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Femme de lettres/Texte entier

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éditions du “ Petit Écho de la mode” (p. C-pub).
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PREMIÈRE PARTIE



I


Elle est seule dans le modeste réduit attenant à sa chambre à coucher, qui lui sert de cabinet de travail. Le jour finissant d’un après-midi d’hiver ne permet plus à ses yeux fatigués, malgré le con­cours du binocle et la proximité de la fenêtre, de tracer, sur la page blanche, des lignes égales. Alors, repoussant devant elle le cahier commencé et remettant dans l’encrier son porte-plume de léger bambou, Mme Tébesson, se reculant un peu et s’appuyant au dossier de bois de son fauteuil, se met à songer…

Et rien de gai, ni souvenir, ni espérance, ne traverse sa pensée, car son front, sillonné de rides, minces mais nombreuses, reste sombre.

C’est un beau front, cependant, un front intel­ligent et noble, que découvre peut-être un peu trop une épaisse chevelure, déjà toute blanche, en dépit de la relative jeunesse des traits, au dessin net et pur, et des joues fermes et lisses, qui n’avouent guère plus de la quarantaine. Et, sous la barre un peu impérieuse des sourcils très noirs, s’ouvrent deux grands yeux clairs, bleus ou gris, deux yeux de lumière, de franchise, de bonté, dont on sent la puissance attractive sans chercher à en savoir l’exacte nuance.

Pourtant, sur leur intensité de vie intellectuelle, si frappante, la mélancolie, aussi, jette un voile…

La vie est, pour d’aucuns, un difficile et parfois douloureux problème, et une fois de plus, dans cette fin de jour appelant la réflexion, Mme Tébesson cherchait la solution de la sienne…

La trouverait-elle dans les pages, encore éparses, qu’elle venait de tracer ? Quoique sans l’espérer, la pensée de les relire l’arracha à sa rêverie. Près d’elle était une petite lampe, elle l’alluma, et, s’inclinant sur les feuillets, travail de l’après-midi, elle les parcourut, sa plume à la main, ajoutant ici un mot, en retranchant là-bas un autre. Mais sa lecture, sans doute, ne la satisfit pas, car son front ne se déplissa point, et ses lèvres restèrent tombantes, dans une courbe de découragement.

Lorsqu’elle eut fini, de nouveau, elle repoussa le manuscrit, et loyalement, tristement, avec une absence d’orgueil, bien rare chez l’ouvrier si souvent épris de son œuvre, elle murmura :

« Ce n’est pas mal, mais… c’est toujours la même chose, et ce n’est pas encore ce livre-ci qui me conduira à la fortune… ou à la gloire !… »

Et, à ce dernier mot, une sorte de triste sourire vint effleurer sa bouche, comme devant d’illusoires et inutiles perspectives…

Pourtant ce livre, bien qu’il ne dût prendre aucun des chemins menant aux buts ambitieux, il fallait le terminer…

Et Mme Tébesson, encouragée par la lumière revenue, grâce à la petite lampe, reprit sa plume, malgré la fatigue évidente d’un après-midi de labeur que trahissaient, dans les dernières pages écrites, les ratures plus fréquentes, les surcharges plus serrées.

Mais, à ce moment, la porte de la rue, vivement ouverte, fut vivement refermée ; un bruit de pas emplit l’étroit corridor, puis des voix fraîches, des rires insouciants, le froufrou de jupes soyeuses. Une sensation de jeunesse passa dans l’atmosphère de la petite maison pour la réveiller de son silence de mort, comme, après l’hiver, un souffle de prin­temps vient tirer de son sommeil la vieille nature engourdie. Et, à cette impression, cessant encore son travail, Mme Tébesson sourit.

La porte du cabinet s’ouvrit alors, et la vision de jeunesse, de printemps et de joie y pénétra sous les traits de deux belles jeunes filles.

Elles coururent à leur mère et, l’une après l’autre, l’embrassèrent avec tendresse.

— Eh bien, dit celle-ci tout épanouie, leur ren­dant leurs caresses. Eh bien, mes chéries ?

Les repoussant un peu, elle leva l’abat-jour de la petite lampe pour mieux les regarder. Une expression de joie attendrie passa alors sur son visage, bien justifiée d’ailleurs par le charmant tableau qu’offraient les deux sœurs.

