſquement ; il entendit mal ce que le Prince luy diſoit, & crut qu’il devoit le donner encore à la Princeſſe de Mantoüe. Elle le reçeut, & le leut avec toute la fureur qu’une confirmation ſi autentique de perfidie pouvoit luy donner : quoy ? s’écria-t’elle, il ne ſe contente pas de me trahir, il veut m’oſter le ſeul Amant qui me reſte, ah ! quelle rage eſt la ſienne ? j’aurois ſouffert ſon indifference ſi elle n’eût pas êté volontaire, mais je ne puis ſouffrir l’outrage qu’il me fait avec deſſein ; il faut le punir, par ce qu’il apprehende le plus. On eſt particulierement jalouſe de ſa beauté, & ſouvent on ne veut un Amant que pour en rendre témoignage. De ce pas elle alla chez la Reine, Federic venoit d’en ſortir. La Reine eſtoit ſi contente de luy, qu’elle ne pouvoit déja plus regarder la Princeſſe de Mantoüe comme ſa rivale. Elle fut encore confirmée du ſacrifice que Federic luy avoit fait par l’envie que la Princeſſe luy témoigna d’étre bientoſt ſa belle fille, il n’y avoit plus d’obſtacles, que du côte d’Amaldée, qui eſtant entré en ce moment payoit toutes ſes avances par des froideurs extraordinaires, les mépris que l’on a pour une belle, luy font plus de dépit encore que tous ceux qu’on pourroit marquer au plus amoureux de tous les hommes ; elle accuſoit Federic avec juſtice de celuy qu’on faiſoit de ſes charmes, & pour luy faire croire du moins qu’elle n’eſtoit par ſi mépriſable, & qu’on la conſoloit de l’avoir perdu, elle luy renvoya ſon billet avec ordre de dire que le Prince Amaldée le luy avoit donné, & qu’elle luy en faiſoit reſtitution. C’eſtoit encore beaucoup que de ſatisfaire ſa vanité, & d’avoir une apparence ſi favorable quand tout luy eſtoit contraire. En effet la Princeſſe de Sicile révoit ſeule quand on luy rapporta ſa lettre. Quelle ſurpriſe fut la ſienne ? ah ! s’écria t’elle, faut-il que ne paroiſſant pas Amante, on me traite pourtant comme l’Amante la plus mépriſée, & qu’on me ſacrifie à ma rivale ? ce dernier trait acheve tous les autres, je n’ay plus rien à eſperer, on agit avec moy comme avec la Princeſſe de Sicile, je dois agir auſſi comme elle, & reprocher ſa lâcheté à celuy, qu’helas ! je ne puis accuſer de perfidie, puiſqu’il ne m’a jamais aimée : là deſſus elle courut chercher Amaldée qu’elle trouva dans les jardins du Palais, & luy donnant tous les noms que la rage inſpire, es-tu content de ces noms, luy dit-elle, & te ſemblent ils plus doux que mon ſilence ? il étoit ſi affligé qu’il ne ſçeut luy répondre une ſeule parole, & s’appuyant contre un arbre, il la regarda tendrement, & faiſant couler un torrent de larmes, il en tira à la fin des beaux jeux de cette irritée Princeſſe, elle ſe laiſſa aller ſur un ſiege de gazon vis-à-vis de luy, ils firent une converſation muette plus touchante que tout ce qu’ils auroient pû dire, mais elle ſe retira d’abord qu’Amaldée voulut ouvrir la bouche, & ſe ſauvant dans une allée ſombre, elle trouva Camille & l’Amirale qui la cherchoient ; s’eſtant liguées enſemble pour luy demander raiſon de la tromperie qu’il leur avoir faire ; elles s’eſtoient tuës aſſez longtemps, il faut qu’on faſſe à la fin un éclat, & qu’on ait la cruelle douceur de faire paſſer quelque méchants