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Femmes écrivains d’aujourd’hui/Avant-Propos

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Librairie Arthème Fayard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 5-12).

AVANT-PROPOS


Pourquoi, nous a-t-on dit, étudier isolément, en divers pays, la littérature féminine ? N’est-il pas arbitraire de la séparer du courant général de la production contemporaine ? et feriez-vous l’étrange gageure d’ignorer de parti pris la production masculine, bien plus abondante et plus importante ?

Non, à coup sûr, et l’objection a sa valeur. Mais tout groupement d’œuvres littéraires porte un caractère d’arbitraire, et le groupement des œuvres : féminines nous paraît présenter à cette heure même un certain intérêt de document.

Il y a à peine vingt ans que le nombre des femmes écrivains, en tous pays civilisés, est devenu considérable. La femme de lettres, hier encore phénomène isolé, fait partie aujourd’hui d’un nombreux groupe dont l’influence artistique, morale et sociale ne peut manquer de se faire sentir. Comment s’annonce cette influence ? La contribution apportée par la femme dans la littérature se fond-elle dans l’effort général, ou conserve-t-elle des caractères particuliers ? À travers les traits spéciaux à chaque race, à chaque pays, pourrait-on trouver un fond commun, des traits sui generis s’appliquant à l’ensemble des œuvres féminines ?

La question est vaste, et on pourrait dire qu’il est hâtif de la trancher aujourd’hui. La première génération de femmes écrivains, si brillante qu’elle se soit montrée en divers pays, ne peut révéler ce que sera l’ensemble de, la production littéraire des femmes quand celles-ci se seront habituées, non seulement au métier d’écrivain, mais à toutes les activités nouvelles dans lesquelles elles se sont essayées depuis si peu de temps.

Et pourtant, cette question si vaste, nous la voyons à chaque instant péremptoirement résolue. À chaque instant, des esprits généralisateurs, s’appuyant sur un petit nombre d’exemptes tirés de leur voisinage immédiat, se prononcent sur les caractères d’ensemble de la littérature féminine, l’exaltent ou la dénigrent, déclarent sans appel que tel ou tel ordre d’activité est, ou n’est pas, du domaine de la femme.

Dieu nous garde de les contredire ! Ce serait imiter leurs affirmations hasardées.

Nous prétendrons seulement qu’avant de tracer les limites du domaine de la femme il serait bon de le parcourir. Et c’est là un très grand voyage, que les Parisiens entreprennent difficilement, En dehors de ses possessions dans tous les pays d’Europe, le domaine de la femme s’est constitué dans le nouveau monde une puissante colonie. De plus, il ne s’est pas borné à la pure littérature. Les arts, les sciences, l’activité sociale sous toutes ses formes, fait partie aujourd’hui de ce vaste domaine.

Nous ne pourrons évidemment pas l’explorer tout entier. Mais si nous parcourons un peu la vieille Europe, d’où les nouveaux mondes ont tiré leurs idées conductrices ; si nous envisageons la littérature, qui dans son ensemble reflète fidèlement les milieux, nous avons chance de tracer un tableau en raccourci de l’action féminine au vingtième siècle. Nous nous proposons donc de passer en revue les femmes de lettres notables actuellement vivantes en Europe. Quand nous l’aurons fait avec impartialité et conscience, je ne sais si nous pourrons nous permettre quelques conclusions… prudentes, sur la nature de l’influence féminine dans la littérature et les mœurs, mais nous aurons toujours fait un curieux voyage.

Les femmes de lettres qui ont atteint le public sont en général des figures intéressantes. Avant de parvenir au succès, elles ont eu à soutenir bien des luttes. Luttes contre elles-mêmes, contre les suggestions de l’éducation, qui les engageait à rester dans la modestie et le silence ; luttes contre leurs familles ; parfois luttes contre l’amour, qui s’accommode mal de voir transformer l’image de grâce et de faiblesse féminines à laquelle il était accoutumé ; enfin luttes de la concurrence, plus âpre et plus maussade à l’égard de la nouvelle venue qui ainsi, inopinément, réclame sa place au soleil.

Ces luttes contre les opinions, parfois contre la morale établie, contre les préjugés et les intérêts d’un temps et d’un milieu, sont particulièrement révélatrices de ce milieu et de ce temps ; les femmes qui ont vaincu tant d’obstacles, même si elles n’avaient pas de génie, étaient de fortes personnalités.



Et à ce sujet nous acceptons d’avance une critique qui nous sera sûrement adressée. Nous reconnaissons que les femmes dont nous tracerons le portrait ne seront pas toutes des écrivains de premier rang. Dans ce volume, sur une vingtaine de femmes que nous étudions, il n’en est que trois ou quatre vraiment très remarquables. Et c’est là une bien honorable proportion. Mais les autres ont toutes, en même temps qu’une production littéraire notable, le droit de retenir notre attention par leur caractère ou par les événements de leur vie. Quand, cherchant un écrivain, nous avons seulement rencontré une femme, nous ne l’avons pas écartée si elle avait une valeur personnelle, ou même une valeur historique.

