Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. I

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Librairie nouvelle/Tissier (p. 3-10).

PREMIÈRE PARTIE.

FEMMES ARABES AVANT L’ISLAMISME.


I

La poésie des Arabes. — Chaque poésie commençait par parler de la dame du poète. — Réunion de poètes chez Aïchah fille de Talhah. — Goût des femmes arabes pour la poésie, pour la parure.


Beaucoup ont écrit déjà sur les femmes arabes, parce qu’on aime beaucoup à s’occuper de harem, c’est-à-dire de fruit défendu, ou de fruit difficile à prendre. Mais qui a parlé des femmes d’avant l’Islamisme ? Qui en a parlé avec quelques détails, avec un peu de couleur, et surtout au point de vue de l’intelligence, de l’esprit et du cœur ? Dites-moi, poètes, qui vous a parlé de femmes arabes poètes de ces âges anciens ? Qui vous a raconté quelque chose des amours et des existences des femmes dans les tentes, où aussi l’on faisait harem ? Vous êtes friands, vous affolez de tout ce qui a un arôme de poésie, poésie des vers et poésie des actes ; je suis sur d’avance que votre œil remarquera avec quelque plaisir l’allure mâle de la poésie des femmes en la vieille Arabie.

Comme on était poète dans cette presqu’ile-là ! Oh ! elle était vivace, là-bas, cette passion de rythmer en harmonieuses paroles, en lignes mesurées, en formes solennelles et cadencées, les émotions de la fierté, les gloires du courage, les joies de l’ivresse, les louanges de la beauté, les coquetteries, les désirs, les craintes, les bonheurs de l’amour, les soupçons et les colères de toutes les jalousies et de toutes les rivalités, les orgueils si multiples de la nature humaine. C’est que la poésie est une des manifestations de l’âme du monde, une émanation divine ; elle a pour patries toutes les patries des peuples. Ange, génie, la poésie se plaît à tous les climats, s’adapte et fraternise avec tous les degrés des développements sociaux, avec toutes les physionomies humaines ; elle a son lit et son trône partout ; elle souffle ses émotions au sauvage comme au civilisé ; elle aime tout le monde, et parle toutes les langues. Elle n’a pas plus peur des glaces du Nord que des feux solaires de l’équateur. Elle chante ses harmonies aussi bien dans la neige et au milieu des frimats et du grésil, qu’à travers les sables brûlants des gorges enflammées des déserts, que devant ces mirages pétillants des solitudes desséchées, que sur les traces tourmentées des torrents, que sur cette nature effrayante, pâle, fauve des espaces que le soleil chauffe au degré d’une lave qui se solidifie. La poésie ! mais elle aime tout, elle aime tout dire, tout faire ; en quelque pays que ce soit, elle s’habille de couleurs, de musiques, de richesses, de tristesses, de joies, de pierreries, de rosées, de parfums, de colères, d’amours, de philosophies et de rires. Les védas, les sagas, les niebelungen, les duma, les chants castaliens, les kacideh ou rimes arabes, les odes olympiennes, les vers capitolins, les vers des sauvages, tout cela est frère et sœur ; les noms varient, l’âme est la même.

Ils étaient nombreux ces poètes antéislamiques, ces inspirés de nature, qui de leurs vers charmaient les tentes fauves des tribus vagabondes de l’Arabie, qui disaient, le soir, assis à la lumière blanche de la lune, leurs rimes souples et faciles aux cercles des guerriers, psalmodiaient les louanges de la bataille ou du pillage, chantaient leurs émotions aux jeunes filles et aux femmes assemblées autour d’eux, grondaient leurs menaces ou leurs plaintes aux sentiers du désert, à leurs compagnons de rapines. Oui, dans cette presqu’île inhabitable et de tout temps habitée, sur les plaines de Saba,. exhalé sur les châteaux de Roumdân à Sana, sous le parfum par les fleurs mâles des palmiers de Médine, au cœur de ces mers de sables, loin des grèves abruptes de l’Océan, de Coulzoum et de la mer Persique, dans tous ces espaces où l’Arabe avec sa chamelle respirait libre entre l’immensité des sables et l’immensité du ciel, là-bas, les poètes naissaient partout, sous la tente du roi de la tribu, sous la tente du guerrier noble à vingt quartiers de noblesse, sous la tente en haillon du simple pâtre, de l’esclave, du malheureux, du pillard, sur la route aventureuse, sur le lit de sable du ribaud excommunié des siens, taché de sang, chassé du milieu de ses frères, et mis au ban des tribus.

