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Ferdinand Brunetière (Vogüé)

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Ferdinand Brunetière (Vogüé)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 5-18).
FERDINAND BRUNETIÊRE

Dernier effort du long labeur, ses mains défaillantes assemblaient les feuilles de la dernière livraison : avant qu’il pût la signer, les pauvres mains se raidirent, laissèrent tomber la plume, se refermèrent sur le crucifix que leur tâtonnement anxieux avait si longtemps cherché. Il fallut ajouter en hâte les pages où notre interprète autorisé lui disait l’adieu commun. C’est le vœu de nos collaborateurs, et sans doute celui de tous ses amis, de tous ses lecteurs, que cet adieu se prolonge ici, qu’une fois encore Brunetière apparaisse au seuil de sa maison : non plus, hélas ! à travers un de ces articles qu’il y prodiguait en sa saison dernière, comme s’il eût voulu vider pour nous le réservoir inépuisable de sa pensée ; mais du moins dans le souvenir d’un compagnon d’atelier qui connut près de lui, depuis trente ans, le prix d’une amitié qu’aucune ombre n’altéra.

Ne me demandez pas son portrait littéraire, ni l’étude approfondie de son œuvre touffue, de cette pensée sinueuse dans sa ligne ascendante qui fit à travers le monde des idées tant et de si beaux détours. L’heure viendra plus tard des jugemens définitifs sur ce grand rassembleur d’esprits ; avec plus de recul dans la perspective, on pourra mieux le « situer, » comme il aimait à dire, dans le plan de son siècle, dans la lignée des moralistes qui constituent, — c’était une de ses remarques, — un genre spécifiquement français, l’un de ceux qui assurèrent à notre littérature sa prééminence sur toutes les autres. Encore plus que le temps nécessaire, le courage me manquerait aujourd’hui, pour m’appliquer à un essai critique sur le premier de nos critiques.

N’est-il pas là, comme ils sont au lendemain de leur départ, quand on ne peut croire au détachement complet : vision qui n’a pas encore pâli dans nos yeux, voix qui retentit toujours dans nos oreilles, personne plus présente et plus chère que ces livres qu’elle nous cache ? Je ne sais ce que je vais dire : je sais seulement qu’il me faut cette triste douceur de parler de lui, au hasard des souvenirs qui se pressent dans la mémoire, sans ordre, sans suite. Y a-t-il jamais de l’ordre dans les plaintes que nous arrache un grand chagrin ?

D’abord et sur toutes choses, après d’autres amis qui ont senti le même besoin, je voudrais amener le public à se dégager d’absurdes partis pris, je voudrais lui découvrir la physionomie d’un homme aussi méconnu qu’il était célèbre. Peu à peu, pour l’opinion mieux instruite dans ces dernières années, la lumière se faisait sur le vrai Brunetière ; mais que de gens se laissent encore abuser par la caricature qui traîna longtemps dans les journaux, dans les conversations superficielles de Paris ! — Un petit professeur revêche, hargneux ; pédant d’université desséché par l’abus du sens critique ; fossile classique, malveillant pour les tentatives hardies de la jeunesse, incapable de la suivre vers les libres horizons ; solitaire de cabinet, fermé à toutes les joies de la vie ; orateur disert, on en convenait, mais écrivain ennuyeux, embarrassé dans sa langue difficile et baroque… Tout cela, et le reste. — Autant d’erreurs que de mots.

Professeur, il l’était sans doute, et de toute son âme, si l’on prend ce terme au sens étymologique : si l’on entend par là qu’un mouvement impérieux le poussait à déclarer, pour en imposer la discipline aux esprits, toutes les vérités qu’il croyait tenir ; à combattre les affirmations contraires aux siennes, avec cette passion de la polémique qui faisait de son enseignement une bataille d’idées, plus encore qu’une communication de son immense savoir. Singulier professeur au demeurant, et bizarre universitaire du dehors, sans titres et sans diplômes ; ayant échoué aux épreuves qui ouvrent l’accès de l’Université, il prit d’assaut sur le tard les plus hautes chaires, il en créa de nouvelles pour son usage particulier ; le maître qui s’y installait faisait aussitôt reconnaître des titres qu’il ne tenait que de lui-même : science, éloquence, autorité.

