Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. IV

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Librairie nouvelle/Tissier (p. 33-38).

IV

Causerie. — Aïchah, femme du Prophète.

Les femmes de tous les pays ont leurs causettes, leurs confidences mutuelles, intimes, secrètes, mais dont on finit toujours par savoir le thème et même les détails et les formes. Bien entendu, les femmes arabes avaient aussi leurs petits conciliabules, entre amies. Sous quelque latitude ou quelque longitude que ce soit, ces réunions ne ménagent pas toujours les maris ; il est vrai qu’ils ne sont pas tous bons, tant s’en faut. Il y en a cependant que leurs femmes louent de cœur et d’abondance, car enfin ils ne sont pas tous mauvais ; il s’en faut. Je vais reproduire un petit colloque entre dames arabes de la gentilité. C’est un petit tableau de mœurs, un morceau qui a du caractère, un petit modèle de finesse, de malice, de grâce, de sincérité et d’aisance, surtout les paroles de la onzième interlocutrice.

La scène est rapportée par Aïchah, la femme bien-aimée de Mahomet entre toutes ses femmes. Du reste, Aïcha est la plus belle et la plus haute physionomie féminine qui ait brillé à l’époque de l’installation de l’Islamisme ; Aïchah était la femme de résolution, d’intelligence, de sagacité, de passion, de tendresse et de courage. C’était, disent les Arabes « la femme au langage éloquent, à la parole éclatante ; et le langage éloquent est celui dont l’expression a la mâle vigueur du robuste jeune homme, et dont le sens a la saine et fraîche beauté d’une vierge pure. »

CAUSERIE.

Onze femmes yéménites, a dit Aïchah, se trouvaient réunies. Elles convinrent entre elles et jurèrent de se dire franchement et sans rien dissimuler, ce qu’étaient leurs maris. Une d’elles prit donc la parole et : « Mon mari, dit-elle, c’est une viande de lourd chameau grimpé et juché au sommet d’une montagne âpre et de difficile accès (laid et inabordable). Maigre et sec, on ne lui trouverait pas un brin de moelle dans les os. »

La deuxième femme reprit : « Mon mari, à moi, je ne devrais réellement pas vous en rien retracer. En parler seulement, me répugne, et pour le résumer en un trait, je vous dirai qu’il a toutes les hontes du corps et toutes les hontes de l’âme. »

La troisième continua : « Mon mari ! animal intraitable. Que je lui réponde une parole, vite il me menace de me répudier ; que je me taise, il me tient comme portée sur la pointe nue d’un fer de lance. »

La quatrième : Mon mari, dit-elle, le voici : bon comme une bonne nuit des nuits du Tihâmah, sans froid et sans chaleur, sans éloignement pour personne ; ne s’ennuyant de nul et de rien ; généreux comme la généreuse pluie des nuées. »

La cinquième dit : « Mon mari, s’il rentre, c’est un loup content et satisfait (tranquille et doux) ; s’il sort, c’est un lion magnifique et vigoureux. Il ne s’informe jamais de ce que devient ce qu’il a chez lui ; il ne renvoie jamais le jour au lendemain. »

La sixième femme reprit : « Pour moi, voici mon charmant mari ; s’il mange, il lèche jusqu’au fond des plats ; s’il boit, il suce jusqu’à la dernière goutte ; s’il s’assied et s’accroupit, il se ramasse et se blottit comme un paquet sur lui-même ; qu’il tue un animal pour nous, il tue toujours le plus sec, le plus décharné. Jamais il ne glisserait sa main sur moi pour savoir seulement comment je me porte. »

La septième dame dépeignit ainsi son mari : « Mon cher époux, collection complète de vices ; masse pesante partout, la nuit, le jour ; extravagance et caprices incarnés ; réservoir de toutes les défectuosités trouvables dans l’univers ; il vous allonge un coup à la tête ; ou bien il vous pointe et déchire le ventre ; ou bien il vous plante toute blessure que ce puisse être ; ou bien tout à la fois, il vous frappe, vous darde et vous blesse. »

« Mon mari, fit ensuite la huitième parleuse, a la peau douce et moelleuse : c’est une soie chatouilleuse de lapin ; le parfum de son haleine est l’arôme suave du zarnab. J’en fais de lui à ma guise ; et cependant tout le monde le craint, l’honore et le respecte. »

« À moi, dit un autre de ces dames. Mon mari ! la colonne de son nom est haute et glorieuse. Il a le bouclier long (il est de stature élevée). Généreux, la cendre de son foyer est toujours abondante ; hospitalier, il a fixé sa demeure tout près de la place publique (afin de traiter et de recueillir les voyageurs) ; sobre, il reste sur son appétit la nuit d’un festin ; vigilant, il ne dort jamais la nuit du danger. »

La dixième reprit : « Mon mari est Mâlik, vous le savez, l’excellent Mâlik ! Mâlik a bien mieux que tous vos maris : nombreuses chamelles qui ont rarement besoin d’aller paître loin de sa demeure et de ses pâtis (car il a près de lui de gras pâturages) ; chamelles réunies dans des parcs immenses. Entendons-nous les vives et allègres chansons des cithares, nos chamelles savent alors qu’elles vont de leur chair régaler la troupe joyeuse qui arrive à Mâlik. »