Jeannine, l’aînée, avait une vingtaine d’années : c’était une grande fille blanche, pure, sereine, qui donnait, aussi bien par sa peau de satin que par le port fier et chaste de sa tête fine, la vision d’un beau lis. On en devinait l’intangible pureté dans la limpidité calme de ses yeux d’un bleu de saphir et dans l’innocence du paisible sourire.

Elle se tenait debout, très droite, ses mains dans le petit manchon ruché de soie et de dentelles et, un bras passé sous le sien, la tête sur son épaule, dans un délicieux mouvement d’abandon et de câlinerie, s’appuyait sa jeune sœur Gillette.

Dix-huit printemps se lisaient sur le visage ingénu de la jeune fille, qui, non moins jolie que son aînée, en était entièrement différente. Plus petite que Jeannine, elle était aussi rose que celle-ci était pâle ; ses cheveux étaient aussi blonds que ceux de l’autre étaient noirs, son maintien était aussi gracieux et souple que celui de Jeannine était noble, et, si la première éveillait la comparaison d’un lis, la vue de Gillette amenait immédiatement la phrase consacrée : fraîche comme une rose.

Mme Tébesson les interrogeait sur l’emploi de l’après-midi. On revenait du patinage, où une amie dévouée avait conduit les jeunes filles. S’était-on bien amusé ?

— Oh ! si bien, mère, disait Gillette, si bien ! C’était ravissant ! Il y avait un monde fou, la glace était excellente ! C’est Mme de Chasselas qui a offert le goûter. Elle nous a demandé d’en faire les honneurs avec sa fille Cécile. Il y avait du thé, du punch, toutes sortes de petits gâteaux. Après, on a organisé une grande farandole. Bref, il a fallu la nuit pour nous chasser.

Souriant à cette juvénile animation, Mme Té­besson regarda Jeannine.

— Et toi aussi, tu t’es amusée ? fit-elle.

— Oui, répondit la jeune fille, mais vous me manquiez. Vous savoir ici, enfermée avec votre fatigante besogne, alors que nous nous divertis­sions si gaiment… Cette pensée a gâté mon plaisir.

— Ma chérie, reprit Mme Tébesson, tu sais que le froid m’est contraire.

— Et que l’air vous est nécessaire, reprit Jean­nine. Il ne faisait pas froid aujourd’hui.

— Mais mon travail, tu le sais aussi, ne souffre pas de retard ; il faut que j’aie terminé ce livre d’ici deux mois.

— Je sais, fit Jeannine, que vous vous tuez pour nous, qui ne faisons rien, et que cela ne peut durer ainsi.

— Allons ! allons ! reprit Mme Tébesson gaiment, pas de grands mots ! Vous faites quelque chose pour moi, vous êtes la joie et l’orgueil de ma vie, mon rayon de soleil et le plaisir de mes yeux : ce n’est rien, cela ?…

— Ce n’est pas assez, dit Jeannine.

— Si, reprit sa mère avec autorité, si, pour le moment du moins ; plus tard, nous verrons !



II


Mme Tébesson n’avait point toujours écrit, et les douloureuses circonstances qui lui avaient fait prendre la plume remontaient à huit années.

Un auteur féminin a dit, avec la plus autorisée des expériences, ce qu’il pensait de la carrière de femme de lettres[1] : « C’est un divertissement pour quelques-unes, une gloriole, une pose, une affiche ou un passe-partout pour d’autres ; un ridicule pour presque toutes et un calvaire pour le plus grand nombre, celles qui ont pris une plume pour se vider le cœur de quelque peine secrète, ou bien parce qu’elles ne savaient aucun métier pour gagner proprement leur vie. »

C’était cette dernière raison qui avait décidé de la tardive vocation d’écrivain de Mme Tébesson.

Un coup d’œil sur son passé rappelait sa jeu­nesse insouciante et gaie ; puis, à vingt ans, son imprudent et délicieux mariage d’amour avec un bel officier, comme elle sans fortune, et qu’elle adorait. Malgré cette imprévoyance, elle avait eu quinze années de bonheur, d’un bonheur absolu, complet, que les difficultés relatives d’une situation modeste n’avaient pu gâter, la tendresse réciproque qui l’illuminait ayant tout doré de son Page:Floran - Femme de lettres.pdf/12 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/13 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/14 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/15 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/16 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/17 dont la grande, l’incontestable valeur eût été, si on l’eût connu, dans l’admirable effort de volonté maternelle qui les produisait.