Autre et pire légende, la malveillance de Brunetière, sa prétendue sécheresse. Il est bien rare que la générosité fasse défaut aux grands courages ; et ses adversaires pouvaient tout contester à ce combattant perpétuel, sauf le courage. Quiconque a pratiqué notre ami sera mon garant, si je dis que les qualités de son esprit le cédaient à celles du cœur. Cet homme excellent s’appliquait à dissimuler sa bonté ; il avait la coquetterie de garder, d’accentuer encore la mine farouche qu’on lui avait faite ; mais telle petite phrase qu’il vous jetait à l’occasion, d’un ton bref et qui voulait paraître détaché, contenait beaucoup plus que les mots ne disaient : on sentait qu’il s’y livrait tout entier. Nul n’était moins banal, plus en garde contre la sensiblerie névrosée de notre siècle, contre cette émotion à fleur de peau qui donne le change sur l’aridité du fond. Il était bon à la manière de ses pairs du grand siècle, avec choix et gravité ; avec la noble délicatesse qu’il portait en tout, dans les jugemens moraux, dans les rapports mondains, dans les questions d’affaires. Si l’on apprenait chez un professeur ce qui s’enseigne le moins, la noblesse des sentimens, tous eussent pu demander des leçons à ce seigneur de l’esprit.

Toujours prêt à défendre contre une injustice littéraire ou sociale les droits des vivans, comme la gloire des morts, que de fois je l’ai vu se dépenser au soulagement d’une misère morale, au service d’un ami, d’un collaborateur ! Combien de ses obligés pourraient en rendre témoignage ! Le plus désintéressé des hommes pour lui-même, il devenait intéressé pour le compte d’autrui. Quoi qu’on en ait dit, il recherchait et goûtait cette joie du vrai lettré, la découverte d’un jeune talent. On a pu s’y méprendre, parce que les exigences professionnelles lui avaient fait un masque de sévérité. Le meilleur des humains n’est pas impunément dans une charge où il faut refuser tout le jour des manuscrits, diversifier les périphrases pour faire entendre aux gens qu’ils n’ont point le génie qu’ils se croient, ou du moins qu’on ne l’aperçoit pas dans la preuve qu’ils en apportent. Un directeur harcelé finit par abréger les circonlocutions. Rigoureusement attaché à ses doctrines littéraires, Brunetière pouvait se tromper, et il m’a semblé qu’il se trompait en certains cas, sur le mérite d’un débutant formé à d’autres écoles ; mais c’était toujours de bonne foi. Il n’avait de préventions invincibles qu’à l’endroit des fripons. Qui pense et agit bassement ne peut pas bien écrire, c’était une de ses règles de jugement.

Il avait beau se hérisser, trancher de l’indifférent et du stoïque, on devinait vite sous sa fière pudeur des sources vives de tendresse qui demandaient à jaillir du cœur. Tendresse des forts, des rudes lutteurs : celle d’un Veuillot, dans la lettre touchante que le polémiste adressait à Pontmartin après la mort de sa fille ; celle d’un Joseph de Maistre, déposant sa plume de bataille et frissonnant à Saint-Pétersbourg, parce qu’il « entendait pleurer à Turin. » — Ah ! qu’ils le connaissaient mal, ceux qui le représentaient comme un magister à férule, insensible à toute autre chose qu’au devoir classique du bon élève ! Il ne fut que trop sensible aux mille piqûres qui l’usaient autant que l’excès de travail : injustices de toute nature, ingratitude des uns, déloyauté des autres, attaques qu’il bravait sans pouvoir se cuirasser contre elles. Grand lecteur de journaux, grand collectionneur de coupures des Argus, il y cherchait chaque jour les méchancetés à son adresse ; et la récolte n’était que trop riche. Aux amis qui lui conseillaient plus de philosophie, plus d’indifférence, il répondait par des coups de boutoir où l’on retrouvait la paraphrase des vers si connus :


J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.


