Femmes et gosses héroïques/18

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UNE BERLINOISE QUI A TROP DE CŒUR

(Troisième héroïsme teuton.)

Charlottenbourg est une ville allemande dont les habitants ont du cœur, beaucoup de cœur, comme tous les Allemands.

Au reste, l’affirmation est facile à vérifier. Vers la fin du siècle dernier, alors que les armées de la République défendaient les frontières menacées par la coalition européenne, des soldats français amenés en captivité furent internés à Charlottenbourg et massacrés par la population.

L’endroit où ces martyrs de la France tombèrent s’appelle le Champ des Traîtres.

Traîtres, ces gens qui furent assassinés par les défenseurs de la patrie allemande ! Quel nom a-t-on pu donner à leurs assassins ?

Un nom bien simple : Héros.

Les traîtres sont les martyrs ; les assassins les héros.

Vous voyez bien que l’on a du cœur à Charlottenbourg,

Estelliche était fille de la douce cité. Ni jolie ni laide, ayant tout au plus cette beauté, dite du diable, de la dix-huitième année. Estelliche, unique enfant de Johann Lagaradt, ancien sous-officier retraité de la vaillante armée prussienne, et de Zilfure Magret, son épouse, avait été outrageusement gâtée par ses parents, sous deux prétextes communément invoqués par les mamans éprises de leurs rejetons, ou, comme l’énonce Gavroche, par la poule qui se mire dans son œuf.

Premier prétexte, applicable de un à douze ans :

— Il ne faut pas contrarier les enfants. Ils ont bien le temps de connaître les ennuis de la vie, surtout quand ils appartiennent à la nation germanique, jalousée par tout le monde.

Second prétexte, pour fillettes et garçonnets de douze ans et au-dessus :

— C’est une nature d’une sensibilité exquise. La moindre réprimande lui est une torture. L’enfant a trop de cœur.

Ces natures exquises crient, pleurent, frappent du pied, ont des crises de nerfs quand on résiste à leurs caprices. Elles ont trop de cœur ! Incapables d’un effort, d’un dévouement, elles ont trop de cœur !

Estelliche avait trop de cœur.

Et, à l’occasion des fêtes de la ville, elle le laissa bien voir. D’abord, il lui fallait une robe de soie, un chapeau fleuri, une collerette de fine dentelle, et des souliers de chevreau, et des boucles en or. Toutes les économies de la maison y passèrent ; mais bah ! la petite était si cholie, si délicatessen en son ajustement, que les vieux parents ne regrettèrent pas trop leur argent.

Le père essaya bien de faire entendre de timides observations ; son épouse lui ferma la bouche par un sec :

— Tu ne vas pas la faire pleurer, espèce d’unteroffizier. L’enfant, ce n’est pas un soldat.

Et il se tut. Dame Zilfure Magret avait eu aussi trop de cœur dans son temps, si bien que, si elle avait toléré que son mari portât de larges pantalons, elle ne lui avait jamais permis de porter la culotte.

Forte d’un premier succès, Estelliche déclara à sa mère qu’elle souhaitait se rendre seule à la fête.

— Quoi ! seule, sans être accompagnée, au milieu d’une fête qui attire tant d’étrangers ? s’exclama la femme.

— Sans doute.

— Mais ne crains-tu pas ?

— J’ai trop de cœur pour rien craindre. D’ailleurs, j’ai dix-huit ans ; je suis en âge de m’établir. Les garçons ne s’approchent pas des filles que leurs parents tiennent de trop près.

Déjà elle fronçait les sourcils, et dans ses yeux se piquaient des éclairs précurseurs d’un orage.

Zilfure Magret courba la tête :

— Tu iras seule au pardon.

Et le père Johann, voulant placer quelques recommandations, la bonne mère se vengea sur lui de sa faiblesse à l’égard de sa fille.

— Laisse-nous donc tranquilles, vieux rabâcheur. Il y a plus de jugeotte dans le petit doigt d’Estelliche que dans ta tête grise. Étonnants, ces hommes, ça ne peut pas arriver à comprendre que les femmes sont plus fines qu’eux.

Donc la jeune fille partit seule, le nez au vent, avec l’allure provocante des femmes de cœur qui veulent être remarquées.

Elle se montra au temple, écouta un discours du pasteur, puis se rendit à la danse.

Quand on a dix-huit printemps, une coquetterie certaine qui rehausse une beauté indécise, on attire forcément l’attention d’un gars. Celui qui se présenta portait le costume de l’école des cadets et se nommait Tomass Leppertach.