Mais le vicomte de Pornec avait bien gardé son secret, et nul ne le savait.


III


Le lendemain, vers deux heures, Mme Tébesson, qui, aussitôt après le déjeuner, était remontée dans son cabinet, travaillait encore lorsque Gillette entra en coup de vent, brandissant une enveloppe armoriée :

— Mère ! mère ! une bonne nouvelle ! un bal chez Mme de Stéchaise !

Un nuage passa sur les traits de Mme Tébesson ; pourtant, elle essaya de sourire et répondit doucement :

— Un bal ! et c’est cela, Gillette, qui te rend si contente ?

— Oui, mère, pensez donc ! un vrai bal, un grand bal ! Moi qui n’en ai encore vu que deux, et puis, je ne vous ai pas encore tout dit, au bas de l’invitation, deux lignes, oh ! deux lignes cabalistiques : « Le costume est de rigueur. »

Mme Tébesson s’assombrit encore davantage, et, sans s’en apercevoir, Gillette continua :

— Comprenez-vous ma joie, maintenant, mère, un bal déguisé, ce sera délicieux !

— Enfant ! fit seulement Mme Tébesson. — Et, sans répondre précisément, elle regarda sa montre. — Deux heures ! il faut que je quitte mon travail, dit-elle comme à regret, que j’aille m’habiller, tout à l’heure il peut venir des visites… C’est notre jour de réception, je l’avais oublié ! Page:Floran - Femme de lettres.pdf/19 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/20 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/21 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/22 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/23 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/24 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/25 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/26 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/27 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/28 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/29 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/30 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/31 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/32 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/33 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/34 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/35 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/36 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/37 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/38 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/39 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/40 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/41 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/42 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/43 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/44 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/45 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/46 Valérie de B…, la fille de l’homme qu’il avait tué sans connaître son vrai nom.

Ils sont heureux, mais le sang qui est entre eux crie vengeance contre cette monstrueuse union et l’obtiendra un jour ou l’autre.



VII


La nuit était avancée lorsque Mme Tébesson finit sa lecture. Elle était enthousiasmée, en artiste, du sujet palpitant que la volonté d’une inconnue fournissait à son talent, plutôt de traduction que d’invention. Elle qui ne savait guère agencer des situations, créer des types, soutenir des caractères, enchaîner des circonstances, quel parti elle allait tirer de ce roman tout fait et frissonnant d’intérêt qu’on mettait à sa disposition ! Comme elle saurait bien l’écrire dans cette langue très pure dont elle avait le secret, le mettre en forme, en valeur ! Oh ! elle n’y changerait rien, toute retouche n’eût pu que le gâter. C’était bien une histoire vécue, toute poignante de vérité tragique. Pour elle, Mme Té­besson ne se le dissimulait pas, il lui faudrait abandonner le genre doux de ses petits romans anodins, prendre le langage de la passion pour traduire cette histoire de mort et d’amour. C’était peu des faits, l’exposition devait leur donner toute leur saveur, toute leur force, par la savante gra­dation des effets et les scènes largement traitées. Cette fois, la première de sa vie, Mme Tébesson écrirait un roman passionnel.

Et alors, sans doute, le succès qui l’avait toujours fuie viendrait à elle. Les cinq cent mille francs qu’elle toucherait comme prix de son travail ne seraient sans doute que la première pierre où Page:Floran - Femme de lettres.pdf/48 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/49 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/50 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/51 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/52 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/53 le manuscrit au notaire, très surpris de ce subit revirement qu’elle ne crut pas devoir lui expliquer, ses filles, dès son coup de sonnette, qu’elles con­naissaient bien, furent à la porte pour la lui ouvrir.

— Eh bien, dit plaisamment Gillette regardant dans la rue, je ne vois point votre voiture, ce soir !…

— Non, répondit Mme Tébesson gaiment aussi, dans l’inexprimable joie du devoir accompli. Je n’avais plus, ce soir, le moyen d’en prendre une, comme je l’avais fait hier. Mais je ne le regrette pas, vois-tu, fillette, car il est des consciences qui seraient trop lourdes à porter… même en voiture !




DEUXIÈME PARTIE




I


Dans l’élégante salle à manger du vieil hôtel de Bourbancé, à Reims, M. et Mme de Rameterre prennent en tête à tête leur premier déjeuner. Il y a dix ans qu’ils sont mariés, dix ans qu’ils sont heu­reux.