Aussi bien, quelle est notre suffisance, à nous tous qui parlons de Brunetière et voulons retoucher une inimitable peinture ! Molière, — encore un qu’il n’aimait guère, jusqu’au retour de faveur qui les réconcilia sur la fin, — Molière s’était vengé d’avance en faisant poser pour le portrait d’Alceste ce dernier survivant du XVIIe siècle, qui fut notre contemporain. Je crois entendre Brunetière, chaque fois que je relis les apostrophes de l’homme aux rubans verts. S’il est vrai que le poète ait déguisé sa propre image sous la plus belle et la plus douloureuse figure de notre littérature dramatique, je n’ai aucun scrupule à voir aussi celle de notre ami dans ce Misanthrope, si mal nommé, puisque son pessimisme est fait d’un sombre amour pour. les hommes qu’il voudrait plus justes, pour la femme qu’il voudrait plus sage.

Il y a deux sortes de pessimisme : l’un, dégoût infécond, se replie dans son chagrin inactif ; l’autre, ferment salutaire, s’emploie à réformer un monde où tout le mécontente. Brunetière avait coutume de dire que tous les progrès accomplis dans la suite de l’histoire furent dus à de grands pessimistes ; il énumérait ces utiles mécontens, depuis le Christ, il s’efforçait de dégager dans la figure divine les traits qui pouvaient justifier sa thèse. Il s’animait à ces démonstrations ; et soudain, il retombait dans une méditation morose. Elle assombrissait le visage expressif, tourmenté par la pensée ; elle voilait la flamme des yeux fureteurs, marquait davantage le pli d’ironie, au coin des lèvres. Il semblait que sa parole eût creusé à la sortie ce sillon spirituel et triste.

On le laissait ainsi, possédé par son démon des mauvais jours, rongé par un mal d’âme incurable ; quelques heures plus tard, on le retrouvait dans une compagnie que sa gaîté divertissait. Légende aussi, le Brunetière toujours austère, retranché derrière ses vieux livres, séparé du monde et de la vie. Durant ces dernières années, la surcharge des tâches qu’il accumulait sans mesure et les premières atteintes du mal l’avaient condamné à la retraite ; mais avant cette période de déclin, il se répandait volontiers dans la société, il y jouissait du plaisir qu’apportait aux autres sa séduction de parole. Mieux que les amuseurs de profession, il y déchaînait les rires honnêtes ; le causeur étincelant achevait en fantaisies paradoxales sa conférence du matin, il jouait des variations sur l’instrument subtil de sa logique, comme l’archet d’un grand violoniste joue avec le thème d’un scherzo. Il me souvient d’un dîner, — il y a longtemps, — où sa verve éblouit tous les convives. — « Nous mourrons tous… » avait dit quelqu’un ; et Brunetière, sursautant : « C’est possible, mais je vous mets au défi de prouver cette proposition. » — Les argumens s’enchaînaient, spécieux, pour démontrer qu’elle n’avait pas de force probante… Qu’il est navrant aujourd’hui, le souvenir de cet amusement où l’agile dialecticien, encore exubérant d’énergie vitale, bravait l’implacable logicienne qui le guettait déjà !

Son naturel impressionnable et mobile ne lui eût jamais permis de se figer dans une attitude. Passionnément curieux de toutes choses, de la politique, des petits secrets de Paris, des grands secrets de l’humanité en marche dans les diverses parties du monde, il voulait tenir à jour son avertissement universel. Nous discutions un soir sur Voltaire, nous cherchions les raisons de l’indulgence que son siècle accordait à ses plus effrontées palinodies. — « C’est que Voltaire aimait furieusement la vie, conclut Brunetière : les hommes pardonnent tout à ceux chez qui ils sentent cet amour de la vie, du bien qu’ils prisent par-dessus tous les autres. » Lui aussi, comme le pessimiste conteur de Candide, il avait le goût de cette vie où rien ne le satisfaisait. Attaché au passé par le sens de la tradition et les préférences littéraires, il s’en échappait sans cesse pour bondir dans le présent, pour précipiter sa pensée dans l’avenir. Un pays l’intéressait entre tous, l’Amérique : depuis la mémorable tournée de conférences qu’il y avait faite, il étudiait les problèmes posés dans le Nouveau Monde, il recherchait le rapport qu’on en peut faire aux difficultés ou se débattent nos démocraties. Curiosité de l’esprit, inlassable activité, superbe confiance dans une force qu’il croyait illimitée, soif de gouverner les hommes et leurs idées, attrait du bon soldat pour les nouveaux champs de bataille, — tous ses instincts le stimulaient à tenter de nouvelles expériences ; il eût aimé s’essayer dans tous les rôles sur le théâtre du monde ; il voulait du moins être toujours prêt à y parler sur tout.