momens à celuy qui en a fait paſſer bien d’autres, elles y vinrent de compagnie, car on ne veut du particulier que lors qu’on a quelque choſe d’agreable à dire ; de plus elles s’encourageoient mutuellement, & elles pretendoient l’accabler d’avantage en le convainquant toutes deux enſemble des ſupercheries qu’il avoit faites à chacune d’elles en particulier ; elles luy firent cent reproches auſquels il ne ſçeut que répondre. Il reconnoiſſoit ſi bien à leurs mouvemens qu’il eſtoit épouvanté de ce qu’il venoit de faire la meſme choſe. Elles n’auroient jamais finy, on trouve toûujours quelque choſe à dire, & l’on eſt inepuiſable, quand il s’agit de donner l’eſſor à une paſſion. La violence de la leur paſſant dans leurs diſcours, elles firent aſſez de bruit pour ſe faire entendre d’Amaldée qui crut que ſon cher Federic eſtoit engagé dans quelque peril. Attiré par les ſoûpirs qu’il pouſſoit, il luy répondit par d’autres, & accourut à l’endroit où ſe paſſoit une avanture preſque ſemblable à celle qu’il venoit d’avoir. Il vit d’abord un Cavalier qui diſparut, & reconnoiſſant ſa ſœur qui eſtoit toute baignée de larmes, cruel amy luy dit-il, voyez quels maux vous nous faites ? cruel amy, vous-méme, luy repartit triſtement la Princeſſe de Sicile, pourquoy me ſacrifiez-vous à la Princeſſe de Mantoüe ? Moy vous ſacrifier ? luy dit Amaldée, moy qui luy marque tous les jours tant de mépris à voſtre occaſion ? voyez, luy dit-elle en luy montrant la lettre, ce que vous luy avez donné, & ce qu’elle m’a rendu. Amaldée proteſtant qu’il ne ſçavoit ce que c’eſtoit, le pria inſtamment de luy donner cette lettre, Federic ne put reſiſter à l’envie qu’il eut de la luy voir lire ; & Amaldée s’arreſtant à la fin, quoy ? luy dit-il, vous n’aimez pas la Princeſſe plus que moy ? quoy ! luy repartit Federic, & vous ne l’aimez pas vous-méme, plût au Ciel que je fuſſe en état de l’aimer, dirent-ils tous deux à la fois. Tout de bon ne l’aimez-vous point, dit Federic au Prince de Majorque ? non, répondit-il froidement, & ſi j’eſtois fâché que vous l’aimiez, c’eſt apparamment parce que je ne la trouve pas aimable, mais ſi vous ne l’aimez pas, pourquoy craignez vous que je l’aime ? il ſaut bien que vous ayez quelque intereſt caché ; j’en ay un ſans doute, dit Federic, mais encore, ne l’aimez-vous point, repetoit-il toûjours, que je ſois ſeur de vôtre indifference pour elle avant que d’avoüer rien, je vous en aſſure, parlez luy, dit le Prince de Majorque. Federic ne pouvoit plus tenir contre des apparences ſi flateuſes, & la preſence de Camille ne pouvoit arreſter ce qu’un moment ſi favorable luy fourniſſoit. J’aimay, dit-il, dés le moment que je vous vis, & j’aurois encore toute mon indifference ſi vous ne fuſſiez jamais venu en Sicile. Camille, qu’un tel diſcours charmoit, luy faiſoit ſecrettement reparation de tout ce qu’elle avoit dit & penſé contre luy, mais Federic s’arreſtant ſe trouva en beau chemin, & rougiſſant de ce que l’amour luy faiſoit dire, il auroit peut eſtre malgré toutes ſes reflexions, dit quelque choſe de plus, ſi le Roy ne l’eût interrompu. Il fut étonné de ce qu’il le tira en particulier pour luy parler, mais voiçy comme la choſe s’étoit paſſée.