Roland de Rameterre, pour complaire à sa femme, qui s’effrayait des déplacements nécessités par la vie de garnison, a quitté l’armée. Ils vivent l’un pour l’autre, intimement unis, entourés de Page:Floran - Femme de lettres.pdf/55 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/56 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/57 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/58 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/59 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/60 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/61 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/62 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/63 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/64 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/65 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/66 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/67 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/68 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/69 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/70 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/71 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/72 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/73 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/74 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/75 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/76 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/77 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/78 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/79 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/80 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/81 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/82 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/83 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/84 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/85 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/86 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/87 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/88 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/89 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/90 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/91 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/92 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/93 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/94 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/95 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/96 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/97 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/98 pour l’Afrique ; je rechercherai le colonel qui commandait le régiment du lieutenant Pélage au moment de sa mort. J’interrogerai ses camarades, si je puis en retrouver, les témoins de notre duel, s’ils existent encore… En un mot, je ferai la lumière, et, Dieu aidant, j’espère qu’elle dissipera les affres du cauchemar qui nous torture.

Valérie secoua la tête dans un geste de découra­gement et de désespérance, puis, un nuage étei­gnant la pureté de ses yeux clairs, elle ajouta, les détournant :

— La lumière, si elle est faite, confirmera l’horrible chose… Peut-être voudrez-vous me la cacher !

Son mari l’interrompit :

— Valérie, je ne vous ai jamais trompée !

— Je sais ! je sais ! dit-elle, empressée à l’apai­ser, mais je redoutais que… pour ne pas me perdre… Oh ! Roland ! cette seule crainte entre nous, ce seul doute suffirait à empoisonner ma vie. Aussi, je vous en prie, je t’en supplie, continua-t-elle en s’exaltant, je t’en supplie, Roland, mon bien-aimé, jure-moi ! jure-moi que, quelle qu’elle soit, tu me diras la vérité !…

— Je te le jure, dit-il, solennellement, sur mon honneur et sur notre amour !…



VII


L’absence de Roland de Rameterre fut longue. Il chercha d’abord à rejoindre le régiment de la Légion étrangère, où avait servi le lieutenant Pélage. Il le trouva à Aïn-Safra. Mais, dans ces troupes désignées pour les expéditions périlleuses, les officiers, aussi bien que les soldats, se renouevellent rapidement, soit que la mort ou la maladie Page:Floran - Femme de lettres.pdf/100 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/101 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/102 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/103 consentait, en attendant la réponse de sa femme.

Quelque prudente que fût son attitude, elle n’en imposait à personne. On lui en épargnait le témoi­gnage, mais nul ne doutait de l’exactitude des faits rapportés.

Cette expression de l’opinion publique, qu’il sentait, bien qu’on la lui tût, l’avait peu à peu pré­paré à la réponse qu’il reçut de la pauvre Valérie :

« Je vous pardonne, lui écrivait-elle, mais ne me demandez pas de reprendre la vie commune, même au loin, nous y emporterions ce qui, là-bas comme ici, serait toujours entre nous. À votre tour, pardonnez-moi. Vous savez si je vous aimais !…

« Aussi, épargnez-moi la torture de vous revoir pour un adieu qui me brisera le cœur. Je vous avais promis de vous attendre. Maintenant, je pars… Réglez nos affaires au mieux, je m’en rap­porte à vous. Jamais plus je ne reviendrai à Reims, où tout le monde sait. Temporairement, je vais à Cannes. Plus tard, quand je connaîtrai le lieu où vous vous fixerez, je choisirai ma résidence… bien loin de la vôtre ! Nous ne devons plus nous revoir, mais je ne puis me résigner à ne plus jamais savoir rien de vous. Vous m’écrirez deux ou trois fois l’an… comme faisait mon pauvre père. Adieu ! je n’ose même plus me souvenir de nos jours de sacrilège bonheur ni vous aimer encore !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Roland se soumit à la séparation. Comme Valérie le lui avait demandé, il régla leurs affaires d’intérêt, sépara sa fortune de la sienne. Il n’eût plus voulu toucher un centime de celle du mort. Puis il reprit du service dans l’armée coloniale et, pour toujours, quitta la France.

