Femmes et gosses héroïques/12

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LE MIRACLE
de la
FLEURETTE TRICOLORE


La digue-promenade de Saint-Aubin, bordée de ses villas, s’allonge, presque déserte. Le ciel bas est ouaté de lourds nuages de suie ; la mer est grise, le sable de la plage est gris. Le paysage apparaît terne, sans un rayon.

Une silhouette noire rase la balustrade de fer, sur laquelle s’accoudaient, aux jours de soleil et de paix, les épris de la mer qui voulaient la regarder dans les yeux.

Elle va lentement, cette jeune femme au teint pâle, aux regards délavés par les larmes. Son long manteau, son voile de veuve, flottent derrière elle, comme les ailes du spectre des deuils. Elle a vingt-trois ans et son cœur est mort, mort dans les plaines de Picardie, où André est tombé au champ d’honneur.

André. Elle s’arrête. De sa pochette, elle tire un papier froissé. Voici des mois qu’elle le relit sans cesse. Elle le déplie encore, elle semble lire, mais ses doux yeux bleus ne regardent pas les lignes que son désespoir a appris, comme une leçon de martyre :

« À Madame veuve Louise-Marie Alfaret,
Villa « Mon Bonheur »,
Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados).

« Madame, avec l’expression du regret personnel que me cause la perte du lieutenant Alfaret, daignez agréer les condoléances attendries de tous les officiers du régiment. Qu’à votre douleur s’ajoute un orgueil. Alfaret a succombé glorieusement, ayant accompli tout son devoir. Nous ne le pleurons pas, nous saluons la mémoire du mort au champ d’honneur. Agréez, etc.

« Le colonel Sarvaire. »

Un orgueil ! C’est ce mot qu’elle ne comprend pas. Un orgueil quand son cœur est mort, quand plus rien ne l’intéresse.

Oh ! elle a tenté de réagir ! Elle a soigné des blessés, mais leur souffrance n’était pas compréhensive de la sienne. Elle a voulu porter un peu de bien-être dans les humbles logis de mobilisés pauvres, et elle a envié les pauvresses dont les maris, sur le front, envoyaient des cartes brèves : « Ça va bien, et toi ? »

Quelle littérature renferme plus de joie morale, plus d’intensité de vie, que ces quelques mots, souvent griffonnés en hâte et en cachette de l’orthographe.

Elle recherche la solitude, l’ombre. Cette journée pluvieuse est bien ce qui convient à son être découragé. Tout autour d’elle lui apparaît en harmonie avec sa pensée. Les grosses gouttes d’eau qui tombent de temps à autre sont les larmes du ciel. Sa reconnaissance monte vers la nue qui pleure avec elle.

Louise-Marie a repris sa marche lente… Autrefois, on remarquait son allure vive, son pas rapide ; maintenant elle se traîne. À quoi bon se presser, quand la vie n’aboutit plus nulle part.

Tiens, le chalet de bois du « Bazar » a sa porte ouverte… Depuis Pâques, le tenancier, un vieillard, s’est installé là avec les deux fillettes de son fils mobilisé.

La triste promeneuse s’arrête un instant au long de la toile, tendue verticalement pour protéger l’étalage contre le souffle humide du vent.

Cela est instinctif. Elle fait halte dans cet endroit parce que rien ne la sollicite de se rendre ailleurs. Mais des voix lui parviennent. On cause de l’autre côté de la toile ; on cause sans précaution contre les oreilles indiscrètes. Est-ce que la plage n’est pas déserte par ce temps de chien. Elle reconnaît la voix du vieux « patron du bazar ».

— Voyons, monsieur Martial, il faut vous faire une raison. Votre fiancée vous refuse maintenant ; c’est dur, je le reconnais, c’est dur ! Mais enfin, mieux vaut qu’elle ait réfléchi avant qu’après.

Un autre organe répond :

— Je pense comme vous, monsieur Carbin… Je l’excuse. Dame ! un fiancé avec un bras de moins… ; c’est tout naturel… Seulement, voyez-vous, elle aurait pu attendre que je sois plus fort… Un bras suffisait pour l’instant, on m’aurait amputé le cœur plus tard.