C’était un grand diable, bronzé par le soleil, héritier d’un cultivateur dont la ferme passait pour être d’un rapport fructueux, et qui comptait bien la dévorer comme lieutenant dans l’armée prussienne.

Estelliche se sentit émue, car il parla de la ferme, et non de l’usage qu’il lui destinait.

— Une ferme… ça serait amusant à diriger… et puis elle donne au moins douze mille marks de revenu… il me la faut.

Oui, un désir fou de devenir fermière la prit, désir compréhensible en somme, car, au logis paternel, on vivait avec deux mille six cents marks, montant de la retraite du père et de quelques petits travaux auxquels son âge lui permettait encore de se livrer.

Douze mille !… Quand on a du cœur, voilà un but.

Et la donzelle se fit coquette, grisa son danseur de regards prometteurs, tant et si bien qu’il lui proposa de faire une promenade hors de la fête.

Hypnotisée par son rêve ambitieux, elle trembla d’éloigner le soupirant par un refus brutal.

Tomass Leppertach supplia… Elle consentit. Tous deux se perdirent bientôt dans un petit bois voisin.

Le soir, lorsqu’ils se quittèrent, avec promesse de se revoir le dimanche suivant, à une fête voisine, il y avait un secret entre eux : une faute que les feuillages du petit bois racontaient à la brise.

Estelliche avait eu trop de cœur.

Oh ! la semaine lui parut longue. Dès le jeudi elle avait préparé ses vêtements neufs, repassé jupon et collerette.

Enfin, le jour attendu arriva.

Pomponnée, triomphante, la fillette prit le train pour la localité proche. À la pensée que bientôt elle serait la fermière de Leppertach, elle reconnut qu’elle ne pouvait décemment voyager en troisième classe et fit la dépense d’un billet de seconde. Il ne fallait pas humilier son amoureux… Lorsque l’on a du cœur, on est apte à toutes les délicatesses.

Et satisfaite d’elle-même, fraulein Estelliche — c’est ainsi qu’elle se désignait avec une nuance de respect — fit son entrée sur la place réservée à la danse.

Désillusion cruelle, Leppertach n’était pas là. Une heure elle attendit sans qu’il parût.

Alors, une terrible angoisse l’étreignit. Cet homme s’était-il joué d’elle, la fuyait-il après lui avoir ravi le pur trésor de son cœur ?

Son cœur ! Ah ! c’est à ce moment qu’elle sentit combien elle en avait ! Se venger, se venger ; voilà ce qu’il fallait faire, et cela sans tarder.

Elle leva les yeux, cherchant la vengeance. Elle l’aperçut à trois pas d’elle, sous la forme d’un homme de taille moyenne, les épaules larges, la face halée par la mer, éclairée par deux yeux noirs, qui brillaient en se posant sur elle ; un marin pour se venger d’un terrien ; ce serait superbe.

Sans hésiter, elle alla à ce personnage :

— Faites-moi danser.

— Avec plaisir.

Et se présentant :

— Cabiller, patron-armateur de la barque-goélette n° 23, pour vous servir, mademoiselle. Port d’attache : Hambourg, présentement amarrée à deux pas, sur le Havel.

Un brouillard obscurcit la vue d’Estelliche.

Une barque-goélette vaut bien une ferme… Cette barque, elle la voulut aussitôt avec rage, car elle pourrait dire à l’oublieux :

— Ta ferme, je m’en moque ; j’aime mieux ma barque-goélette.

Quel doux rêve quand on possède un vrai cœur de femme allemande !

Lors, ses prunelles se firent de velours, ses doigts se crispèrent dans la main de Cabiller, avec l’énergie caressante de fuseaux d’acier gantés de satin. Sa volonté, tendue vers la résolution de séduire, triompha. Affolé, l’armateur parla mariage, navigation, pêche.

Comme à une future épouse, il fit visiter son navire à Estelliche, et… il y eut encore une faute que les parois de la cabine racontèrent aux voiles bleues roulées autour des vergues.

La semaine durant, Estelliche fut on ne peut plus câline avec son père, ex-sous-officier d’infanterie.

Voilure, gréement, machinerie, composition des équipages, elle s’intéressait à tout ce qui touche à la navigation, interrogeait sans relâche Lagaradt, à la grande fatigue de ce dernier, lequel, pour la première fois, se voyait obligé de parler de bateaux.

Le dimanche vint. Ce jour-là, on dansait près de Weinbrunn.