Parler ! Son triomphe et sa passion maîtresse, celle dont il est mort. Il faut éclaircir un malentendu qui ne se serait jamais produit, si l’on y eût porté un peu d’attention. A-t-on assez plaisanté le style des écrits de Brunetière, les tours archaïques et compliqués, l’accumulation des incidentes, des qui et des que, la longueur de ces fameuses périodes que l’on citait comme des gageures ! Nombreux étaient les lecteurs, encore plus nombreuses les lectrices, qui goûtaient la saveur du fond et ne digéraient pas la singularité de la forme. — S’est-elle jamais doutée, la caillette offensée par une phrase « trop mal écrite, » qu’elle avait applaudi la veille ou qu’elle applaudirait le lendemain cette même phrase dans une salle de conférences ? Pâmée au pied de la chaire sous le prestige de la voix, elle buvait l’assemblage de mots qui la rebutait sur le papier. La voix débrouillait avec un art infini les méandres des périodes, nuançait les incidentes, rendait sensible à l’oreille la construction logique et savante que l’œil n’avait pas su discerner. Nulle différence entre la langue de l’article et celle du discours ; mais les défauts blâmés chez l’écrivain devenaient qualités pour l’orateur : la foule y prenait un plaisir très semblable à celui qu’elle demande à l’acrobate, d’autant plus applaudi qu’il avance plus longtemps, sur une corde plus longue et plus haute, donnant à chaque instant la sensation qu’il va choir, rattrapant son équilibre d’une pesée sur le balancier, prolongeant ainsi l’anxiété admirative de l’assistance.

Tout était oratoire chez Brunetière : disons-le en dépouillant ce terme des idées d’emphase et de convention qu’il emporte souvent. Nous avions eu des orateurs de la chaire, de la tribune, du barreau ; il fut l’exemplaire unique d’une espèce nouvelle, l’orateur de la littérature ; il gouverna ce royaume de la plume avec l’outil et les procédés d’un autre art. Il ne fit jamais en écrivant que sténographier un discours intérieur : son moindre article était un fragment de ce discours, débité devant un auditoire invisible ; sa plus courte lettre avait le tour et le mouvement d’une harangue. De même sa conversation. Tous en avaient le sentiment, dans le salon où il causait, dans ce cabinet de la Revue où s’est dépensée tant d’éloquence familière. Il y parlait pour un seul auditeur comme il eût fait pour une assemblée, avec même abondance, même chaleur, même choix et même précision des mots. Il aimait d’ailleurs essayer là, in anima vili, l’effet des prochaines conférences et des nombreux articles qui attendaient tout armés dans son cerveau. La sueur des grandes journées ne ruisselait plus sur son visage, cette sueur mortelle qui nous faisait trembler pour lui, quand il s’était donné pendant une heure, corps et âme, à une foule magnétisée par ce don total. Mais la grosse veine nouée sur le front se gonflait de même, les idées en dégorgeaient avec le même débit bien réglé ; et c’était une jouissance toujours nouvelle de voir la pensée naître sous ce front, y trouver instantanément son expression oratoire, en sortir dans le déroulement d’une phrase qu’on sentait nécessaire, calquée exactement sur les circonvolutions cérébrales : médaille frappée sans une bavure, où chaque relief reproduisait les creux adéquats de la matrice.