Valérie s’installa à Paris, immense océan où se cachent le mieux les misères humaines, de quelque nature qu’elles soient…


TROISIÈME PARTIE




I


Paris-Plage est la prétentieuse appellation de la station balnéaire, naguère très modeste, resserrée entre la forêt de sapins du Touquet et la Manche, qui, récemment, s’est créée à gauche de l’embou­chure de l’Authie, au milieu des sables capricieux des dunes. On y parvient par la ligne bien connue du chemin de fer de Paris à Calais. À Étaples, on descend des express, et un tramway électrique se charge de vous y conduire. Il semble lui-même, ce tramway, assagi par l’atmosphère calme en laquelle il se meut. Lentement, bien que peu chargé, il démarre de la gare d’Étaples et s’engage, avec une sorte de prudence dont on lui sait gré, dans des rues sinueuses et étroites, où il n’y a place que pour lui, s’arrêtant au coin de quelques-unes. À droite, on laisse l’Authie, qui, limpide et élargie, se déverse lentement dans la mer ; puis on s’enfonce davantage dans le bourg.

Bientôt on a dépassé Étaples, l’usine élec­trique, et on entre dans la forêt du Touquet. Étrange forêt ! Poussée dans la dune de sable, sans grands arbres, un taillis de peupliers en Page:Floran - Femme de lettres.pdf/106 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/107 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/108 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/109 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/110 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/111 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/112 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/113 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/114 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/115 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/116 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/117 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/118 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/119 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/120 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/121 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/122 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/123 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/124 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/125 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/126 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/127 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/128 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/129 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/130 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/131 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/132 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/133 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/134 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/135 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/136 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/137 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/138 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/139 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/140 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/141 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/142 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/143 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/144 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/145 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/146 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/147 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/148 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/149 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/150 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/151 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/152 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/153 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/154 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/155 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/156 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/157 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/158 Page:Floran - Femme de lettres.pdf/159 délicatesse outrée qui blesserait aussi le cœur brisé et généreux d’une femme de bien.

Elle leva sur Valérie ses beaux yeux purs.

— J’accepte, madame, soyez bénie !

Elle n’en put dire plus ; les sanglots lui cou­pèrent la voix.

Mme de Rameterre s’arracha aux effusions de­ la reconnaissance de Mme et de Mlle Tébesson pour aller chercher l’heureux Xavier.

De loin, il la guettait ; voyant un rayon de con­tentement éclairer sa belle tête triste, il pressentit la réponse et se précipitant au-devant d’elle.

— Eh bien ? dit-il.

— Venez, répondit-elle seulement.

Elle retourna à « Jeanneton », lui la suivant. Lorsque, sur ses pas, il rentra au salon, droit, il vint à Jeannine :

— Jeannine, lui dit-il, me pardonnez-vous d’avoir, un jour, douté de vous ?

— Oui, lui dit-elle, car vous êtes en droit de m’adresser le même reproche.

— Mais, maintenant, lui dit-il avec effusion, croyez-vous en moi, Jeannine, en ma tendresse ?…

— J’y crois, dit-elle gravement, comme je veux désormais que vous croyiez en moi !



IX

Deux ans plus tard, deux femmes en grand deuil habitaient encore, à Paris-Plage, la « Sapinière ». C’était Valérie et Gillette. La première portait le deuil de son mari. Dieu avait fait grâce au mal­heureux. Après l’avoir ramené à lui dans les senti­ments les plus chrétiens de repentir et d’espérance, il l’avait rappelé.

Gillette portait le deuil de sa mère, qui avait fermé les yeux sur la consolante vision de Jean­nine épouse et mère, et de l’avenir de Gillette, assuré, sinon fixé encore.

Valérie, dès celle mort, avait appelé près d’elle l’orpheline pour l’y conserver jusqu’à son mariage. Un peu de douceur lui est venue de l’attachement de cette enfant, de la reconnaissance affectueuse que lui ont vouée les deux heureux qu’elle a faits.

Mais, malgré tout, Valérie n’a point oublié. Elle multiplie ses bonnes œuvres, ses charités, et les fait toutes dans un but d’expiation, en songeant à ce mari qu’elle aime à travers la tombe, à qui elle reste fidèle, soutenue par l’espérance de le retrou­ver un jour, en ce monde divin où toute faute dont on s’est repenti est pardonnée, et où toutes les affections chrétiennes et légitimes sont renouées et bénies.


FIN
  1. Un Bas-bleu, par Georges de Peyrebrune.