La Reine qu’une trop longue abſence de Federic rendoit inquiette, l’avoit envoyé chercher, ſon imagination remplie de luy, le luy figuroit toûjours avec une autre, il falloit qu’elle le viſt pour calmer tous ſes ſoupçons, on luy dit qu’il eſtoit avec Amaldée & Camille, c’étoit aſſez pour l’alarmer. Le Roy eſtoit preſent quand on luy vint faire ce rapport, elle rougit de l’indiſcretion de celuy qui le faiſoit, & Berranger s’apperçevant de ſa rougeur, la trouva de tres-méchant augure. Ce qu’elle ajoûta en ſuitte avec aſſez d’emportemens, luy fit craindre tout, Camille, luy dit-elle, recommence ſes pourſuites, & il eſt fort à propos qu’on y prenne garde. Voſtre vertu eſt bien auſtere, Madame, luy dit-il, avec dedain, je vois bien que vous ne ſouffrirez guere d’Amant à voſtre fille, mais pour Federic, nous y donnerons ordre, & dés demain on peut le renvoyer en Sicile, pour empécher les ſuites d’un amour dont voſtre ſeverité s’allarme. Là-deſſus il deſcendit dans le jardin du Palais, en reſvant à ce qu’il venoit d’apprendre. Il y trouva Federic, & rompant la converſation qui luy plaiſoit tant, il luy en donna une fort chagrinante. Prince, luy dit-il, vous ſerez ſurpris que j’aye attendu ſi tard à vous dire que vous eſtes libre, mais auſſi deſormais rien ne vous retardera, tout ſera preſt pour voſtre embarquement, & des demain, ſi perſonne ne vous arrête icy, je prétens rendre honneſteté pour honneſteté au Roy de Sicile, en luy rendant ſon fils. En effet Berranger par le trouble de la Reine, avoit extrémement ſenti reveiller ſa gloire, & s’accuſant de l’avoir trop peu ménagée, il menagea en méme temps ſon repos. Il fit de grandes civilités à Federic, qui ne luy répondit que par une profonde reverence, il n’eut pas la force de le remercier d’une choſe qui le mettoit au deſeſpoir, & de ce qu’il luy rendoit une liberté qui luy alloit tant coûter ; quelle douleur pour la Princeſſe de Sicile, de partir dans le temps que ſa preſence pouvoit ſoutenir les ſentimens qu’Amaldée auroit infailliblement pris pour elle. Partir ſans ſe faire connoiſtre, ou ſe faire connoiſtre quand il falloit partir ? eſtoient des reflexions ſi tumultueuſes, qu’il luy falloit de temps pour ſe déterminer, la Reine n’eſtoit pas moins à plaindre qu’elle, l’idée de ne voir jamais ce que l’on aime eſt la plus cruelle choſe que l’imagination puiſſe repreſenter, il falloit qu’elle le viſt du moins encore une fois. Le Roy l’obſedoit continuellement, & la choſe étoit preſque impoſſible, dans ce beſoin preſſant il luy fallut riſquer quelque choſe. Elle ſe fia à la diſcretion d’une de ſes femmes qui luy laiſſa ſa chambre où l’on pouvoit venir par un eſcalier dégagé. Cette femme prit le ſoin d’y conduire Federic qui eſtoit reſolu d’employer le credit de la Reine, ignorant la part qu’elle avoit à cette avanture. Comme le Roy avoit mis ce ſoir-là des eſpions auprés de luy, il ne manqua pas d’eſtre averty du chemin qu’il avoit pris. La Reine ſe trouvant mal, s’étoit miſe ſur un lit de repos où toute baignée de pleurs elle voyoit Federic à genoux, qui n’en verſoit pas moins. Il la conjuroit tendrement d’employer ſon credit pour retarder un départ qui luy alloit eſtre ſi funeſte. Ils eſtoient en cette poſture quand ils entendirent enfoncer la porte de la chambre, & virent entrer le Roy l’épée à la main : Il en donna un grand coup à Federic qui ſe trouva le