Sur quels mètres réguliers, multiples, ces hommes incultes, ou leurs femmes, jetaient-ils donc leurs pensées ? Où donc apprenaient-ils cette harmonie vocale des paroles assemblées en cadences prosodiques ? Que savaient-ils… ? Ils savaient ce qu’ils apprenaient, et ils n’apprenaient rien. Qu’auraient-ils appris ? Qui savait lire ? Qui savait écrire ? On n’écrivait pas, et par conséquent on ne lisait pas. On versifiait, on improvisait, on récitait ; et les vers passaient ainsi de mémoire en mémoire, de tribu en tribu, de génération en génération. Mais de plus, on s’exerçait, on travaillait à faire de belles hampes de lances ; on recherchait les sabres bien fourbis et bien coupants, les lames longtemps frémissantes au brandissement ; on se préparait des arcs de bois jaunâtre, dur et élastique ; on armait des flèches bien empennées, bien aiguisées à leurs pointes en os, en corne ou en caillou. On se tissait des toiles de tentes, rousses, brunes, noirâtres, avec le ouabar ou poil des chameaux. Que dirai-je encore ? On courait à la chasse des voyageurs, à l’attaque des tribus, on faisait butin de tout. Et les poètes, après ou pendant leurs courses, leurs expéditions, leurs combats, improvisaient leurs hémistiches et créaient ainsi des légendes, des traditions, des souvenirs, l’histoire de leur presqu’île. Pour avoir quelque renom dans la tribu, il fallait qu’un guerrier, l’homme des batailles et des coups hardis, fût poète et sût assaisonner de vers un coup de lance et un coup de sabre, chanter ses faits et gestes en hémistiches irréprochables. Aussi, combien de ces héros bédouins eurent les honneurs de l’éloge funèbre dans les rimes animées et fraîches d’une sœur, d’une mère, d’une amante, d’une maîtresse ! car, là, les femmes avaient naturellement le droit des poètes ; rimer était, parmi elles, chose simple et commune elles n’en étaient ni plus fières, ni moins tendres, ni moins aimantes. Oui, un cavalier des cavaliers, un chevalier parfait devait être guerrier, amoureux et poète ; charmante trinité, la seule qu’adoraient les filles du désert, toutes les filles de l’Arabie. Les rusées ! ce sont elles qui l’avaient inventée.

Ce sont elles aussi qui inspiraient les poètes. Là aussi, l’amour soufflait ses frémissements, et ses douceurs, et ses souffrances embaumées, dans tous les cœurs poétiques, dans les âmes les plus âpres et les plus déshéritées de la fortune. Pas une kacîdeh, c’est-à-dire pas une poésie (car il n’y jamais de longs poèmes arabes), ne manqua, dans les beaux temps, à ouvrir ses premiers hémistiches autrement que par un salut, ou un soupir, ou un éloge, ou un souvenir à la dame du poète. Les premières rimes étaient pour la belle que le poète aimait ; eût-il à tracer des massacres, des malédictions, des œuvres de carnage et de sang, la première pensée était un hommage, ou un sourire, ou un regret d’amour. La femme, toujours la femme au sommet de toute poésie, toujours la fleur d’amour au front des premières rimes. En quels pays donc les poètes ont-ils été aussi courtois, aussi gracieusement terribles ? Eh ! l’amour est le souffle vital de tout poète. Ceux qui ont créé les grâces, qui ont fait une belle femme déesse de la poésie, étaient poètes d’âme et d’émotions. C’est une femme tendre, un cœur ardent et pur, Ste-Thérèse, qui a dit : « Les malheureux ! ils ne savent pas aimer ! »

Dans l’antique Arabie aussi, la femme était l’idole adorée, était le foyer où s’échauffaient et rayonnaient les pensées de l’homme. Partout la lionne fait jouer ou rugir le lion, la colombe fait soupirer la colombe.

Et nombre de ces vers de la gentilité ont traversé les années dans la mémoire des Arabes. Ce n’est qu’à la veille de l’Islamisme et comme si on eut prévu que de nouvelles préoccupations allaient emporter ailleurs les esprits et éteindre la primitive poésie pour lui substituer la poésie de la religion nouvelle, que l’on s’avisa d’écrire les monuments poétiques de l’antiquité ignorante qui allait finir pour laisser la place à la lumière religieuse qui allait se lever. L’Islamisme parut ; et Mahomet qui n’a jamais su scander un vers, donna la magnifique poésie de son Koran.

À ce moment, tout ce qu’il y avait de poètes existants perdit la parole. Un nouveau monde surgissait qui abasourdit la gentilité. Lébîd, le célèbre auteur d’un des sept poèmes dorés, ne sut plus trouver un hémistiche après l’inauguration de l’Islamisme. Toutefois, Mahomet, prophète, fut assailli et happé par la satire des poètes gentils, des rimeurs non convertis ; il vit qu’il lui fallait aussi ses poètes à lui ; il les eut. L’instant de halte qu’apporta l’Islamisme à l’admiration, ou a l’étude, ou aux récitations des poésies transmises par la gentilité arabe, ne se prolongea pas longtemps. Les beaux vers, nous le savons tous, ont une puissance incalculable ; les belles cadences qui revêtent de belles pensées sont des êtres qui méprisent la dent rongeante des années. Les femmes elles-mêmes adoraient ces vieilles poésies d’un autre monde, des époques antéislamiques. Ainsi, dans les premiers temps de l’Islâm, on lut un jour devant Aïchah, fille de Talhah, et plusieurs poètes réunis chez elle, une poésie d’environ quatre-vingt vers. C’étaient les vers d’un de ces brigands, de ces hommes de proie et de sang, que sa tribu avait jeté à la malédiction de toutes les autres tribus. Le pillard chante son amour, ses inquiétudes amoureuses, ses goûts de rapines. Aïchah, lorsqu’on eut fini de lire cette poésie du sauvage ribaud, resta toute émue, émerveillée : « A celui de vous, dit-elle subitement à ses poètes, qui sera capable d’ajouter à cette kacîdeh, un vers, un seul vers, qui soit dans la couleur et la portée de l’ensemble, je donne toute cette parure que j’ai sur moi. »

