Femmes et gosses héroïques/23

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LETTRE III

LA REINE ÉLISABETH


Des gouvernants justifient les honneurs, l’amour des peuples. Pas tous les exécutifs, bien sûr ; mais enfin, il y en a.

Que Gavroche, le barricadier de la rue Plumet, parle ainsi, cela vous plie en Z ; je vais vous redresser droit comme un I, en mettant dessus le point nécessaire.

Cette semaine, j’ai villégiaturé hors de Paris.

Comment ? Par quelle voie ? Je me conforme à la manière élégante que nous a apprise la censure.

Entre la Seine, l’Oise et la Lys, avances et reculs, trucs en fanfare ; en fin de compte terrain gagné, puisque j’arrive sur l’Yser.

Je suis purée. Je représente un pauvre gars d’un village détruit tout proche. Je cherche ma famille disparue. Il y a du vrai, ma famille s’est évaporée le jour de ma naissance.

Quatre kilomètres. Le village, c’est-à-dire les décombres… Tout au bout, une seule maison se tient à peu près, sous le drapeau d’ambulance, qui flotte sur le toit.

Juste ! un tombereau s’amène. Le charretier aide quelques blessés belges à descendre ; puis il repart en chercher d’autres. C’est le Madeleine-Bastille des éclopés.

Je me roucoule :

— J’ai passé en revue Français, Anglais, Indiens, tirailleurs ; je dois la même politesse aux Belges. J’emboîte le pas. Avec mon laissez-passer, j’emboîterais le grand saint Pierre.

Le camion, l’homme et moi, on entre tous les trois dans une ancienne ferme aux toitures crevées, aux murs branlants, découpés de lézardes que l’incendie a maquillées en noir.

Une madame Croix-Rouge se profile entre deux monceaux de plâtras. Elle fait un signe. Le voiturier la suit et moi aussi.

Le passage étroit conduit à une petite salle, où je distingue trois ou quatre blessés, allongés sur des paillasses étendues à terre.

Il y a des trous au plafond ; les fenêtres n’ont plus de vitres et la porte a disparu.

— Non, non, prenez les blessés sous le hangar. Pour ceux-ci, j’attendrai l’automobile.

C’est une personne simple, en costume tailleur, qui vient de parler. La madame Croix-Rouge et le charretier sortent aussitôt. Moi je reste sans m’en apercevoir. Je zyeute la dame au costume tailleur. Pas grande, frêle, la figure pâle, marquée de fatigue… ; mais des yeux de bonté, qui font du bien en se posant sur vous ; des mirettes de pansement pour toutes les tristesses, pour toutes les souffrances.

Elle s’est penchée sur un des blessés.

— Buvez, mon ami, un doigt de vin… ; cela vient des caves du château de Laeken.

Le soldat boit avec onction, puis il lève son regard sur la dame. Il prononce comme on prie :

— Vous êtes la Bonne Dame de Belgique ! Merci.

— À vos rangs, fixe !

Le blessé, brusquement redressé sur son séant, a lancé ce cri :

Un grand soldat, les vêtements couverts de boue, les mains noires de poudre, vient d’entrer, son fusil sous le bras.

La dame court à lui, les bras tendus. Il la serre contre sa poitrine.

— Repos, qu’il dit aux blessés ; repos, mes fils… il n’y a ici qu’un soldat de plus.

Puis à la dame :

— Vous ne vous fatiguez pas trop, Lisabeth,

— Mais non, Albert. Et puis… vous, au combat avec ceux qui meurent : moi auprès de ceux qui vivent… Pourrions-nous faire autre chose ?

Albert ! Élisabeth ! Le Roi ! La Reine !

Gavroche est une fleur de l’émeute… Il a dans le sang le dédain des gouvernants… C’est des pneus, gonflés de paroles creuses qui ont si peur de la crevaison, qu’ils se tiennent toujours hors de portée des bosses.

Albert et la reine vont où l’on écope ! Zut ! Ils s’aperçoivent que je suis là.

Baste ! C’est des braves gens. Je les salue si bas que je croyais me mettre à genoux, et je leur dégoise à plein cœur :

— Je vous admire, Roi ; Reine, je vous vénère… Bonheur et Victoire sur vous, qui les méritez tant.

Eh ben ! vous ne me croirez peut-être pas, ils ont eu l’air épatés.