Louise-Marie se sent frissonner. Cette douleur qui s’exprime, elle la sent infinie, comme sa propre désespérance. Elle veut voir ce frère de souffrance. La toile ne joint pas exactement ; voici un jour qui lui permet de glisser un regard.

Oh ! c’est un lieutenant, comme André.

Un grand garçon, dont la manche droite retombe vide. Son visage porte encore les traces du terrible assaut subi. Il parle au vieillard, qui hoche la tête d’un air désolé.

— Et puis, monsieur Carbin… on a été au front, on sait regarder les barrages de fil de fer du destin, en face, comme les autres. Le temps estompe les souvenirs, mais il ne diminue pas la timidité. Et, désormais, je suis un timide.

— Comment ?

— Puisque ma fiancée, qui m’aimait un peu, je crois, n’a plus le courage de vivre auprès de moi, je suis convaincu que mon infirmité éloignera toutes les autres.

— Ce n’est pas sûr.

— Mais si, à quoi bon se leurrer. Les autres, n’ayant aucune attache avec moi, n’auront pas de raison de s’en créer de toutes pièces. La conviction est pénible. Elle me fait timide. Elle détruit le rêve d’avenir à deux, elle me condamne à vivre seul.

Sa voix sonnait ferme, vaillante. Mais Louise-Marie sentait que l’âme vacillait chez le blessé.

Soudain, une exclamation :

— Quelqu’un !

Un mouvement a trahi sa présence. Il l’a vue. Elle ne veut pas que cet homme, dont elle a surpris la souffrance, croie à l’injure d’une curiosité banale. Loyalement, elle se montre, elle s’explique avec la hâte de se dire toute :

— Je m’étais arrêtée sans motif… J’ai entendu, oui ; mais j’étais digne de comprendre ; moi aussi, je porte un cœur mort.

D’une main qui tremble, elle reprend la lettre qui la fait veuve, veuve officielle. Elle la présente au lieutenant :

— Lisez, je vous en prie, lisez. Vous verrez… vous verrez !

Le vouloir de son geste est tel qu’il prend le papier, dont chaque pli raconte une tristesse. Il lit aussi à mi-voix, inconscient de prononcer les mots :

« Lieutenant Alfaret… officiers du régiment… glorieusement… devoir. »

Et puis il relève les yeux sur Louise-Marie, et de ses lèvres s’échappent, montées du fond de lui-même, ces paroles :

— Pauvre femme !

Ah ! comme il a dit cela ! Pour la première fois depuis la réception du billet fatal, la jeune femme a l’intuition que sa douleur a été comprise dans toute son immensité.

C’est de la reconnaissance qu’elle éprouve ; et puis, qui pourrait dire toutes les idées qui se mêlent dans le tourbillon de la pensée… Elles ne sont ni coordonnées, ni complètes ; elles illuminent comme des éclairs et s’absorbent dans l’obscurité.

Elle tend les doigts vers sa lettre précieuse… Ils frôlent ceux du soldat.

Elle a le pressentiment subit d’un devoir imprécis, d’un renouveau de la vie, d’une fleur germant sur les tombes ; mais cela est trop vague.

Elle s’incline, murmure :

— Adieu !

Et elle ne s’en va pas. Il a répété :

— Adieu.

Et les syllabes ont gémi, comme une plainte. Et cela jette en elle comme une grande lumière… Le timide, l’isolé ; elle, seule aussi ; un officier, un frère d’armes du mort.

Infirmière d’une âme, n’est-ce pas le deuil qui convient aux héros ? Le mot orgueil, dont le sens lui échappait tout à l’heure, elle l’entend maintenant. Il est mort au champ d’honneur, pour tous ses frères de France. Le champ d’honneur ordonne de consoler les frères qui restent.

Et comme il répète, les yeux baissés :

— Adieu !

Elle obéit à une impulsion irrésistible :

— Non. Au revoir.

Le visage du lieutenant s’éclaire :

— Vous permettriez ?

Elle l’interrompt, et d’une voix basse, comme si elle s’adressait à elle-même plus encore qu’à lui :

— Mettre en commun des douleurs, cela est peut-être possible. Essayons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand les habitants de Saint-Aubin voient passer Martial et Louise-Marie Alfaret, ils disent, avec un sourire content :

— Des fiancés comme ça, c’est la sagesse du Bon Dieu.