Lisez, comparez : vous vous persuaderez vite que les pages de Brunetière les plus critiquées, du point de vue de la forme, ne sont que la sténographie de la parole qu’il vous faisait applaudir. J’y insiste, parce que c’est le nœud du procès. La routine des catégories le classera parmi les écrivains, et ce sera lui rendre un mauvais service : il faudrait le ranger parmi les grands orateurs. Nous ne ferons jamais comprendre à nos petits-enfans le pouvoir souverain qu’il exerça sur les auditoires, le mordant irrésistible de sa causerie ; pas plus que nous ne comprenions, quand nous lisions la froide transcription d’un discours de Berryer, l’enthousiasme de nos pères qui avaient entendu rugir le monstre : pas plus qu’un traité de Cousin ne nous expliquait l’enchantement des personnes qui avaient joui de sa conversation.

On s’est étonné que ce combatif, cet orateur, n’eût jamais songé à jeter le poids de son éloquence dans les batailles parlementaires. Il y songea. C’était vers 1893, à l’époque où tant d’espérances fleurissaient dans la fugitive embellie de « l’esprit nouveau. » Un moment, la tentation fut très forte sur son esprit. Il la repoussa par un de ces scrupules de délicate fierté avec lesquels il ne transigeait pas. — « Je ne veux pas être l’élu d’une circonscription quelconque, me disait-il. Je suis par mes origines Breton et Toulonnais ; je ne voudrais accepter un mandat que dans l’une des deux régions où j’ai mes attaches naturelles ; et je n’y vois pas de siège que je puisse briguer. » — Faut-il regretter que cette expérience n’ait pas été faite ? Il eût repris au Parlement la place d’un Dufaure. Mais Brunetière y fût-il resté Brunetière, tout d’une pièce dans ses doctrines, puissant quand même dans son isolement, modéré avec des pointes subites vers les directions où on l’attendait le moins ? Je l’ai connu un temps tout près de donner dans un socialisme théorique très accentué. Pourquoi pas ? Alceste serait peut-être aujourd’hui socialiste. Comme sur la plupart des grands autoritaires, les suggestions adroites avaient d’autant plus de prise sur l’obstination de Brunetière qu’il ne se savait pas impressionnable et ne se croyait pas malléable ; les habiles l’influençaient sans trop de peine et sans qu’il en eût conscience. Se fût-il prêté aux compromissions, aux maquignonnages, aux abdications partielles de son opinion sous la discipline d’un parti, bref à toutes les usures de la personnalité, sinon de la dignité humaine, qui assurent seules une action efficace dans les Chambres ? Eût-il résisté à cette lente désagrégation de la volonté individuelle par la collectivité parlementaire qui est le phénomène caractéristique des Assemblées ? — Vaines questions : sa bonne étoile lui a épargné l’épreuve où un redoublement de pessimisme eût fait payer trop cher à notre ami la rançon de ses triomphes oratoires.

Il était d’ailleurs à cette époque accablé par d’écrasantes besognes : direction de la Revue, enseignement à l’Ecole normale où il a laissé un lumineux sillon, campagnes de conférences à l’étranger, histoire projetée de la littérature française et autres travaux qui eussent exigé plusieurs vies. Comment trouvait-il du temps pour les vastes lectures où il renouvelait sans relâche son savoir encyclopédique ? Il lisait avec une rapidité incroyable : le plus gros volume en quelques heures. Sa mémoire prodigieuse en assimilait la substance : jamais de fiches, presque pas de notes. Très malade, il a écrit à Montmorency, sans une note, son dernier et si savant article sur Montaigne. Et sur tous les sujets ses informations étaient de première main, ses références contrôlées dans le texte même des auteurs inconnus qu’il citait avec une coquetterie amusée.

On ne retrouvera pas de longtemps, j’imagine, pareille universalité de connaissances emmagasinée dans un cerveau. Comment le champ fertile fut labouré, ensemencé, Bourget Ta raconté l’autre jour en évoquant les héroïques années de jeunesse qu’il vécut aux côtés de Brunetière. Son récit suggérait une réflexion consolante : il réconciliait avec notre temps ceux de ses fils qui seraient tentés d’en trop médire. Brunetière a plaidé contre son siècle des procès retentissans ; et Bourget juge sévèrement le train des choses dans la France démocratique. Je ne les contredis point ; mais il a bien sa grandeur, le temps où ces deux hommes ont pu monter à leur vraie place, au faîte social, du mouvement naturel d’un bel arbre qui s’enracine et croît sur un sol favorable.