Enfin, la onzième dame sourit doucement, et d’une voix pleine de grâce, d’onction et de calme : « A moi, mon mari, dit-elle, c’est Abou-Zar ; mais quel excellent Abou-Zar ! il m’a enrichi les oreilles de précieuses parures, les mains de beaux bracelets, les bras d’un rond embonpoint. Il m’a honorée du nom de son épouse, et je m’en suis honorée ; car il m’a trouvée enfant d’une pauvre famille à quelques minces troupeaux, dans la gêne et l’étroit ; et Mâlik Abou-Zar m’a portée dans une famille où retentissent sans cesse le hennissement des chevaux, les grondements des chameaux, le bruit des gens qui foulent et dépiquent les grains, les cris confondus de vingt troupeaux, de milliers d’animaux domestiques. Auprès de lui je parle à mon gré, et jamais il ne me reprend ou ne me blâme. Je me couche,… et puis encore je dors grasse matinée ; je bois et bois à satiété ; je mange à bouche que veux-tu ; et j’ai encore à donner aux autres. — La mère d’Abou-Zar ! quelle femme que la mère d’Abou-Zar ! bonne femme aux flancs bien arrondis, gras et larges. — Puis le fils d’Abou-Zar ! quel admirable enfant que le fils d’Abou-Zar ! sa couche mignonne semble l’espace que laisse vide un léger brin de jonc enlevé du tissu de la natte. À son appétit suffirait la broutée d’un petit chevreau ; à sa soif, le peu de lait tiré entre deux traites, comme pour une petite chèvre. En marchant, il se balance avec tant de grâce dans les anneaux de sa jolie cotte de mailles ! — Et la fille d’Abou-Zar ! délicieuse, oh ! oui, délicieuse la fille d’Abou-Zar ! Obéissante et douce à son père, obéissante et douce à sa mère ; c’est le joyau de la tribu. Potelée, elle remplit, à ravir, son vêtement, serrée comme une tresse de cheveux, dans son ridâ[1]. Toujours amie de ses voisines ; le ventre bien fait et sans saillie ; la taille délicate et svelte ; elle semble onduler sous sa courte mantille ; … et puis le bras rondelet, l’œil grand et bien ouvert, la prunelle noir-foncé, la croupe riche et dégagée, le sourcil fin et doucement arqué, le nez légèrement cambré, la gaîté franche et sémillante, la conversation fraîche comme l’ombre, la bouche sincère dans ses promesses, les mains généreuses pour ceux qu’elle connaît et qu’elle aime. — Et l’esclave d’Abou-Zar ! quelle précieuse esclave que l’esclave d’Abou-Zar ! Elle garde secret tout ce qu’elle entend de nous ; soigneuse et fidèle elle ne dissipe pas les provisions, ne remplit pas la maison d’embarras. — Et l’hôte que reçoit Abou-Zar ! heureux l’hôte que reçoit Abou-Zar ! bien manger, bien boire ; et une délicieuse verdure où se reposer. — Encore les cuisiniers d’Abou-Zar ! quels cuisiniers il y a chez Abou-Zar ! Jamais, jamais il n’ont repos ni trêve ; toujours à verser les mets, toujours à les servir, toujours à replacer d’autres marmites, d’autres ustensiles au feu, à les faire se succéder sans relâche. — Enfin les richesses d’Abou-Zar ! admirables richesses que celles d’Abou Zar ! Elles vont trouver partout ceux qui en désirent le secours pour racheter les talions. Elles sont la réserve de tous ceux qui peuvent en avoir besoin. »

Cette heureuse parleuse s’arrêta un moment ; puis elle continua : « Un petit incident. Abou-Zar sortit un jour, et chez moi on agitait force lait ; il y avait beurre et jouissance. Abou-Zar rencontra une femme qui avait deux jeunes fils ; c’était en vérité l’image de deux louveteaux gras et robustes qui, attachés et comme suspendus à la taille de leur mère, jouaient avec ses deux seins roulants comme deux grenades. Abou-Zar épousa cette femme il s’en était épris. Elle le pressa de continuelles instances, le harcela bel et bien afin qu’il me répudiât. Eh ! tout changement est borgne (changer c’est n’y voir tout au plus que d’un œil). Moi aussi je me remariai ; mon nouveau mari était un homme de naissance ; il avait de nombreux chevaux à monter, de nombreuses lances khatyennes[2] ; chaque soir on ramenait au logis des troupeaux superbes ; mon mari me laissait en cadeau une paire de chaque espèce de bétail et me disait : « Mange bien, ma chère Oumm-Zar ; sois heureuse, contente ; donne à toute la famille ; nourris-les tous. » Eh bien ! si j’avais conservé tout ce qu’il m’a ainsi prodigué, cela ne remplirait pas la plus petite marmite de la cuisine d’Abou-Zar. »

Aïchah, lorsqu’elle eut raconté cette causerie, reprit : « Le saint Prophète de Dieu m’a dit un jour : « J’ai toujours été Aïchah, comme Abou-Zar pour Oumm-Zar pour toi, chère seulement il l’a répudiée, mais moi je ne te répudierai jamais. — Prophète du ciel, répondis-je, tu m’es plus cher que le sang de mon père et de ma mère. Oh ! tu es bien meilleur pour moi que ne le fût jamais Abou-Zar pour Oumm-Zap. »

  1. Sorte de mantelet.
  2. Lances dont les hampes étaient d’un bois rapporté de l’Inde et débarqué à Khat sur le rivage de l’Omân, dans l’Yémen. Un Arabe appelé Samhar avec sa femme Roudaïnah s’acquirent une réputation par la manière dont ils dressaient les hampes de lances ; de là les noms de lances samhariennes, les mêmes que les khatyennes.