Nous ne nous plaçons donc pas, dira-t-on, au point de vue de la pure littérature ? Non. Nous serions très inhabile à une critique didactique, s’appuyant sur l’abstraction des genres littéraires. Une œuvre est pour nous la révélation d’une âme, d’un point de vue humain particulier ; et toutes ces âmes féminines, hier muettes, qui tout à coup, toutes à la fois, trouvent la parole, nous semblent révéler, dès qu’elles sont sincères, mille points de vue humains nouveaux. Puis la femme est, peut-être plus que l’homme, représentative du groupe social dans lequel elle est encadrée. Elle nous le peindra en nous peignant ses douleurs et ses joies, qui montrent, en même temps que sa personnalité, celle des êtres qui agissent sur elle. Elle nous dira ses rêves, qui (particulièrement dans les pays scandinaves où nous nous dirigeons d’abord) reflètent si fidèlement le rêve collectif de la race.

Puis… que ceci soit dit pour les Français, toujours inquiets d’esthétique ! Ces femmes seront très souvent des femmes charmantes. À la grâce de l’esprit, elles joignent fréquemment celle de la forme. Le bas-bleu aux cheveux coupés est, en tous pays aujourd’hui, un type des anciens âges. La femme ne rend plus à l’homme le fâcheux hommage qui consistait à se masculiniser. Elle écrit sous son nom de femme, et suivant le conseil d’une de ses sœurs[1], elle garde aussi précieusement que la nature le lui permet « ce trésor de joie pour, tous qu’est la beauté, la grâce. de la femme ».

Elle garde aussi, très souvent, le plus précieux de ses charmes : la bonté. Elle devient rarement l’âpre et maussade « concurrente ». Parmi les femmes écrivains suédoises, toutes celles qui sont vraiment supérieures par l’esprit montrent aussi une haute valeur morale.

Si le cœur de la femme se fermait, a écrit une de nos compatriotes, où donc l’humanité, trouves rait-elle un refuge[2] ? »

Mais le cœur de la femme ne se ferme pas à mesure que son esprit s’ouvre. Au contraire, sa bonté plus clairvoyante ne fait que s’étendre plus loin ; et cette bonté est souvent visible dans les portraits que nous reproduisons.

Le lecteur peut donc entrer sans crainte dans le groupe au milieu duquel nous allons chercher à le guider. Il y trouvera autant de beaux yeux, autant de charmants sourires que dans le groupe lointain de ses aïeules aux cheveux poudrés.



Mais pourquoi, dira-t-on encore, commencer cette étude par la Suède, pays dont la nature, la race, les traditions sont si éloignées de nous ?

Nous pourrions alléguer le nombre et l’importance des femmes écrivains de ce pays, et cela paraîtrait justifier assez notre choix.

Il a cependant d’autres causes. Si, en étudiant les femmes scandinaves, nous nous sommes trouvés retenus par les Liens invisibles dont parle la grande conteuse, cela n’a pas été seulement un caprice personnel. D’autres Français, à la même heure, subissaient le même charme, et les Suédois, devant notre intérêt subit, s’écriaient avec quelque ironie :

— Il paraît que nous sommes à la mode !

Mais les modes sont la manifestation extérieure de mouvements profonds ; et ce n’est pas par hasard que des esprits divers se dirigent à la même heure vers un même sujet d’étude.

Si la Suède aujourd’hui nous attire, c’est que ce pays de forte conscience, de vie intérieure intense, d’inépuisable fantaisie, offre un élément. dont nos âmes françaises sentaient confusément le besoin. À d’autres heures, nous irons puiser à d’autres sources. Mais aujourd’hui, fatigués d’un positivisme dur dans le domaine moral et social, d’un réalisme parfois brutal dans le domaine artistique, il nous plaît d’aller plonger nos regards dans de clairs yeux bleus qui reflètent le fond des âmes plutôt que les contours des choses.

« Le monde que tu vois au dedans de toi, a dit un auteur du Nord, est bien plus beau que celui que tu vois quand tu regardes au dehors. »

Une image tirée d’une vieille Saga peint bien cette forme spéciale de l’imagination Scandinave qui crée, non point, en choisissant consciemment des traits dans les choses visibles, mais en fermant les yeux et par une sorte de floraison intérieure.

Au pays enchanté dont parle la Saga, on voit un lac recouvert d’une épaisse couche de glace ; et, si on se penche sur ce miroir, on voit avec surprise qu’il ne reflète pas les sapins d’alentour. En le regardant plus longuement, on aperçoit au travers, emprisonnée sous la glace, une végétation merveilleuse, les fleurs éclatantes de plantes tropicales inconnues aux pays du Nord.

Nous avons été attirés par ces fleurs de rêve et nous avons demandé aux femmes suédoises de nous les apporter.

  1. Ellen Key.
  2. Mme L. Compain. L’un vers l’autre.