C’est le lieu de jalonner en quelques mots les étapes de la route intellectuelle que Brunetière fraya pour lui-même et pour les esprits qu’il guidait ; elle le conduisit par cent détours au refuge chrétien.

Comme Sainte-Beuve, ce devancier si différent de lui, « il avait fait le tour des choses de ce monde, » lorsqu’il se découvrit la vocation et trouva l’occasion de « s’en expliquer. » C’était son mot de prédilection. Que ces choses dussent être réglées par un ordre rationnel, notre ami n’en douta jamais. Existence d’un ordre dans l’univers, aptitude de notre intelligence à en discerner les lois, puissance qu’a notre volonté d’en modifier l’application aux sociétés humaines, — ces principes étaient pour le jeune philosophe mieux que des axiomes : les suggestions impérieuses d’un tempérament. De bonne heure, il estima Bossuet, si solide sur ces bases fondamentales, et il l’aima de les avoir bien célébrées, dans une langue qui correspondait à ses propres besoins d’ampleur, d’enchaînement et de clarté.

Honnête homme dans tous les sens du mot, l’ancien et le moderne, il était jusqu’aux moelles du XVIIe siècle, du temps où l’homme sûr de son pouvoir ne regardait guère la nature, sinon pour l’assujettir à l’obéissance, pour y imprimer sa marque dans les lignes géométriques et la taille tyrannique des bosquets. A l’égal des gens d’alors, et de ceux du moyen âge qui leur avaient légué une tradition d’ascétisme, notre contemporain nourrissait contre cette nature envahissante et pécheresse les défiances d’un roi menacé dans sa domination. Les beaux paysages, les œuvres d’art qui s’inspirent du sentiment, la musique en particulier, ne lui donnaient le plus souvent que le plaisir subtil d’en bien raisonner. Il fut peut-être le seul grand lettré du XIXe siècle pour qui Rousseau n’avait pas existé, ni le fils aîné de Rousseau, Chateaubriand, et qui n’eût pas dans le sang une seule goutte de leurs délicieux poisons. Il enveloppa dans une même réprobation tous les « naturistes », de Rabelais à Zola, tous les romantiques, esclaves du monde extérieur et de leurs passions, tous les « impressionnistes » déréglés qui osaient substituer lu fantaisie individuelle aux arrêts de la raison abstraite et générale. — « Nos impressions ne doivent entrer pour rien dans la règle de nos jugemens, » répétait-il avec force ; et il avait la candeur de croire que les siens n’étaient jamais déterminés par « une impression personnelle. Dans la maturité de l’âge et de la raison, nous le vîmes revenir sur quelques-uns de ses ostracismes, parler de Rabelais avec une intelligente impartialité, rendre justice à Molière, recevoir le coup de la grâce balzacienne et rédiger pour l’Amérique ce petit chef-d’œuvre, son Honoré de Balzac.

Engagé dans l’histoire littéraire avec sa vaste ambition d’y comprendre et d’y rattacher toutes les idées, notre cartésien devait chercher une méthode, un système, comme l’on dit aujourd’hui, qui lui permît d’enfermer le monde de l’esprit dans une belle ordonnance architecturale. Il crut l’avoir trouvé dans le darwinisme ; et il lui plaisait de « réintégrer » une idée très moderne dans les méthodes philosophiques de l’âge classique. Brunetière conçut alors le dessein d’appliquer la doctrine évolutive aux phénomènes intellectuels. De là l’Evolution des genres, et le plan d’une première histoire de la littérature, qui resta en chemin. Les grands faiseurs de systèmes sont à leur insu des imaginatifs, des poètes ; chez Brunetière, l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie s’équilibraient exactement ; il était trop clairvoyant, trop probe vis-à-vis de lui-même, pour continuer de bâtir avec des matériaux peu sûrs. Il aperçut bientôt la faiblesse de son premier principe, l’impossibilité d’en faire un support pour l’énorme construction qu’il projetait. Il s’en détourna, chercha dans d’autres directions ; non sans revenir de loin en loin à ses premières amours, comme dans cette étude récente et un peu paradoxale sur la Moralité de la doctrine évolutive.