premier ſous ſon bras. La Reine s’eſtant ſauvée par l’eſcalier dégagé, il courut pour la pourſuivre, mais ne la trouvant plus, il rencontra Amaldée & Camille, qu’il envoya au lieu où ſe paſſoit tout ce deſordre, trouvant que ſa vangeance en ſeroit plus achevée quand tout le monde la ſçauroit, & qu’on y joindroit encore le chagrin de tous ceux qui prenoient part à Federic. La Princeſſe de Mantoue en fut auſſi avertie par le bruit qui s’en répandit dans le Palais, ſa tendreſſe ſe réveilla, & elle ne le trouva plus coupable dés que ſon ſang répandu eut expié ſon crime, elle y courut comme les autres ; les cris retentiſſoient de tous coſtez dans cette chambre, c’eſtoit un ſpectacle fort touchant que de voir Federic nageant dans ſon ſang. La Princeſſe de Mantoüe & Camille s’embraſſerent en verſant un torrent de larmes. Ces Rivales n’eſtoient plus ennemies & leur commun malheur ne leur laiſſoit de ſentimens que pour plaindre ce qu’elles aimoient. Il fallut deshabiller Federic, elles ſe retirerent, on viſita ſa playe. Mais qu’Amaldée en reçeut une dangereuſe ! quand il vit une gorge admirable teinte en pluſieurs endroits d’un ſang qui en relevoit la blancheur naturelle. Cecy ne ſe peut exprimer, l’amour ſe faiſant connoiſtre chez luy dans ce cruel moment, ſe fit ſentir avec toute ſa violence. La Princeſſe de Sicile eſtoit évanouië ; on la croyoit morte, elle ne reſpiroit plus, mais Amaldée s’approchant d’elle l’entendit encore ſoûpirer, il fit encore mouvoir ce cœur qu’il avoit tant agité : Elle ouvrit foiblement les jeux, & jetta un regard perçant à l’amoureux Amaldée, & les referma auſſi-toſt. Ah ! beaux jeux, s’écria-t’il, eſtes vous fermez pour jamais ? Il crut qu’elle avoit pouſſé le dernier ſoupir ; il faiſoit les actions d’un homme inſenſé, & n’eſtant plus capable de ſonger à luy-méme, il ſe laiſſa conduire par ceux que la Reine avoit envoyez au ſecours de Federic dans l’appartement de ces belles affligées, il ne leur apprit point une avanture ſi ſurprenante, il n’avoit garde de ſonger à les conſoler, ny à leur anoncer une nouvelle qui ne ſervoit qu’à redoubler ſon deſeſpoir, ils eſtoient tous dans un morne ſilence, qui cauſé par une violente douleur, l’exprimoit vivement, il reſtoit à ces Princeſſes un rayon d’eſpoir qui les tourmentoit plus que l’aſſurance entiere de leur mal n’avoit pu faire ; on ſe laiſſe aller à ſa rage, quand le mal eſt ſans remede, & l’on n’a du moins que ce mouvement qui entraine l’ame avec violence, & qui ne luy laiſſe pas le loiſir de ſentir toute ſa diſgrace ; mais quand on eſt partagé entre un peu d’eſperance, & beaucoup de crainte, on ſent mille combats qui déchirent, & qui ne ſe peuvent calmer que par la perte de l’une ou de l’autre. Elles les perdirent bien-toſt toutes deux pour y laiſſer ſucceder quelque choſe de plus ſâcheux encore. On vint dire que Federic avoit eſté reconnu pour la Princeſſe de Sicile. Alors tous les mouvemens qu’elles avoient reſſenty ſi mal à propos ſe diſſipant tout d’un coup, elles ſe trouverent dans une letargie auprés de laquelle toutes leurs allarmes leur avoient paru douces. Cependant on viſita la bleſſure de la Princeſſe de Sicile, & l’on trouva qu’elle n’eſtoit point mortelle, on en porta la nouvelle au Roy qui la reçeut comme la gueriſon de tous ſes maux. La Reine ne luy donnoit plus d’ombrage, rien ne l’empeſchoit de joindre la Couronne de