La tête haute, le cœur rayonnant dans ses yeux, prête à écraser de sa supériorité maritime le cadet Leppertach, la jeune fille gagna l’aire unie où les pieds des chorégraphes villageois martelaient le sol, suivant d’approximative façon le chant d’un fifre.

Mais, ô surprise ! à peine apparaît-elle, que deux hommes se précipitent à sa rencontre.

C’est Leppertach, c’est Cabiller.

Ils s’arrêtent, se considèrent avec étonnement.

— L’autre dimanche, explique le cadet, je fus à Postdam, envoyé par mon père pour conclure un marché. Fraulein Lagaradt est ma verlobte[1].

— Elle est la mienne, riposta le patron de la barque 23.

Chacun eût pu ajouter :

— Elle est plus que promise, elle est donnée.

Mais la discrétion chevaleresque ne leur permit pas d’énoncer cette vérité, qui certainement traversa leur esprit.

Du regard, ils se défièrent ; puis, mus par la courtoisie coutumière des fiancés.

— Choissez entre nous, fraulein, dirent-ils d’une commune voix.

Choisir. Ah bien ! justement le grand cœur d’Estelliche soufflait à ce moment :

— Quel malheur de ne pouvoir réunir en un seul lot la ferme et la barque-goélette !

Elle baissa les yeux :

— Celui que j’évincerai aura du chagrin, minauda l’exquise fille allemande. J’ai trop de cœur pour faire souffrir quelqu’un.

Les deux hommes se mesurèrent des yeux.

— Alors le couteau décidera.

— Le couteau… Je me sauve… Quelle horreur !… Parler de pareilles choses devant une fraulein au cœur sensible !… Ah ! mes amoureux, vous manquez de délicatesse.

Et elle s’enfuit, les laissant face à face.

Alors le futur lieutenant et le marin quittèrent le bal, gagnèrent un bois désert et se perdirent dans le dédale des arbres pointant comme un parasol d’émeraude parmi la terre fauve desséchée par le soleil.

Le lendemain, on les retrouva côte à côte. Cabiller, le couteau de son adversaire planté dans la poitrine, était mort. Leppertach râlait encore, la gorge ouverte, et la chanson triste de la brise pleurait autour de ce râle suprême.

Quelle affaire pour une fillette douée d’un grand cœur ! Deux hommes morts pour elle. D’aucunes envièrent tout bas l’heureuse Estelliche, encore que tout haut elles déclarassent ne pas souhaiter être à sa place.

Mais las ! la nature, moins noble assurément que les mamans, n’aime pas que l’on ait trop de cœur. C’est une marâtre, qui veut que chaque fait ait sa conséquence logique. Estelliche avait péché deux fois, par charité, par impossibilité de résister à ses élans cardiaques ; la nature exigea que sa taille épaissit, épaissit… dans de telles proportions que la mère Lagaradt, elle-même, ne put attribuer cet anormal développement à l’hypertrophie sentimentale du cœur de sa fille chérie.

Pour elle, pour son mari, ce fut une stupeur douloureuse, un désespoir qui leur parut immérité, et auquel ils succombèrent à peu de jours d’intervalle.

Estelliche, demeurée orpheline, vendit petite maison, mobilier, vieux habits, vieux bijoux de ses parents. Elle ne conserva pas la bague d’argent, remise par le père, au jour du mariage, à la défunte maman.

Ce mince objet lui eût rappelé les disparus ; elle avait trop de cœur pour supporter de tels souvenirs. L’argent que lui compta le brocanteur, avec lequel elle avait fait affaire, ne présentait pas le même inconvénient ; elle le reçut avec reconnaissance en échange de l’anneau de fiancée de la morte.

En hâte, elle quitta le pays, prit le train, débarqua à Berlin.

Comme, au sortir de la gare, elle allait au hasard, les sons d’un orchestre attirèrent son attention. Autour d’elle, la fillette promena un regard interrogateur. Un bal populaire s’ouvrait à quelques pas.

Estelliche parut réfléchir.

— Bon, dit-elle enfin, qui le saura ? Je ne porte pas le deuil ; mon cœur n’aurait pu supporter de me voir en noir.

Et, délibérément, elle entra dans la salle de danse en ajoutant :

— Quand on a trop de cœur, il faut bien avoir le courage de se distraire !

Nota. — La jeune Estelliche a écrit elle-même son histoire, et elle conclut à son immense supériorité morale sur les jeunes filles françaises, ou britanniques, ou belges, ou russes, ou serbes, ou autres.

  1. Verlobte — Fiancée.