Un temps, il crut qu’Auguste Comte lui donnerait ce qu’il n’avait pu tirer de Darwin. Séduction nouvelle, et qui montre bien comment ce contradicteur du genre humain subissait l’influence des idées ambiantes, avant de se les approprier despotiquement, de les consolider, de s’en servir pour discipliner les esprits qui les lui avaient offertes à l’état flottant. De cette incursion dans le comtisme sortirent l’Utilisation du positivisme et les études similaires. C’était la voie oblique qui l’amenait au but.

De plus en plus blessé dans son amour de l’ordre par l’anarchie croissante dans les idées et dans les faits, il se rapprocha de l’édifice catholique. On le vit d’abord rôder, si je puis dire, autour de la cathédrale, examiner et louer en connaisseur la belle architecture du vaisseau, les commodités qu’il offrait aux foules sans abri. C’était le temps où nous rêvions tous de réconciliation sociale, à la lueur du phare allumé devant nous par le pape Léon XIII. Relisez Une visite au Vatican : Brunetière trouva là un grand esprit de sa famille, qui le comprit et l’aima. N’était-il pas l’un des rares laïques contemporains qui eussent lu la Somme de saint Thomas, le seul capable de récrire cette Somme pour notre âge ? Il sortit du Vatican à demi conquis Peu après, il se risqua dans la cathédrale ; d’un pas lent et loyal, tâtant le terrain, se donnant sur un point, se reprenant sur un autre, il avança jusqu’à l’autel. Au soir d’une journée triomphale pour l’orateur et décisive pour l’homme intérieur, comme il parlait au banquet qui suivit la conférence de Besançon sur le Besoin de croire, il dit : « Je me laisse faire par la vérité.. . » Belle parole qui fut la devise de toute sa vie et devrait être l’épitaphe gravée sur son tombeau. Depuis lors, dans ces « discours de combat » prononcés à Besançon, à Lille, un peu partout, le dialecticien s’acheva en apôtre. Sa fougue généreuse faisait songer à un autre argumentateur apostolique, à saint Paul courant de Damas en Asie Mineure, en Grèce, multipliant les controverses et les épîtres, amenant les Gentils du dieu inconnu à son Dieu connu.

Etait-ce seulement, comme on l’a prétendu, un système éprouvé de doctrine logique et un incomparable outil de gouvernement que l’intellectuel autoritaire venait demander à l’Église catholique ? Nous pouvons bien soulever le voile qui cachait le mystère de cette âme : c’est honorer notre ami que de montrer dans la sienne le souci commun aux plus nobles penseurs de tous les temps, l’angoisse devant le problème de la destinée. Angoisse tragique chez ce véritable contemporain des hommes de Port-Royal. Ses préférences apparentes étaient pour Bossuet : son culte profond allait à Pascal, conseiller naturel de tous ceux que torture le dilemme du terrible pari. — « Brunetière ! avait dit jadis quelqu’un : on le trouvera un jour pendu devant un crucifix ! » De son propre aveu, il se tuait de travail pour ne pas sombrer dans l’abîme du désespoir métaphysique. Comme l’esprit, le cœur avait ses plaies, ses exigences, sa part dans la recherche douloureuse du grand remède. Serait-ce encore Pascal qui le mit sur la voie, avec son mot révélateur, vérifié une fois de plus par le dénouement de ce drame intime ? — : « Console-toi : tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais pas trouvé. »

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Tandis que la belle prose funéraire enveloppait de sa plainte l’ami qui s’en allait au repos, nous songions que ce lecteur insatiable l’avait enfin découvert, le livre vainement cherché parmi tous les livres, celui qu’il avait rêvé d’écrire aux jours ardens îles jeunes ambitions, le livre où tout est contenu ! Ne l’ayant rencontré dans aucune bibliothèque, il s’était rabattu sur l’Evangile ; il y avait trouvé la quantité de lumière et la quantité d’ombre dont l’équilibre contente une raison revenue de ses folles prétentions. Il savait que toute explication de l’univers trop complète et trop claire, fût-elle parée d’une étiquette scientifique, est décevante par sa puérilité. Résigné à faire la part de l’inconnaissable dans une synthèse qui éclairait et apaisait tous les troubles moraux de la conscience, il disait, et très sincèrement, que son intelligence trouvait enfin satisfaction dans les solutions chrétiennes où elle s’était arrêtée.