Sicile à la ſienne, & trouvant ſon honneur à couvert & ſon ambition ſatisfaite, il apprit avec plaiſir une choſe qui étoit ſi neceſſaire pour ſon repos, & pour celuy de ſes peuples. Il chercha la Reine pour luy faire excuſe de ſon emportement, & voulut bien croire que ce n’eſtoit qu’à la Princeſſe de Sicile qu’on avoit donné le rendez-vous, puiſque ce n’eſtoit effectivement qu’à elle. La Reine étoit ſi confuſe de tant de changemens, qu’elle ne ſçavoit que répondre, elle craignoit que ce ne fuſt une ſurpriſe que le Roy luy voulut faire, & l’auroit peut-eſtre ſouhaitté ; rien ne luy, eſtoit ſi deſagreable que d’apprendre qu’elle n’avoit plus d’Amant, & de plus qu’elle n’en avoit point eu. Il eſſaya vainement de la rendre témoin de cette verité, elle s’en deffendit, luy diſant d’un ton de dépit, que ſa vertu trop juſtifiée luy donna, qu’elle craignoit meſme que le ſexe de la Princeſſe ne la mît pas à couvert de ſes ſoupçons puiſque ſa ſageſſe ne l’en avoit pû garantir. La Princeſſe de Mantoüe & Camille ne voulurent point non plus voir ſous ſa propre figure, celle qui leur avoit tant plû ſous une figure empruntée. Ils haïrent la Princeſſe de Sicile dés qu’ils n’y trouverent plus Federic, mais elle ne demeura pas abandonnée : le Prince de Majorque luy donnoit des ſoins qui la conſoloient aſſez de ceux qu’elle perdoit d’ailleurs. Qu’elle reſſentit de plaiſir à ſe voir aimée ! il eſtoit nouveau pour elle, jamais elle n’avoit veu d’Amant à ſes pieds, il eſt bien doux d’y en voir, mais c’eſt la derniere felicité quand on y voit ce que l’on aime. Ah ! s’écria Amaldée, tout tranſporté, pourquoy attendiez vous ſi tard à triompher d’un cœur qui devoit eſtre tout a vous dés qu’il fut capable d’aimer. J’ay reſſenty, il eſt vray, quelque choſe d’aſſez tendre pour vous, mais j’ay perdu le plaiſir, en ne connoiſſant pas ny les mouvemens de mon cœur, ny le merite de l’objet qui me les inſpire. Mille ſoupirs dont il repara le temps qu’il avoit eſté ſans en connoiſtre l’uſage, & mille inquietudes qu’il eut pour ſa vie, la payerent aſſez de celles qu’elle avoit crû inutiles. Elle n’eut pas le courage de le faire languir long-temps ſans luy apprendre ce qu’il luy avoit inſpiré. Un jour qu’il comparoit devant elle, les ſentimens qu’il avoit eus pour Federic, & ceux qu’il avoit pour la Princeſſe de Sicile, elle voulut bien auſſi r’appeller les ſiens. Ils examinerent avec plaiſir tous leurs mouvemens les plus ſecrets, & vivoient déja les plus heureux du monde, quand les deux Roix conſentirent d’achever leur bonheur & de faire la paix en uniſſant leurs deux familles. La Princeſſe de Mantoüe ne put s’y oppoſer. Elle avoit aimé Federic dans le temps qu’elle devoit eſtre femme d’Amaldée, c’eſtoit aſſez pour l’empeſcher de luy pouvoir reprocher la preference qu’il faiſoit de la Princeſſe de Sicile, d’ailleurs cette Princeſſe avoit trop triomphé de ſon cœur ſous la figure d’un rival, pour la voir triompher avec une autre ſous celle d’Amante, auſſi s’en retourna-t’elle deux jours aprés ſa bleſſure, ſans vouloir luy parler. Elle dit au Roy qu’ayant deſſein de quitter le monde, elle le remercioit de toutes les bontez qu’il avoit eu pour elle, & qu’elle en auroit une éternelle reconnoiſſance. Il fut fort aiſe de la voir d’elle-meſme prendre congé, c’eſtoit un obſtacle levé pour ce qu’il projettoit, ainſi tout fut bien-toſt content à Majorque.