On garda le silence ; personne n’accepta le défi.

Le mouvement d’admiration de cette Aïchah, hommage rendu à la supériorité de la poésie antéislamique, est un des traits nombreux qui rappellent ce qu’étaient les femmes de l’Arabie d’autrefois, ce qu’elles avaient d’amour pour la poésie, pour la gloire des armes et des vers.

Il y a là aussi une preuve que les premières années de l’Islamisme étaient encore imprégnées, imbibées des goûts poétiques de la gentilité arabe, qu’il y avait encore des femmes d’étude, d’érudition, d’esprit, des femmes lettrées. En elles s’agitait un reste de cette âme poétique qui jadis passionnait, enthousiasmait les belles pèlerines du désert païen. Aux premières époques de l’Islamisme, et, il faut bien le dire, malgré l’Islamisme dans sa verte jeunesse, il y avait donc encore, par devers les rives orientales du golfe Arabique, des Du Défiant, des Geoffrin, des Du Châtelet, tenant salon de littérateurs et centres de beaux esprits, réunions d’érudits. Dans de longues causeries, dans des réminiscences des congrès poétiques si célèbres au Hédjâz, ces fêtes olympiques de l’Arabie, on évoquait les souvenirs de ces poètes païens qui, entre les espaces des tentes avaient charmé de leurs récits et de leurs vives improvisations, les guerriers, les sages et les princes des tribus, les enfants étonnés et les femmes émues, les vierges souriantes, ces grands cercles d’auditeurs de toute condition assis ou accroupis sur le sable, ou sur la grosse serge en laine ou en poils de chameaux, ces foules scénitiques qui aspiraient avec la brise les légendes et les vers récités pendant la fraîcheur des nuits. Aujourd’hui, à peine trouverait-on, en toute la musulmanie, quelques femmes sachant lire.

Dans l’Arabie de la Djâhélîeh, c’est-à-dire de l’ignorance, du paganisme, les femmes se teignaient comme celles d’à-présent, les sourcils, les yeux, les mains, se parfumaient de senteurs, avaient leurs miroirs. De même que dans l’ancienne Hellade, de même qu’à Rome l’ancienne, les femmes de l’ancienne Arabie « des mains filaient la laine, et des yeux observaient que la purée ne brûlât pas[1]. » Mais aussi, elles aimaient la gloire de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères, de leurs proches ; elles aimaient les chances des guerres, les illustrations des poètes, les généalogies des familles, les légendes des tribus. Elles soignaient leurs simples vêtements, leurs frustes parures ; elles pensaient à la fraîcheur de leurs bouches, à la soie de leurs joues, à l’éclat de leurs yeux, à la finesse et au balancement de leur taille, à la rondeur de leurs seins et de leurs bras ; mais ce n’était pas seulement pour allumer un fol amour au cœur de l’homme, lui susciter une fièvre d’un moment, l’enfermer sous la tente, le soustraire à ce que chacun doit de sa personne aux intérêts des autres, le garotter à une couche voluptueuse, rétrécir enfin la pensée d’un mari à la limite des cordes de la tente ; c’était pour animer le jeune guerrier à bien mériter de la tribu avant d’obtenir les récompenses de l’amour ; c’était pour inspirer et échauffer le poète, engendrer de nouvelles légendes, rehausser le relief de la tribu ; c’était pour donner le jour à des hommes, non à des êtres sans puissance et sans valeur, incapables de défendre un camp, ou d’enlever une capture, ou de comprendre une pensée poétique, ou de s’émouvoir aux récits des mille traditions de la presqu’île entière. Elles étaient belles ces femmes arabes au teint bruni, à l’œil de perle et de jais. Elles vivaient à l’air pur des déserts ; elles voyageaient sur les chameaux de pâturages en pâturages ; elles se nourrissaient de simples aliments, des produits journaliers des troupeaux, des gibiers de gazelles et d’antilopes aux grands yeux noirs comme les yeux des filles de Joctân et de Saba. Saba, nom que les vieux âges ont livré à l’admiration du monde, avec le nom d’une reine.

  1. Ménippée de Varron.