Victorieux de son tourment idéal par cette conquête d’une certitude spirituelle, il allait être vaincu, durement éprouvé dans ses dernières batailles temporelles. De l’humeur dont il était, il eût voulu servir activement la cause qu’il embrassait, y faire un peu sentir les facultés de direction qu’il se connaissait. Les années de Léon XIII avaient pris fin. Les services et les conseils de Brunetière ne furent pas agréés. Il en souffrit. D’autre part, il avait ardemment désiré la chaire de littérature au Collège de France, couronnement naturel de sa carrière exceptionnelle dans l’enseignement. Au grand scandale du monde universitaire et lettré, cette ambition légitime fut déçue par la véhémence des passions politiques et la pusillanimité des pouvoirs publics. Passons, comme Dante passait, à travers ces limbes où il ne trouvait rien à dire, devant le pâle trembleur qui fit le grand refus. Brunetière prit sa revanche en pourfendant ses vieux ennemis, les encyclopédistes, dans une série de conférences d’où il sortit encore grandi, mais dangereusement meurtri.

Dès le début, ses auditeurs habituels observèrent que son organe, cette voix métallique et souple qui ne l’avait jamais trahi, donnait des signes inquiétans de lassitude. Il se surmena pour aller jusqu’au bout, il y réussit à force de volonté. Au lendemain du dernier effort, la mort prit traîtreusement l’orateur à la gorge ; elle lui ravit d’abord l’arme où il mettait sa confiance, sa joie, son orgueil : la voix. Il s’affligea de cette mutilation comme d’une atroce déchéance. Aphone, lui, Brunetière ! Quand on essayait de le consoler en lui disant : Votre plume vous reste, — il haussait les épaules d’un geste méprisant et désolé. Il le savait bien, qu’il n’était qu’orateur, et qu’en perdant sa parole, comme Samson sa chevelure, il perdait tout. À peine s’il se laissa ramener deux ou trois fois à l’Académie : il entrait avec l’attitude d’un condamné dans cette salle où son éloquence avait gagné toutes les causes qu’elle plaidait.

Lentement, durant deux années, la phtisie le consuma ; elle fit de lui l’être incorporel, spiritualisé, dont nous eûmes la vision pathétique sur le lit où il gisait ; l’affreux mal ne respecta que la pensée, qui n’avait jamais été plus vigoureuse. Avec quelle abondance et quel courage elle se donna, les lecteurs de la Revue le savent. Direction, articles, préface de son livre testamentaire, les Questions actuelles, il mena de front ces travaux jusqu’aux tout derniers jours. Quand la force lui manqua pour écrire, et enfin pour lire, il comprit que l’heure était venue, que c’était fini de combattre, fini d’apprendre, fini d’enseigner, et qu’il allait se faire instruire par l’initiatrice de tout ce qu’ignorent les plus savans. Infiniment las, bien sûr de son droit au repos après la tâche virilement accomplie, il dit : « Je vais m’endormir longuement… » Ce furent ses dernières paroles.

… Et je vais porter ces pages dans sa maison : les premières qu’il n’aura pas vues, depuis le jour lointain où mon premier article passa sous ses yeux. Je ne ressortirai pas éclairé par ses avis judicieux, conforté par son approbation. A quoi bon écrire puisqu’il ne lira pas ? — A lui payer ma dette, à suivre son exemple. Sa fin vaillante dans le travail laisse un magnifique exemple à tous ceux de sa profession. Nous tâcherons, de le suivre, mon ami, partout où votre cher et pur souvenir dictera leur devoir aux vieux compagnons que vous abandonnez.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.