Camille recouvra ſon Amant, on conclut ſon mariage avec le Prince Leon, il avoit toujours conſervé pour elle un caractere de paſſion ſi bonneſte, qu’il ne pouvoit manquer d’eſtre recompenſé à la fin, il s’eſtoit privé volontairement de luy donner des marques de ſa tendreſſe, qui déplaiſt quand l’Amant ne plaiſt pas, & il la luy montra toute entiere, quand la Princeſſe de Sicile l’eut mandé par la permiſſion de Menfroy, à qui Berranger écrivit tout ce qui s’eſtoit paſſé, luy demandant avec beaucoup d’empreſſement l’honneur de ſon alliance. Leon apporta le conſentement de Menfroy à Berranger. Ces deux Rois qui n’avoient pû eſtre reconciliez, le furent par l’entremiſe de leurs enfans. Le Prince Leon vit Camille avec toute la tendreſſe qu’il avoit ſenty pour elle, & luy renouvella ſes vœux, qu’elle reçeut avec des marques d’une affection tres-ſincere. La Princeſſe de Sicile fut charmée de cette reünion, & diſant un jour à Camille que l’amour s’eſtoit ſervi d’elle pour la rendre moins farouche ; cette Princeſſe luy répondit qu’aprés s’eſtre examinée, elle avoit remarqué que le reſpect, & les ſoins de Leon avoient d’abord produit dans ſon ame, ce qu’il n’avoit oſé ſe découvrir que ſous un autre nom. Cela dit en preſence de cet Amant, le combla de joye, & Amaldée regardant malicieuſement Camille, rappella pour ſa belle Maiſtreſſe ces vers que ſa ſœur avoit faits pour Federic, dans le temps qu’elle croyoit eſtre ſure de ſon cœur.

Ah ! que le plaiſir eſt extréme,
Entre deux cœurs qu’aſſemble un doux lieu,
Quand chacun de ſa part voit dans l’objet qu’il aime
Le méme feu qu’il ſentit naiſtre au ſien.
Que de tendres tranſports, que de delicateſſe !
Que de redoublemens d’une vive tendreſſe !
Et qu’enfin deux cœurs amoureux,
Quand ils le ſçavent ſont heureux.

Elle rougit d’un reſte de dépit, mais comme ſa tendreſſe avoit changé d’objet, elle en fit l’application au Prince Leon qui ſe jetta à ſes pieds pour l’en remercier. Amaldée étoit de plus en plus charmé de ſa belle Princeſſe, qu’il épouſa bien-toſt aprés ſous le nom de Conſtance Reine de Sicile, Menfroy eſtant mort quelque temps aprés. Ces quatre Amans vécurent dans une parfaite union le reſte de leurs jours. Camille prit de l’amitié pour la nouvelle Reine, ſitoſt que Leon eut engagé ſon cœur. L’indifference donne je ne ſçay qu’elle tiedeur pour toutes choſes, qu’on perd toujours avec elle, & l’on eſt capable de tous les beaux ſentimens dés qu’on en a de tendres, la Reine ne pouvant faire mieux, rentra dans la même aſſiette où elle eſtoit avant que de voir Federic. L’Amirale trouva un mary à Majorque, & Yolande un en Sicile ; Enfin tout revint dans ſa premiere tranquillité.

FIN.
  1. Nom conſacré dans la Sicile, comme Dauphin en France.
  2. Elle s’appelloit Amedée.